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Chapitre V (2)
Troisième séjour au Pakistan – Jasmine
Enfin Rita-Khadidja et moi embarquons à Zurich sur un vol de la PIA... Le voyage est long et épuisant. Elle est maintenant « très enceinte »... Pour elle, rester assise si longtemps est terriblement difficile. Elle a mal aux jambes, elle a mal au dos... Heureusement l’avion n’est pas trop rempli et elle peut prendre deux places... Les hôtesses, comme d’habitude sont charmantes, elles apportent des boissons, elles essayent d’installer Rita avec des coussins...
Quand nous débarquons à Islamabad, nous sommes accueillies par Osman...
Lui aussi a changé... maintenant il fait tout à fait play-boy... il a même ses cheveux à la Elvis Presley... et il attaque très fort dès le départ...
-« Hello Khady... you are gorgeous... »
-« Ne m’appelle pas par ce raccourci stupide ! »
-« Why... isn’t it smart...smarty Khady... »
Il lui prend le chariot avec ses bagages :
-« Smarty Khady let me take your havy caddie... »
Il est déchaîné... nous deux nous sommes tellement fatiguées que nous ne réagissons pas... Rita se contente de lui lancer :
-« Cretino... »
Avec ces deux là, ils ne vont pas s’ennuyer dans la maison...
Nous arrivons dans un nouveau quartier très moderne et tout à fait différent de celui de la « vieille maison ». La rue est asphaltée. Osman arrête la voiture et klaxonne, le grand portail de fer s’ouvre, nous entrons dans une cour que depuis la rue on ne peut voir. La maison a plusieurs étages. Mais je n’ai pas le temps de regarder car nous sommes immédiatement entourées par le papa, la maman, les sœurs, les frères et une nuée d’enfants... Nos bagages sont emportées dans nos chambres. Pendant que nous nous rafraichissons ils étendent la grande nappe par terre et y déposent du thé et des pâtisseries...
Tout le monde s’assied par terre sauf Khady pour qui on a apporté un fauteuil large et confortable ... elle s’y étale... elle trône...
Nous sommes canardées de questions...
Finalement, les soeurs nous conduisent dans nos chambres... J’ai une vaste chambre avec un excellent lit et une magnifique salle de bains avec eau chaude...
Quand je descends je suis entourée, vraiment comme un membre de la famille.
Tout de suite, je dois leur parler de Sayed, mais aussi raconter mes aventures en montagne...
A part Osman, je reconnais son frère Naveed puis les sœurs Jamila et Fatima.
Je demande où est Jasmina ... Ils se regardent mais ne répondent pas... Le papa se lève, me prend par le bras et me conduit dans le jardin...
-« Jasmine n’est plus là... »
-« Elle est retournée dans la maison de son mari et de sa belle-famille ? »
-« Non, elle n’est plus parmi nous... elle est morte... »
-« Quoi ? elle est morte ? comment ça ? » Quel choc !
Le papa baisse la tête... ses yeux se remplissent de larmes... ils débordent... elles tombent et coulent lentement sur ses joues... il ne parvient plus a parler...
-« Too sad... too sad... » murmure-t-il...
Veut-il dire que tout cette histoire est trop triste ? Que lui est trop triste pour en parler ou bien qu’elle était trop triste pour continuer à vivre ?
Nous nous asseyons dans le jardin, en silence... Il sort son chapelet et commence à l’égrainer, lentement... tout d’un coup il est devenu très vieux...
-« J’aimerais aller sur sa tombe... »
-« Si tu veux nous pouvons y aller... mais les femmes ne doivent pas aller sur les tombes... elles sont trop émotives, elles pleurent... nous ne devons pas pleurer sur les morts... ils sont dans le paradis... maintenant nous devons penser à ses nfants... ils vivent ici, chez nous... »
Pendant ce temps ses larmes continuent à couler comme s’il ne s’en rendait même pas compte...
Je ne saurai pas pourquoi, ni comment Jasmine est morte...
