Apparemment, tout sépare ces deux figures de la théorie et de la pratique politique modernes. Le réactionnaire est tourné avec nostalgie vers le passé et se désole de sa disparition. Où est passée ma bien-aimée république se demandait Tite-Live dans l'empire romain naissant, un peu comme Zemmour se demande aujourd'hui où est passée sa chère France. A partir de sa nostalgie, le réactionnaire élabore un modèle de restauration des valeurs républicaines, monarchiques ou patriotiques. A moins qu'il ne soit poète et se contente de ruminer sa nostalgie d'un paradis perdu, parfois avec génie comme un Milton ou un Baudelaire !
Rien de tout ça avec le révolutionnaire. Pour lui, pas question d'un retour au passé. Comme le dit l'Internationale, "du passé faisons table rase". Le révolutionnaire attend tout du futur et des forces d'émancipation qui vont s'y manifester, voire s'y déchaîner. On ne peut pas faire l'omelette d'un nouveau monde sans casser des œufs, s'exclame-t-il volontiers, se tournant alors vers le terrorisme comme prélude à la Révolution.
Mais à y regarder de plus près, l'opposition entre révolutionnaires et réactionnaires est très loin d'être aussi tranchée qu'on pourrait le croire. En effet, à moins de se résoudre à trépigner au son de quelque tambourin, comme les Turlupins au Moyen Age,[1] il faut tout de même bien esquisser un futur. Casser les remparts d'une vieille cité, d'accord, mais où est le plan de la nouvelle ? Certes, on peut vouloir faire tout sauter sans se soucier du lendemain, comme certains en 68, ou les djihadistes aujourd'hui. Mais avec ce prophétisme de bazar, les déconvenues ne sont pas loin, à moins de pouvoir gesticuler dans le vide comme Cohn-Bendit dans le parlement européen.
L'antiquité était une source d'inspiration pour ceux qui prirent la Bastille. Quelques décennies plus tard, Tocqueville montra que la Révolution française avait ses sources dans l'absolutisme de la monarchie française. Il est douteux qu'un homme puisse se révolter contre le monde sans se référer, consciemment ou inconsciemment, à ce qui a existé avant.
Nous ne pouvons pas nous résoudre à un temps qui ne viendrait de nulle part et n'irait nulle part. Si tel était le cas, nous nous métamorphoserions en Sisyphe poussant chaque matin notre rocher jusqu'en haut d'une montagne pour le voir rouler, chaque soir au-bas de cette même montagne. Cette image terrifiait Camus. Moi aussi ! Nous tentons donc de faire partir la ligne du temps d'un point qui n'est pas en elle, comme le Jardin d'Eden à l'origine ou une Jérusalem céleste à la fin. Ainsi échappons-nous ou croyons-nous échapper à l'absurdité d'une vie ne venant de nulle part et n'allant nulle part. Jusque-là, pas de problème.
Les choses se gâtent lorsque l'attente d'un nouveau royaume devient impatience, voire frénésie. Alors les sectes apocalyptiques se multiplient qui veulent détruire un monde devenu si pestilentiel, méphitique, abject, que tout ce qui permet de le détruire devient légitime. Egorgements, viols, exterminations sont autant d'étapes à franchir pour retrouver la pureté des origines, une communauté immaculée, sans propriété privée et purifiée de toute vilenie. Quant à ceux qui égorgent, violent et massacrent, ce sont des saints ou des élus puisqu'ils font passer l'humanité des ténèbres à la lumière.
Personne n'a mieux mis en évidence ce mécanisme satanique que Norman Cohn dans son livre The Pursuit of the Millenium.[2] Il montre que les horreurs du vingtième siècle ressortissent au même mécanisme que celui qui a conduit les innombrables sectes apocalyptiques du Moyen Age à semer mort et désolation autour d'elles.
Lorsque Norman Cohn a ensuite cherché à repérer les groupes sociaux au sein desquels s'est développé ce mécanisme satanique,[3] il a découvert qu'il tire sa force de "l'existence d'une population flottante marginale qui ne dispose d'aucun moyen légal et institutionnel pour exprimer ses doléances et que cette même population attend qu'un prophète les constitue en groupe autonome."
Une population flottante et marginale en attente d’un prophète... Pourquoi ai-je le sentiment qu'une telle population est à la fois dans l'Europe et sur des bateaux qui se rapprochent de ses côtes ?
Jan Marejko, 4 mai 2015
[1] Les Turlupins étaient des groupes de personnes nues sillonnant la campagne tarentaise. Ils s'inspiraient des préceptes de Perronne Dauban, une jeune bergère de Glussy qui à l'age de 15 ans voulait vivre dans la nudité. Ils n’étaient qu’une des nombreuses sectes qui se développèrent au Moyen Age. On peut les comparer aux Femen d’aujourd’hui.
[2] Traduit en français sous le titre Les fanatiques de l’Apocalypse, Julliard, Paris, 1962.
[3] Léon Poliakov parle aussi de ce mécanisme dans son livre, La causalité diabolique, Paris : Calmann-Levy, 2006. Préface de Pierre-André Taguieff.
Comme tous les Français de coeur, je pense et surtout constate, que notre civilisation va disparatire . 2 millénaires de civilisation vont être annéantis. Nos dirigants surtout socialistes, en porteront la esponsabilité.Est_il trop tard pour réagir et sauver notre héritage? J’espère que non.?
En effet, révolutionnaires et réactionnaires ont cela en commun que, s’ils sont extrêmement déterminés, il sont prêts à utiliser la violence pour arriver à leur fin.
Et c’est aussi cela qui les réunit: prétendre avoir une finalité (ou que l’Histoire en ait une, passée ou future).
Quant à ces djihadistes qui nous préoccupent actuellement ils sont un parfait exemple de réactionnaire intolérant et violent, jusqu’au reniement de ses propres principes.
Article dense. Ma pensée flotte autour. Je me demande d’où vient l’expression « ça me turlupine ». Puis Eden, « gan beeden ». Gun, canon, vient de « gan », enceinte protectrice (Fabre d’Olivet). Enceinte dont il fallait sortir, pour remplir. Au lieu de s’en être éjecté! Ainsi, on se référera toujours au but, disons au « bien ». Remplir… Mais le résultat ne pourra jamais être mangeable! L’homme ne peut retourner dans la jardin et en sortir normalement. C’est impossible. Mais « l’homme » continue d’y croire. Et de foutre la merde chaque fois qu’il veut imposer le Bien. Il est vrai que du bien a été fait, mais qui sait comment? Quand on veut reproduire une recette, la vie se dérobe. Si Dieu n’est avec les bâtisseurs ils bâtissent en vain.
Un jour j’ai eu un jeune brésilien sous mes ordres. Il travaillait remarquablement bien! Je l’ai complimenté et, à ma grande surprise, il a viré du tout au tout! J’ai été, un bref instant, tenté de le réprimander, de le fustiger. Mais j’ai compris que j’avais commis une erreur, sur le plan de la vie. Comme si je m’étais interposé entre sa conscience et lui. Je ne sais comment dire. Je suis donc demeuré coi. Quinze jours après il avait retrouvé sa joie. Voyez-vous? Je n’ai rien fait. Je déteste les trucs de serpents. Je les hais. Et j’ai reçu le talent de les renifler.