La Suisse reste sur la défensive. Jusqu’où la France a-t-elle les moyens d’imposer sa volonté à la place financière suisse?

 Philippe Braillard, Université de Genève

Depuis l’éclatement de la crise financière mondiale de 2008, les relations franco-suisses ont été marquées par de nombreuses tensions de nature fiscale. Paris a en effet exercé des pressions croissantes sur la Suisse. Il est donc légitime de s’interroger sur les ressorts de ce processus et de se demander si notre voisin serait en mesure de conduire avec succès à l’égard de la place financière suisse des actions du même type que celles des autorités américaines.

Lors des sommets du G20 de 2009 et de 2011 le président Sarkozy prit pour cible les paradis fiscaux. Il dénonça fermement les «déficiences» suisses en matière de fiscalité. Il n’est donc pas étonnant que, dans le cadre du Forum mondial de l’OCDE sur la transparence et l’échange de renseignements en matière fiscale, la France, qui préside le Groupe d’examen par les pairs, se soit fortement engagée pour faire obstacle à la Suisse lors de l’examen dit de phase I). La Suisse  fut ainsi le seul membre de l’OCDE à être recalé lors de cette évaluation.

Après l’élection de François Hollande, les tensions ne firent que s’accentuer. La France, dont la dette abyssale ne cessait de croître, recherchait désespérément de nouvelles recettes fiscales. Elle engagea donc une lutte sans merci contre l’évasion fiscale de ses contribuables. L’éclatement du scandale Cahuzac ne fit que renforcer la détermination française à être implacable contre la fraude fiscale. La Suisse et son système bancaire furent ainsi une cible privilégiée du «choc de moralisation» annoncé par la présidence française.

Le comportement des autorités policières et judiciaires françaises dans l’affaire Falciani, notamment les pressions exercées sur les dirigeants de la banque Reyl, témoigna bien de ce climat dégradé. En outre, dans la foulée de l’affaire Cahuzac, un nouvel arsenal anti-fraude fut mis en place, avec la création d’un délit de fraude fiscale commise en bande organisée, constituant une circonstance aggravante, ainsi qu’avec l’autorisation d’exploiter des fichiers volés.

La mise en examen, en mai-juin 2012, d’UBS France et d’UBS AG pour démarchage bancaire ou financier illicite, puis, en juillet 2013, celle d’UBS AG pour blanchiment aggravé de fraude fiscale, assortie d’une caution de 1,1 milliard d’euros, en raison d’une amende encourue pouvant aller jusqu’à 5 milliards d’euros, ajoutèrent un nouveau chapitre aux actions musclées conduites par la France contre l’évasion fiscale de ses contribuables en Suisse. S’y ajoutèrent, en novembre 2014, la mise en examen par la justice française de la filiale suisse du groupe bancaire britannique HSBC pour blanchiment aggravé de fraude fiscale, puis, en janvier 2015, le lancement de trois mandats d’arrêt contre d’anciens collaborateurs d’UBS.

Deux autres dossiers, eux aussi de nature fiscale, alimentèrent ce processus de tension entre les deux pays. Le premier concerne la convention franco-suisse de 1953 sur la double imposition en matière de successions, que la France menaça de dénoncer si la Suisse n’en acceptait pas la renégociation. Craignant un vide juridique conventionnel et en panne de véritable vision stratégique, le Département fédéral des finances céda sur l’essentiel en acceptant en 2012 une convention renégociée très défavorable à la Suisse et allant à l’encontre des pratiques généralement admises en droit fiscal international. Ce projet fut finalement rejeté par les parlementaires helvétiques, ce qui conduisit la France à dénoncer la convention de 1953.

Deuxièmement, la France remit en question en 2014 le statut binational de l’aéroport de Bâle-Mulhouse en cherchant à imposer la fiscalité française aux entreprises suisses actives sur cette plateforme. Cela ne manqua pas de susciter de vives réactions, car une telle mesure était non seulement contraire à la convention de 1949, mais elle risquait de remettre en question la viabilité même de cette infrastructure.