A-t-elle été victime d’un « kitchen accident » ? Comme en Inde, de nombreuses personnes cuisinent sur un petit feu au pétrole... il arrive que ces réchauds explosent et causent des brûlures qui, souvent, sont fatales... ça c’est le véritable « kitchen accident »... Il arrive aussi que la belle-famille arrose la belle-fille d’essence et la brûle vive ... Quand elle est morte, le fils peut se remarier et la famille empoche une nouvelle dot... ça c’est le faux « kitchen accident » que l’on
appelle aussi « dowry murder »... Dans ces pays, la presse locale en parle régulièrement... Pendant mon séjour en Inde, la presse parlera même d’un cas de suttee, l’ancienne pratique hindoue qui consiste à brûler vive la veuve sur le bûcher de son défunt mari, comme le raconte le livre « Pavillons Lointains » de M.M. Kaye. Actuellement on s’étonne de la vague de viols, mais l’Inde a toujours été terrible envers les femmes comme l’écrit Elisabeth Bumiller dans « Puissiez-vous être la mère de cent fils, un voyage parmi les femmes d’Inde ». L’Occident n’aime pas regarder la réalité du Tier-Monde et préfère se créer des légendes romantiques comme Mère Théresa.
Jasmine, a-t-elle été victime d’une espèce de crime d’honneur ? Est-elle simplement morte d’une maladie ? ou de chagrin ? ou s’est-elle suicidée ? Je pense que si elle était morte de mort naturelle on me l’aurait dit, tout simplement... « elle est tombée malade et on n’a pas pu la sauver... » tout simplement... sans tant de mystères...
Je n’irai pas sur la tombe de Jasmine, je planterai des jasmins dans mon jardin...
Et chaque été son parfum flottera autour de nous...
Chaque printemps le chèvrefeuille fleurit entremêlé de clématites et de jasmin...
Le destin des femmes dans le Tiers-Monde... Un ami alpiniste qui, lui aussi, aime le Pakistan m’a raconté ceci :
<<En 1987, le chef de ce village nord-pakistanais nous permet d'accéder à leur alpage d'été, situé tout près de la frontière chinoise. Après cinq journées de marche, nous y rencontrons toutes les femmes, les chèvres, les brebis et les yacks. Une jeune fille (16 ans?) parlait l’Anglais. Elle suivait des études à Karachi et, rentrée chez elle durant les vacances, elle s'occupait des troupeaux, si loin de la ville. Elle était amoureuse d'un pilote de ligne, nous raconta-t-elle. Elle rêvait de l'épouser dès qu'elle aurait 18 ans. Quatre années plus tard, à l'occasion d'un trekking, nous sommes retournés dans ce village. Un ami nous héberge. Il est le chef des porteurs qui nous accompagnent dans ce périple d'une vingtaine de jours. Je lui demande ce qu'est devenue la jeune fille dont question. En gros : ayant appris qu'elle souhaitait se marier à Karachi, ses parents lui ont interdit de sortir de la vallée. Elle n'a pu continuer ses études, au contraire: elle a dû épouser un vieillard de 70 ans qui, en quatre années, lui avait déjà "fait" deux gosses et demi. Elle vivait là. C'est avec la complicité de mon ami et de nombreuses femmes du village que nous avons pu la revoir, subrepticement, incognito, pas longtemps. Alors que, lors de notre premier passage, nous avions vu une jeune fille pétillante, cette année-là, nous avons parlé à une femme éteinte, heureuse de nous voir, certes, mais si triste, si triste. Elle n'a rien osé dire...ses yeux suppliaient. Nous nous sommes vraiment demandés, ma compagne et moi (alors que nous avions organisé ce trekking pour une quinzaine de personnes) si nous n'allions pas la cacher dans un sac et l'emmener jusqu’à la ville. Bref, la faire fuir. Juré: j'aurais pu le faire et je l'aurais fait si mon ami ne m'avait dit (Je m'étais ouvert à lui de ce projet, car il était aussi triste qu'elle): « Je te préviens: si tu agis de la sorte et que tu remets les pieds dans notre vallée ou ailleurs au Pakistan, voire même dans ton propre pays, tu es mort et ta compagne aussi. Personne dans le monde ne peut soustraire quelqu'un aux traditions d'un peuple. » >>
Comment des gens avec une telle mentalité pourraient-ils s’intégrer chez nous en Europe ?
