Voilà que deux « journalistes » se font piquer en flagrant délit, cherchant à faire chanter Mohammed VI à hauteur de deux, voire trois millions d’euros ! Contre le versement de cette somme, ils auraient renoncé à la publication d’un nouveau brûlot contre la monarchie marocaine. Ils ont été interpellés, au sortir d’un palace parisien, avec en poche un premier acompte de quelque 80 000 euros en petites coupures. Le premier - Eric Laurent - fait part aux enquêteurs de ses soucis d’argent, la seconde - Catherine Graciet - se dit passionnée d’équitation (ça coûte) et désireuse de se mettre au vert (ça coûte aussi) pour écrire une biographie historique.
Leur ligne de défense, bien sûr, est de crier au loup en prétendant être tombés dans un piège… Toute honte bue, l’un des auteurs a déclaré au Parisien du 31 août dernier : « je pense même qu’une tentative de corruption, cela ferait un beau chapitre d’ouverture » (sic). Les éditions du Seuil chercheraient-elles à tirer profit de cette histoire ? Aux fonctionnaires compétents de trancher. Quoi qu’il en soit, la corporation du journalisme français, qui ne jouit pas d’une irréprochable réputation, n’en sort pas grandie. Si la plupart des confrères ne se risquent pas à cautionner une telle pantalonnade - même si certains proches tentent d’accréditer la thèse de la machination -, le discours dominant consiste à répéter que tous les métiers ont leurs moutons noirs ! C’est un peu court, mais c’est surtout passer à côté de l’essentiel. Car cette affaire est le symptôme d’un journalisme dominé par l’émotion, la sensation et le faux scoop, d’un journalisme sans foi ni loi, sans contrôle ni sanction, qui dérive structurellement, en toute impunité, depuis longtemps déjà.
« La presse : pouvoir sans responsabilité », déplorait le philosophe Jürgen Habermas ; en France plus que partout ailleurs, en Europe ou aux Etats-Unis, les rapports incestueux entre journalistes, politiques et hauts fonctionnaires font figure de sport national. Pourquoi alors cette affaire risque-t-elle d’échapper à la loi franchouillarde de l’omerta et de l’impunité qui masque habituellement ce genre de fait-divers ? Parce que nous sortons d’un an et demi de glaciation de la relation bilatérale franco-marocaine, à la suite de nombre de péripéties barbouzardes pas très glorieuses non plus. Les bons rapports Paris/Rabat venant tout juste d’être rétablis, ni l’Elysée, ni le Quai d’Orsay n’ont intérêt à ébranler à nouveau une relation traditionnellement donnée en exemple depuis la décolonisation, et cela pour un livre, on peut le subodorer, de peu de portée.
Selon nos informations, les services français compétents ont reçu l’ordre, du plus haut niveau de l’Etat, de traiter le dossier « avec la plus grande rigueur et le suivi nécessaire ». Dans un Etat de droit, on a envie de dire que c’est la moindre des choses, mais ce n’est pas forcément la règle au pays des élites parisiennes, microcosme qui se considère souvent comme au-delà du droit. Les précédents sont légion, aussi accablants mais moins stigmatisés par le flagrant délit. Ils témoignent depuis longtemps de l’orwellisation du journalisme français dominant, qui confond l’information et la communication, les faits et les commentaires, les événements et leur traduction par la morale en cours, le vrai et le faux, au nom de la recherche du « scoop », de l’audience et de la notoriété.
Trois pays arrosent régulièrement des journalistes, des personnalités ou des « chercheurs » parisiens pour des travaux, qu’ils soient de renseignement classique, de communication ou d’influence : les Etats-Unis, Israël et le Maroc. Le payroll de chacune des ambassades de ces pays est parfaitement connu de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), les bénéficiaires les plus assidus ayant fini, au fil des années, par être identifiés au sein même de leur profession. Tout le monde sait, mais personne ne dit rien, d’autant qu’en général le « flag » est moins évident que dans le cas de nos pieds nickelés maîtres-chanteurs.
Tout aussi notoires, les « ménages » auxquels s’adonnent nombre de journalistes connus ne sont guère plus reluisants en matière de déontologie de l’information et d’indépendance de l’esprit. L’exemple vient de haut, notamment avec l’épouse d’un ancien ministre des Affaires étrangères dont les « heures supplémentaires » grassement tarifées ont défrayé la chronique à de multiples reprises, sans que cela n’affecte en rien la suite de sa carrière, puisqu’elle est toujours aux commandes d’une émission de l’une des grandes stations du service public. Et à quel prix ! Mais, là-aussi, l’omerta couvre ces pratiques douteuses d’une chape de plomb. Le mari de la « femme de ménages » s’était lui-même illustré en pompant des rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qu’il revendait à prix d’or à quelques pays africains. Au Quai d’Orsay, ce curieux attelage a même été rebaptisé « les Thénardier », du nom du couple le plus âpre au gain des Misérables de Victor Hugo !
