Chute ou suicide dans la chiffraille ?

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

En 1976, Emmanuel Todd publiait un ouvrage intitulé La Chute finale dans lequel il prédisait l'effondrement de l'empire soviétique. Dans la même veine, Éric Zemmour vient de publier Le Suicide français, ouvrage qui l'amène à penser qu'une guerre civile est possible en France, ce qui entraînerait l'effondrement du pays. La prédiction de Todd, correcte, s'appuyait sur des chiffres, notamment l'augmentation de la mortalité infantile, chiffres que le Kremlin avait finalement cessé de publier par crainte de répercussions négatives.

 

La prédiction de Zemmour s'appuie elle aussi sur des chiffres. La différence entre les deux est qu'aujourd'hui, contrairement à hier, nous sommes dans la chiffraille. Les statistiques, les pourcentages, s'énoncent dans le vacarme d'une stupéfiante foire d'empoigne avec des tableaux à deux entrées ou des camemberts à tranches rouges et vertes qui clignotent sans discontinuer. On y perd son latin, d'autant que certains experts nous expliquent qu'est réel ce qui est ressenti comme ça, simplement, tandis que d'autres nous enjoignent de modifier notre ressenti en fonction des chiffres. Que faut-il croire ? Sur quoi s'appuyer ? Personne n'arrive à répondre.

 

Foire d'empoigne ou, pour mieux dire, arène avec gladiateurs-statisticiens qui s'affrontent dans des luttes à mort. L'adversaire, il faut l'écraser, l'éliminer,  le laisser sur le carreau. Sauf que dans les arènes romaines, c'était la foule, puis finalement l'empereur qui donnait le signe de mettre à mort ou non. Aujourd'hui,  c'est le public et il n'y a plus d'empereur, ni de réelle mise à mort d'ailleurs. Heureusement, parce que l'opinion du public est volatile. Tel jour il veut une mise à mort, tel autre jour il penche pour la grâce - tel jour pour Zemmour, tel autre contre lui. Une chatte n'y retrouverait pas ses petits. Qui peut dire le réel ? Esquivons cette question avec une pirouette lacanienne : le réel n'existe pas. En s'y référant pour clamer la vérité, on invoque une chimère.

 

Ne nous engageons pas plus loin sur ce sentier lacanien. La comparaison avec les sophistes de l'antiquité est plus éclairante. Ils donnaient des cours permettant en principe de gagner dans des joutes oratoires. On n'échangeait pas des arguments pour s'approcher de la vérité mais pour triompher d'un adversaire. Même chose aujourd'hui sauf qu'en plus on utilise des chiffres comme on vient de voir. Ils produisent une telle couche de chiffraille que chacun, de gauche comme de droite, glisse dessus sans pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit. Tout le monde se retrouve en bas de la muraille du réel sans avoir pu l'escalader. On peut dire que la philosophie est née le jour où quelqu'un décida que les mots ne pouvaient plus être utilisés dans des compétitions oratoires, le jour où Socrate se mit à parler non plus pour terrasser un adversaire, mais pour s'orienter avec lui dans la direction de la vérité.

 

C'est bien beau, dira-t-on, mais comment faire pour passer de joutes oratoires farcies de chiffres à une humble recherche de la vérité ? Il n'y a pas de réponse simple à cette question. Le mieux qu'on puisse faire est de relire le mythe de la caverne de Platon et méditer. Dans ce mythe, les êtres humains sont vissés à une chaise, comme les téléspectateurs aujourd'hui. Ils regardent droit devant eux des ombres qui s'agitent sur une paroi au fond de la caverne et ils cherchent à découvrir la logique de cette agitation. Ils ne la découvrent pas. Mais l'un d'entre eux trouve une solution. Il parvient à s'arracher à la fascination que l'agitation des ombres produit sur ses semblables. Il se retourne et se met à marcher vers la sortie de la caverne. Une fois sorti,  il voit les choses mêmes dans la clarté du soleil et non plus leur ombre.

 

Heureux le peuple qui habite un espace public où il peut se dégager un peu de la chiffraille pour se tourner vers la lumière. Platon mais aussi Rousseau ont rêvé d'un tel espace. Nous aussi, nous en rêvons.

 

Jan Marejko, 30 décembre 2014

3 commentaires

  1. Posté par Vautrin le

    “Mathémantique” est un néologisme libre de droits : on peut donc l’utiliser ad libitum 🙂 .

    “Les musulmans ont quelque chose à nous apprendre sur le côté relativement arbitraire de la loi.” Pas seulement eux. En fait, ils sont plutôt du côté “bon plaisir”, si l’on peut dire, c’est-à-dire non pas de la loi ou de l’esprit des lois, mais sur le versant de la violence irrationnelle. Par contre, l’arbitraire, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la décision irrationnelle, c’est la caractéristique même de tout ce qui est social, qui relève du contrat social. Un exemple simple : pourquoi rouler à droite chez nous et à gauche au Royaume Uni ? Il n’y a rien de logiquement contraignant dans un cas ni dans l’autre. C’est simplement une affaire de convention. La loi est parfois habillée de logique, mais en fouillant un peu, cette logique ne résiste pas à l’examen. Conformément à l’esprit des lois, la loi légalise le légitime -en principe, mais ce n’est plus guère le cas. Mais ce qui apparaît légitime à un peuple à un moment donné de son histoire n’a rien d’un absolu : la convention qui est faite là-dessus est donc arbitraire, et ne peut être autrement qu’arbitraire.

  2. Posté par Renaud le

    Les jeunes se détournent massivement de la télé. Que les vieux fassent de même et ils retrouveront leur bon sens rapidement. Les lois divines ont été progressivement rejetés après que Dieu ait été rejeté, il faut que l’humanité comprenne à présent qu’elle doit se limiter elle-même par sa propre volonté. Bref, l’humanité doit devenir adulte. Les musulmans ont quelque chose à nous apprendre sur le côté relativement arbitraire de la loi. C’est notre charia que nous devons inventer. Quand nous nous serons limité notre regard se retournera naturellement vers l’intérieur pour y faire de la place pour la vraie grandeur qui ne dévaste pas la planète et n’utilise pas l’autre comme un moyen, pour y découvrir le vrai Dieu.

  3. Posté par Jan Marejko le

    J’aime beaucoup ce terme de mathémantique.

  4. Posté par Vautrin le

    Il existe trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques. Ou plutôt : la distorsion sociologique des statistiques, car employées dans les sciences de la nature elles sont plutôt inoffensives et tiennent lieu de connaissance avant que les lois des phénomènes qu’elles décrivent soient formulées. Mais en matière de sciences humaines, j’en parle par expérience après dépouillement de centaines d’articles prétendus de “psychologie”, c’est un asservissement des faits aux chiffres, et non une adaptation des chiffres aux faits : bref : c’est une production de mythes.

    Il est vrai que toute société compte : ses membres, ses dépenses, ses avoirs. Mais singulièrement, en ces temps, les gouvernements préfèrent cacher la réalité des faits derrière des écrans de fumée. On publie des chiffres faux, sciemment, et sur ces bases ont fait de la mantique (art de la divination), spécialement de la “mathémantique”, dans le but de rassurer, persuader, tromper. On cherche à escamoter le débat politique derrière des chiffres trompeurs, et on y arrive, hélas.

    Á cette mathémantique, on peut opposer la réflexion anthropologique, qui ne se soucie guère du quantitatif mais essaie de discerner des lois dans le qualitatif. Cette démarche n’est pas moins scientifique que celle des sciences de la nature (qui, en dépit qu’on en ait, font elles aussi du qualitatif), elle part simplement d’un autre point de vue.

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