Face à ces divergences de fond sur ces dossiers fiscaux, des efforts ont certes été entrepris par les deux gouvernements pour permettre d’apaiser les tensions et de conduire un dialogue structuré. C’est ainsi qu’un accord a pu se faire sur la modification de la convention de double imposition franco-suisse de 1966 sur le revenu et la fortune, ce qui permit de faciliter quelque peu la coopération administrative en matière fiscale entre les deux pays. Par ailleurs un déblocage du dossier de l’Euroairport de Bâle-Mulhouse a pu finalement intervenir, la France ayant reculé quant à ses exigences fiscales exorbitantes. Toutefois, en dépit des bonnes intentions exprimées de part et d’autre et de ces quelques avancées, l’attitude de Paris est restée très ferme, voire intransigeante. En témoigne l’intervention du ministre français des finances, qui s’opposa à une solution transactionnelle envisagée entre UBS et le ministère français des finances, en arguant qu’ «on ne solde pas la fraude». On est donc en présence d’une forte politisation de cette affaire judiciaire, ce qui démontre les limites d’un discours officiel apaisant  et donne à penser qu’au-delà de la banque UBS, c’est bien la Suisse qui est fortement mise sous pression.

Il faut néanmoins reconnaître que l’attitude très dure et rigide des autorités françaises, qui contraste fortement avec le pragmatisme dont a fait preuve l’Allemagne, est en bonne partie déterminé par des enjeux de politique interne. Un gouvernement, dont le ministre des finances s’est fait prendre la main dans le sac pour fraude fiscale, se doit d’être intraitable en la matière; cela d’autant plus s’il est contesté au sein même de sa propre majorité. Les déclarations et dénonciations outrancières prononcées contre la Suisse et sa place financière n’ont donc rien d’étonnant. Il en est ainsi de l’influent député socialiste Yann Galut, accusant notre pays d’être «le coffre-fort de l’évasion fiscale du monde entier» et appelant à un durcissement de la politique de son gouvernement à l’égard de la Suisse. Il en va de même de l’appel lancé, au lendemain de l’éclatement de l’affaire Swissleaks, par un groupe de jeunes socialistes français dans une tribune de Mediapart sous le titre «Déclarons la guerre à la Suisse», appelant à engager une guerre des tarifs douaniers contre la Confédération, considérée comme un Etat nocif. Dans la même veine, on peut mentionner les cris de colère de plusieurs parlementaires français lors de l’interpellation par la justice suisse de Pierre Condamin-Gerbier, pris en flagrant délit de mensonge et de violation du secret bancaire, alors qu’il se présentait indûment comme un lanceur d’alerte.

Au-delà de ces péripéties, un constat s’impose: la justice française a engagé des actions très dures et résolues envers deux établissements bancaires suisses, en cherchant indéniablement à s’inspirer des méthodes pratiquées par les Etats-Unis. La France a-t-elle les moyens de ses ambitions? Est-elle en mesure de porter des coups très durs à la place financière suisse, en lui faisant payer très cher sa pratique du secret bancaire et d’accueil de fonds non fiscalisés dans le passé?

Il ne fait pas de doute que les banques suisses qui auraient violé la loi française en conduisant des activités illicites de démarchage de clients sur sol français ne sauraient échapper aux sanctions de la justice hexagonale. La situation est toutefois fort différente pour les activités d’accueil et de gestion sur le territoire suisse de fonds non fiscalisés. Certes, les tribunaux français sont compétents pour connaître des crimes et délits commis par des étrangers en dehors du territoire français lorsqu’ils peuvent être qualifiés d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou aux éléments essentiels de son potentiel économique. Il peut en théorie en être ainsi des délits qualifiés en France de fraude fiscale ou de blanchiment et qui auraient été commis par les intermédiaires financiers ayant géré en Suisse de l’argent non fiscalisé de contribuables français. Bien que n’ayant aucunement violé les lois suisses, ces intermédiaires pourraient être poursuivis en France pour fraude fiscale aggravée commise en bande organisée.

