Quand j'étudiais la philosophie à l'université de Genève, j'avais un professeur qui me rendait très perplexe, Alexis Philonenko. D’un côté il me fascinait parce qu'il paraissait sortir d'un roman de Dostoïevski. D'un autre côté, il énonçait d’insupportables âneries, comme celle-ci : comprendre un auteur, c'est comme démonter un moteur de Chrysler. Descartes, un moteur ?
C'était le règne du structuralisme, de la déconstruction, modes intellectuelles qui ont fait tant de mal à la culture en Occident. Un auteur n'est pas une chose morte, comme un moteur, voire un cadavre, mais une pensée qui vit dans la matière d'un texte. Il ne s'agit pas de le soumettre à une vivisection, mais de le ressusciter en dialoguant avec lui.
Jean Starobinski ne dialogue pas vraiment avec les auteurs mais il les approche avec tant d'érudition, de délicatesse, d'intelligence qu'on lui pardonne. En tout cas, il ne les démonte pas comme autant de moteurs. Certains même, il les ressuscite, dans son livre, L'encre de la mélancolie. Surtout Kierkegaard et Baudelaire. Mais avec celui-ci, à qui il consacre deux chapitres distincts, on assiste à quelque chose d'étrange. D'abord il le fait vivre en parlant avec profondeur de ses poèmes, ensuite il le démonte un peu comme un moteur ou, pour mieux dire, l'examine comme un clinicien. Comme un clinicien qui a heureusement conscience de ses limites. Et comme ces limites sont très larges, le lecteur n'a presque jamais l'impression d'être enfermé dans un labyrinthe de concepts clos sur eux-mêmes. Lire L'encre de la mélancolie, c'est méditer, en compagnie d'un grand esprit, sur les figures les plus marquantes de la psychiatrie, d'Hippocrate à Freud en passant même par mon clinicien favori et oublié, Cotard.
C'est aussi méditer, je viens de le dire, sur Baudelaire et Kierkegaard. On sent que Starobinski est très proche d'eux. Ses pages sur le philosophe danois sont éblouissantes. Elles sont aussi émouvantes. L'analyse de la mélancolie de Kierkegaard est profonde au point qu'on se demande si Starobinski ne s'identifie pas à lui. Impossible de répondre à cette question. L'une des grandes vertus de Jean Starobinski est de ne jamais se dévoiler, comme s'il estimait qu'en exprimant quelque chose de personnel, ce qu'il dirait n'aurait guère de valeur et ennuierait tout le monde. Attitude admirable aujourd'hui où, appuyés sur la liberté d'expression, nombreux sont ceux qui veulent nous parler de leur infiniment précieuse intériorité, alors qu'ils n'ont rien à dire et s’effondrent dans le bavardage. Comme le précise un psychanalyste argentin, Miguel Benasayag, "ce n'est pas de ne pas parvenir à nous exprimer dont nous souffrons, mais de ne pas avoir quelque chose à dire". Avec Starobinski, nous mesurons toute la vacuité des propos tenus dans notre espace public.
Le plus passionnant, dans les passages portant sur Kierkegaard, est que Starobinski montre magistralement comment ce philosophe joue avec les divers masques sous lesquels il se dissimule. Non pas du tout pour cacher son vrai moi, mais parce que personne ne peut prétendre vivre ici-bas en présentant son vrai visage. "Ma vie présente, écrit Kierkegaard cité par Starobinski, est comme une contrefaçon rabougrie d'une édition originale de mon moi". Les autres ne peuvent pas savoir qui nous sommes. Dès lors, pourquoi ne pas porter un ou plusieurs masques ? Plus grave encore : nous-mêmes ne pouvons connaître notre vrai visage, voire notre vrai nom. Nous ne pouvons pas arracher notre masque, comme si nous étions victimes d'une malédiction, certains diraient d'un péché originel. D'où, comme le montre encore Jean Starobinski, un sentiment de culpabilité. Dieu, comme l'ont dit et redit les pères de l'Église, nous a donné un nom, mais nous l'avons oublié. C'est notre faute, si nous n'arrivons pas à savoir qui nous sommes.
Cette infranchissable distance de soi à soi était le thème du premier livre de Starobinski qui portait sur Jean-Jacques Rousseau et dont le titre était, La transparence et l'obstacle. Bien que notre grand Genevois ne soit guère cité dans L'encre de la mélancolie, il y est très présent. Car si un homme, contrairement à Kierkegaard, a voulu dire au monde qui il était, dans un extraordinaire élan de bravoure, de candeur et d'inconscience, c'est bien Rousseau dans ses Confessions. En même temps, devant l'échec de sa tentative, et au lieu de se résigner à notre condition d'êtres éternellement masqués, comme Kierkegaard, il a désespérément cherché les obstacles qui l'avaient empêché d'être ce qu'il était en ce monde. Comme chacun sait, il a échoué, et cet échec l'a presque fait basculer dans une grave paranoïa.
