L’officier supérieur d’un service européen de renseignement pointe son doigt sur la carte générale du Yémen (cote BH/Y-235) en expliquant que tous les aéroports du pays ont été entièrement détruits par les derniers raids saoudiens ; tous, sauf un ! Celui de Moukalla : dénomination internationale Riyan-Airport. Ensuite, il exhume de sa sacoche trois clichés satellitaires (datés du 4 mai dernier), montrant deux avions-cargo qui manoeuvrent sur le tarmac. Sur l’une des photos, on distingue un engin en train de décharger des caisses, vraisemblablement de missiles Tow[1]. « Nous n’avons pas pu identifier avec certitude la nationalité de ces appareils dont les immatriculations ont été masquées. Mais d’après nos analyses des mouvements aériens desservant Moukalla, on peut avancer avec une marge d’erreur infime, qu’ils proviennent de la base d’Al-Kharj, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Riyad ».
Notre interlocuteur estime que les forces aériennes saoudiennes ont épargné l’aéroport de Moukalla à la demande des chefs d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Depuis que ces jihadites ont pris le contrôle de l’état-major du chef-lieu du Hadramaout, la 2ème région militaire du Yémen - le 3 avril dernier -, plusieurs officiers de liaison saoudiens se sont installés dans la tour de contrôle de Riyan-Airport. Lors de cette prise de contrôle, le commandant de la 2ème région s’était retiré avec ses troupes sans combattre, abonnant aux jihadistes plusieurs chars d’assaut et blindés. Les 400 terroristes libérés des prisons de la ville avaient aussitôt rejoint les katiba d’AQPA. Ainsi, avec l’aide de Riyad, cette ville de 200 000 habitants, port prospère et important centre de pêche à quelques encablures du sultanat d’Oman, est devenu l’épicentre, sinon le quartier général d’Al-Qaïda au Yémen…
Ainsi, Riyad compte sur ces terroristes pour endiguer l’inexorable progression des unités yéménites houtis (chi’ites) sur Aden et dans l’ensemble du Hadramaout. Hormis sa fonction stratégique d’état-major de la 2ème région militaire, Moukalla est, également le terminal gazier des différents blocs exploités par TOTAL. Jusqu’à ces derniers mois, le groupe pétrolier français avait réussi à négocier un gentlemen-agreement avec les factions islamistes afin de préserver l’oléoduc (qui traverse l’ensemble du territoire sous le contrôle d’Al-Qaïda) et les autres installations permettant l’exportation du gaz liquéfié, principale ressource du pays. Mais, à la fin de l’année dernière, les relations entre le pétrolier français et les islamistes de Moukalla se sont brusquement détériorées en raison d’une « augmentation inouïe » des montants exigés par les islamistes. Cette évolution est « certainement à mettre en rapport avec les attentats terroristes qui ont ciblé la France en janvier 2015 », explique un enquêteur de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), « rappelez-vous que les frères Kouachi, auteurs des premières attaques[2], ont répété - à trois reprises - qu’ils agissaient au nom d’Al-Qaïda au Yémen ! Sur le moment, personne n’a compris la signification de cette insistance… »
Dans ce contexte, il est d’autant plus curieux de voir la diplomatie et les « éléments de langage » de la présidence de la République française se féliciter de leurs amitiés et choix proche et moyen-orientaux. Du général de Gaulle jusqu’au chiraquisme finissant, les commentateurs politiques parlaient volontiers de « politique arabe de la France ». Evoquant les voyages de « François d’Arabie », la presse parle désormais de « politique sunnite ! », sans même que cette aberration ne soulève les questions, sinon les doutes, tant l’expression sur le sujet est strictement muselée, sinon carrément censurée ! Force est de constater qu’on ne lit rien, on ne voit rien, ni n’entend rien de pertinent sur la guerre du Yémen et l’Arabie saoudite dans la grande presse française… Il faut dire que l’enjeu est de taille et fait paniquer le CAC-40 : les exportations française en Arabie saoudite - pour le seul secteur de l’armement -, représente pas moins de 35 milliards de dollars !
Par conséquent, nul besoin d’être grand devin pour interpréter le vrai sens de la présence de François Hollande (sa cinquième visite) à Riyad pour la dernière réunion du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) : la France et Laurent Fabius mettront tout en œuvre afin de faire échec à l’accord international sur le nucléaire iranien, d’ici la fin du mois de juin prochain… En cherchant à contenter ainsi Riyad et Tel-Aviv, Paris prend un grand risque dans un contexte qui n’a pas encore dit toutes ses ruses.
En effet, trois dynamiques incompressibles risquent pourtant de bientôt rappeler Paris au réel : l’opération militaire saoudienne au Yémen est en train de tourner au fiasco et finira par se retourner contre ses initiateurs ; des soulèvements chi’ites ont régulièrement lieu dans la grande province pétrolière de la monarchie sans que la presse occidentale ne se donne la peine d’en mesurer l’ampleur et la signification ; enfin, les révolutions de palais à répétition sont loin d’être terminées et la messe n’est pas dite (c’est le cas de la dire !) dans la monarchie wahhabite… Le nouveau roi Salman n’est pas assuré de rester durablement sur le trône et le prince Nayef (l’homme des Américains) pourrait prochainement le pousser à une retraite anticipée, sinon vers les profondeurs spirituelles d’une résidence surveillée…
Même si elle rapporte pour l’instant quelques milliards de dollars, pas si simple la politique sunnite ! Elle pourrait même tourner au fiasco si elle n’intègre pas les grandes inconnues concernant l’évolution des scènes yéménite, syrienne, libyenne, et plus largement, sahélo-saharienne… Sans compter, qu’un jour, l’implication de l’Arabie saoudite et des autres pétromonarchies dans le financement de l’islam radical, apparaîtra au grand jour !
Richard Labévière, 22 mai 2015
[1] Le BGM-71 TOW (Tube-launched, Optically-tracked, Wire-guided) est un missile antichar filoguidé conçu aux États-Unis et entré en service au début des années 1970. Il a été remplacé ensuite par le TOW 2 plus puissant (+2 kg de charge explosive).
[2] Chérif Kouachi, né le 29 novembre 1982 dans le 10e arrondissement de Paris, et Saïd Kouachi, né le 7 septembre 1980 à Paris, tous les deux morts le 9 janvier 2015 à Dammartin-en-Goële, sont des terroristes de nationalité française auteurs de l'attentat contre le journal Charlie Hebdo, qui a eu lieu à Paris le 7 janvier 2015 et a entraîné la mort de douze personnes. Ils se sont revendiqués d'Al-Qaïda du Yémen.
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