La question centrale est toutefois de savoir si, à l’instar des Etats-Unis, la France a les moyens d’imposer ainsi sa loi et si, en d’autres termes, les affaires UBS et HSBC sont annonciatrices d’une action plus large qui pourrait toucher de nombreuses banques suisses. La réponse est clairement négative, à condition toutefois que le Conseil fédéral fasse enfin preuve de fermeté, de vision stratégique et de capacité d’anticipation, plutôt que de céder, comme il l’a fait trop souvent par le passé, face aux pressions extérieures. A l’évidence, la France n’a de loin pas les moyens dont disposent les Etats-Unis, forts de leur puissance financière et économique mondiale et de leur dollar. La justice française ne pourrait donc conduire avec succès une action généralisée et de grande ampleur contre les banques suisses. Le montant très élevé de la caution qu’a dû verser UBS en France et les chiffres astronomiques articulés quant à l’amende à laquelle la banque pourrait être théoriquement condamnée ne doivent ainsi pas conduire à des généralisations et extrapolations qui ne pourraient qu’être abusives.

Philippe Braillard, 24 mars 2015

Première Parution : L'Agefi, 24 mars 2015 et revue de presse d'UNIGE

 

 

6 commentaires

  1. Posté par Ueli Davel le

    Groudonvert, EWS est une dangereuse incapable et insolente. Elle est un peu comme ses fonctionaires de l’ OCDE, de l’UE. Ils sont autoproclamé, personne ne les a élu et ils nous dictent leurs règles. Elle ne représente pratiquement rien et mène notre pays à la ruine!

  2. Posté par groudonvert le

    Mme Widmer Schlumpf, capable d’avoir une vision stratégique pour son pays ? Ok, ben très bien.

  3. Posté par Charles le

    Si notre pays veut survire aux deux rapaces que sont les USA et l’UE, notre Conseil Fédéral et surtout nos entreprises doivent re-orienter leurs stratégies d’affaires. La plupart des médias annoncent la fin du Dollars et celui de l’Euro car ses deux partenaires économiques n’ont aucun contrôle dans leur budget et encore mois dans leur capacité à rembourser leur dette incommensurable. L’avenir se trouve en Asie, Russie et en Inde. Le bon sens appelle à la diversité. Il serait intéressant de connaître les statistiques de nos deux grandes banques ayant des affaires aux USA. Les bénéfices engrangés depuis leur expansion devraient tout juste couvrir les pertes et amendes payées. L’UE et les USA sont en faillites, mais personnes ne veut le croire. De nos jours, les lois, conventions, traités internationaux sont constamment violés. Et, lorsqu’ils ne les sont pas, vite on créer des nouvelles. Tous les moyens sont bons pour contraindre son concurrent. Il ne serait pas étonnant qu’une guerre s’ensuive afin de remettre les compteurs à zéro.

  4. Posté par Malaga le

    Les Français et les Américains exercent des pressions sur la Suisse ? Ils auraient tort de s’en priver face à des autorités suisses aussi faibles. Ils défendent leurs propres intérêts, rien de plus normal, et ils peuvent compter sur de multiples relais en Suisse tel M. Levrat entre autre.

  5. Posté par Pierre H. le

    “La Suisse reste sur la défensive.”

    La meilleure défense, c’est l’attaque ! Mais c’est pas avec les abruti(e)s qu’on a au CF que ça risque d’arriver…

  6. Posté par top gun le

    Une simplification à tout ça? Pourquoi ne ferait-on pas comprendre et à l’un que s’il s’évertue dans cette voie, nous sanctionneront aussi par des blocages aux frontières des travailleurs(qui eux n’y peuvent rien) et… une future collaboration intensive avec la Chine et la Russie à l’autre,(US) s’il ne cesse cette politique d’harcèlement incessante contre la Suisse !? Il fallait d’ailleurs profiter du passage du grand voyageur politique US (Kerry) qui semble bien se plaire chez nous pour le lui rappeler. Toutes les occasions sont bonnes pour de tels rappels.

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