On le voit, les maladies psychiques sont liées au rapport de soi à soi et aux autres. Starobinski a d'abord voulu devenir un psychiatre et les cent premières pages de L'encre de la mélancolie, consistent en un impressionnant historique de la manière dont on a traité ces maladies de la Grèce antique à nos jours. Il y insiste sur oscillation constante dans l'approche des désordres psychiques. Tantôt on a privilégié les causes organiques de ces désordres, tantôt les causes immatérielles (des idées sombres, une religion oppressante, l'exil).
Starobinski a d'abord pratiqué la psychiatrie avant de renoncer et de se vouer à l'essai, pour notre plus grand bonheur. Est-ce parce qu'il a estimé que la seule façon d'aider les âmes dans leur mystérieux rapport avec elles-mêmes était le verbe, la parole ? Peut-être. S'est-il tant intéressé à la folie ou à la mélancolie parce qu'il se sentait lui-même menacé ? Là aussi, impossible de répondre. Si on le lui demandait, nul doute qu'il nous répondrait avec un sourire que notre moi profond nous échappera toujours et qu'il est donc impossible de savoir ce qui nous a fait prendre tel chemin plutôt que tel autre.
Chacun de nous est une énigme aussi bien pour nos proches qu'à nos propres yeux. Jean Starobinski ne fait pas exception à cette règle, sauf que, durant toute sa vie, il aura vaillamment fait face à cette énigme, comme Œdipe devant le sphinx. Ce face à face à été pour lui source d'une remarquable créativité et, pour autant que nous puissions en juger, d'un grand bonheur.
Jan Marejko, 10 février 2015
Les propos de Jan Marejko disais-je, entraînent dans des voies de traverse. Par exemple Carlos Castanea, ou, précisément, son « benefactor » Don Juan Matus.
Lequel lui dit que « la première chose que tu dois savoir », ou ne pas oublier, ou la règle numéro un, « est que tu es un profond mystère »!
Donc, à mes yeux, tu est comparable à « l’au-delà du voile », dans le coffre sacré et dans le lieu très saint! Et que si tu franchis cette limite tu meurs! Une séquence du film « les aventuriers de l’arche perdue » le montre: à l’ouverture de l’arche on ne découvre que du sable! Rien! Néant!
Cette semaine, et une fois de plus, j’ai affirmé que l’inconscient est une merveille! Mais on en a fait un refouloir! Une poubelle! Ce qui était immanquable depuis la consommation du fruit au détriment de l’arbre (vous ne comprenez pas? ça viendra!). A ce point il faut que je vous dise que j’ai longtemps cru qu’il n’y avait pas d’interdit, juste une condition restrictive. Mais je m’étais trompé. j’en prend conscience en vous écrivant (ça aussi vous ne comprenez pas. Mais lisez Bergson ou Kant, et vous constaterez que je suis buvable). Il faut conclure, mais je reviendrais sur les arbres un de ces jours. Car dans un évangile, un aveugle voit des arbres qui marchent.
Lire Jan Marejko est presque une démarche analytique. Ses propos provoquent des associations d’idées. La vacuité des propos tenus dans l’espace public est le corollaire de la souffrance de n’avoir rien à dire! Les vains propos veulent dissimuler la nudité, le sentiment de culpabilité. Que sont donc « les peaux de bêtes » qu’à donné Dieu? Un vulgaire expédient dont on se flatte comme si nous l’avions inventé? <je n’en sais fichtre rien, mais garde soigneusement la question.
Qui suis-je? Certaines traductions affirment: « je suis qui je suis », comme réponse de Dieu à Moïse. Voici qui est gravé dans le roc, taillé dans la pierre et immuable! Comme l’homme créé à Son image! Bang! Vite, il faut quelle me trouve un « qui » acceptable au marché, à la foire aux vanités! Mais l’hébreu dit: « Je serai Qui je serais »! Nuance!
A Abram: « quitte le lieu de tes engendrements et va vers la terre que je te ferai voir ». Et Abram, en ce sens père de la foi, quitte ce qui l’avait « je » pour devenir un autre dont il ne sait rien!
« Quitte la maison de ton père » est dit sans aucun jugement de valeur! Et « le lieu que je te montrerai » n’est pas décrit avec des avantages publicitaires. Abram part, et son parcours offre des surprises étonnantes. A ce point je suis contraint de vous quitter, car j’ai oublié tout ce qu’en a dit Marie Balmary dans un de ses édifiants livres. Une chose est certaine, mon intelligence a tressailli.