Vouloir mélanger de l’huile avec de l’eau est une utopie comme plonger des personnes originaires de régions tribales dans nos contrées en espérant pouvoir changer les mentalités d’un coup de baguette.
Il y a quelques années nous avons vécu une autre tragédie.
Une famille pakistanaise était venue s’installer dans le Tessin. Leur fille avait grandi ici, avait suivi l’école, travaillait comme vendeuse dans une boutique de lingerie. Un jour ses parents décidèrent de la marier et pour ce faire allèrent au pays chercher le fiancé qui lui était promis depuis sa naissance...
Elle se soumit à leur volonté. Le jeune homme vint vivre chez nous et ainsi dut accomplir un bond civilisationnel depuis les traditions ancestrales tribales à notre monde contemporain... Il ne fut pas capable de comprendre que la mentalité de son épouse était totalement différente de celle de sa mère, ses sœurs et cousines...Il finit par l’assassiner en lui défonçant le crane à coups de marteau...
C’est le même genre de réaction que celle d’un enfant qui ne parvient pas à maîtriser un jouet, le jette par terre et le piétine. Une personne déplacée et dépaysée de combien temps a-t-elle besoin pour pouvoir s’adapter à un autre monde ?
Si mon jeune ami Karim n’y était pas arrivé, dans les meilleures conditions possibles, alors, comment font les autres ?
Le pas suivant c’est de refuser ce à quoi on n’est pas capable d’accéder et de le détruire, ensuite de se retourner contre ce et ceux qui sont devenus la cause de frustration à cause de leur inaccessibilité...
La vie quotidienne s’installe... Il fait encore très chaud... La nouvelle maison est vraiment une construction impressionnante avec cuisine équipée et dans la salle à manger il y a une table magnifique pour au moins vingt personnes... mais c’est dans le petit jardin qu’il fait bon s’asseoir et bavarder quand la brise du soir apporte la fraîcheur et le parfum des fleurs avant que ne se lèvent les fumets de ces mets aromatisés et dont le simple souvenir me fait venir l’eau à la bouche...
Dear Pakistan, je suis revenue...
Chaque soir Jamila réunit les enfants, même le petit dernier qui ne doit pas avoir plus de cinq ans. Tout ce petit monde s’assoit en tailleur avec un coran ouvert sur les genoux. Jamila récite et les enfants suivent le texte avec le doigt puis ils répètent après elle... Elle tient un long bambou et quand l’enfant se trompe elle donne un petit coup de baguette sur la main du mauvais élève... rien de méchant mais quand même de la discipline...
Cette famille parle l’Urdu tandis que le coran est écrit en Arabe. Ces deux langues ont une écriture semblable mais sont différentes. Que comprennent ces enfants ? Qu’en comprend Jamila elle-même ? Mais ce n’est pas comprendre qui importe, c’est réciter... la mélopée, la suite de sons qui envoûtent comme la récitation d’un mantra... Une grande paix s’installe... comme lorsque nos grand-mères récitaient le chapelet quand, le soir, nous étions assis autour du poêle de Louvain avec nos pieds bien au chaud juste en-dessous de la grosse boule de fonte rougie par le charbon incandescent qu’elle contenait... Personne ne se demandait ce que signifiait le « je vous salue Marie » ni le « notre père »... C’était tout simplement la récitation d’un mantra comme tous les mantras... qui apportent la paix du soir et assurent un sommeil calme pendant la nuit...
A suivre...
Et vous, qu'en pensez vous ?