Chacun se souvient aussi de la fausse interview de Fidel Castro, fabriquée à partir des rushes d’une conférence de presse du Lider Maximo entrelardés de questions enregistrées après coup par le présentateur du 20 heures de TF1, qui a eu mission de nous informer pendant plus de vingt ans ! Dans beaucoup de pays, l’auteur d’une telle forfaiture aurait vu sa carrière s’interrompre brutalement. Mais, au pays des droits de l’homme et de la liberté d’expression, il ne s’est rien passé, et les pairs de cette star du journal télévisé ont, comme d’habitude, crié à la machination. Ce grand « journaliste » s’est vu confier d’autres grandes missions d’ « information » et continue d’écrire, avec son frère, des livres sur Lawrence d’Arabie.
La corruption idéologique et le trafic d’influences constituent d’autres travers de ce petit milieu très enclin à nous faire la morale. Les exemples foisonnent, tel le quotidien Libération qui missionne régulièrement une « journaliste indépendante » comme envoyée spéciale en Syrie, alors que celle-ci milite au sein de plusieurs organisations qui veulent la peau du régime baathiste ; ou comme différentes chaines de service public qui font régulièrement appel à un ancien porte-parole de l’extrême-droite libanaise, présenté comme le directeur d’un Observatoire de pays exotiques ! La même remarque vaut pour un « chercheur indépendant » qui donne dans la « géopolitique » des Proche et Moyen-Orient, après avoir été sous-officier dans l’armée israélienne sur le plateau du Golan, s’avoue volontiers « sharonien » et est encore lié au Beitar, un groupuscule de l’extrême-droite israélienne.
La même tolérance complice a cours aussi pour nombre d’islamologues patentés, émargeant aux largesses financières d’émirats soutenant la Confrérie des Frères musulmans, voire d’autres officines ouvertement salafistes. Bien sûr, chacun a le droit d’avoir son passé, mais la moindre des honnêtetés devrait consister à en rappeler les traits dominants afin que l’on comprenne bien qui parle et d’où il parle ! Le contrôle des sources et la rigueur déontologique devraient s’appliquer aussi aux commentateurs et aux « experts » qui envahissent désormais les plateaux, les studios et les colonnes de la presse écrite.
Tous ces cas de figures, comme la petite histoire marocaine qui ouvrait notre propos, finissent toujours par revenir à l’argent : comme si certains de nos grands « journalistes » dits d’ « investigation » avaient des fins de mois de plus en plus difficiles… Certes, les tendances lourdes de la presse moderne à l’heure de la mondialisation néolibérale ne sont pas étrangères à cette évolution morbide, mais pourquoi l’orwellisation du journalisme est-elle à ce point plus prononcée en France qu’ailleurs ? Avant de jouer les chevaliers blancs infligeant des leçons de morale à toutes les républiques bananières du monde, les journalistes parisiens feraient bien de commencer par balayer devant leur porte, sous leur lit et dans ce qui peut rester de leur conscience professionnelle.
Richard Labévière, 8 septembre 2015
Bel exemple de la qualité de la majorité de nos journalistes français actuels … Ils ont tous les droits : salir les gens avant que la justice ( qui soit- dit en passant ne vaut guère mieux… ) ait fait son travail, ne “révéler” que ce qui les arrange pour faire passer leurs propres opinions et intérêts, ne jamais parler de ce qui par contre va à l’encontre du message à faire passer dans l’opinion, ne pas révéler leurs “sources (?)”…. tout cela avec aides de l’état et avantages fiscaux et autres… au nom d’une déontologie dont ils ont oublié depuis longtemps le sens.
En voilà deux qui sont pris la main dans le pot de confiture, mais combien d’autres se servent de leur métier uniquement à des fins personnelles ?
Graciet et Laurent sont stupides : ils se seraient adressés à l’attaché culturel de l’ambassade en disant qu’ils cherchaient un éditeur Marocain à qui céder les droits mondiaux de leur tochon en vue d’une publication, le résultat aurait été le même, mais en toute légalité. Seule différence : ils auraient probablement dû payer des impôts. Comme quoi la cupidité rend con !
Bon article. Juste un petit oubli. Les Editions du Seuil ont annoncé que le contrat était rompu. Difficile de les soupçonner de “chercher à tirer profit de cette histoire”.