Jean-Claude Ameisen et la mouche du vinaigre

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Je n'apprécie guère le culte dont Darwin est l'objet. On ne peut pas tout expliquer seulement par ce qui s'est passé avant. Des choses apparaissent dans le temps et dans l'espace dont la genèse nous échappe. Il y a de l'imprévu, même dans la nature qui, avec ses cycles et, plus encore, le mouvement de ses étoiles, paraît de prime abord si prévisible.

 

Avant Darwin, Hegel avait déjà prétendu expliquer le présent par ce qui était arrivé, pas dans la nature mais dans l'histoire. Sa célèbre dialectique révélait, selon lui, que l'imprévu était en réalité déjà contenu dans ce qui avait précédé. Le passé contenait le présent qui, lui-même, contenait le futur, ce qui revenait à dire que rien n'était arrivé et que rien n'arriverait jamais. Surtout si l'on était un philosophe capable de s'élever à la hauteur de Hegel lui-même !

 

Marx s'est laissé prendre au piège. Il a cru qu'il avait lui aussi saisi la logique de l'histoire. En fait il n'a pas compris grand-chose et ses prédictions se sont révélées fausses. Michel Onfray observe avec pertinence que les idées de Marx ont fait des millions de morts au vingtième siècle, développement inattendu que lui-même, Marx, n'a jamais anticipé.[1]

 

 

Marx a envoyé à Darwin, en 1872, un exemplaire de son célèbre ouvrage, Das Kapital, avec cette dédicace : « De la part d'un sincère admirateur ». Engels saisit bien la raison de l'enthousiasme de Marx et des marxistes pour Darwin lorsqu'il écrit en 1883 : « De même que Darwin à découvert les lois qui régissent le développement de la matière organique, Marx a découvert celles qui expliquent le développement de l'histoire humaine. »[ii] On pourrait donc se demander s'il n'y a pas une terrible affinité entre marxisme et darwinisme.

 

Eh bien,  je ne me le demande pas ou pas trop, à cause du biologiste Jean-Claude Ameisen qui, lui, ... aime Darwin et qui, en même temps, respecte le mystère de l'apparition et de la disparition d'un être.[iii] Compliqué ! Comme j'aime les complications, pas dans les montres, mais dans les idées,  je prends un grand plaisir à méditer en sa compagnie, soit sur les ondes lorsqu'il est interviewé, soit à partir de ses ouvrages.

 

Si je n'aime pas trop Darwin, je crois, au moins, l'avoir compris. A partir de cette compréhension, je ne cesse de m'étonner devant la manière dont on l'invoque pour expliquer comment, tel ou tel mammifère, poisson, insecte, est ce qu'il est, parce qu'il a dû s'adapter à son environnement. En stricte orthodoxie darwinienne,  aucun être vivant ne s'adapte à son environnement. Nonobstant, on continue à imaginer des girafes tendant le cou pour attraper des pommes haut perchées et accouchant de petites girafes dont le cou serait déjà un peu plus long. Et encore en peu plus long à la deuxième génération, puis à la troisième génération. Et ainsi de suite. Cela n'a rien à voir avec Darwin et tout à voir avec Lyssenko,  "grand" savant, sous Staline. Il a sa place dans l'histoire des sciences pour avoir été un formidable imposteur.

 

Selon Lyssenko, il était possible de modifier les caractéristiques génétiques d'un organisme en agissant sur son environnement. En gros, si le girafe retrouvait des pommes à hauteur de ses épaules, son cou se mettrait à diminuer. Or le darwinisme exclut ce genre d'adaptation à l'environnement. En d'autres termes, les caractères acquis ne sont pas transmissibles. C'est une mutation génétique qui permet une meilleure adaptation au milieu et non le milieu (la hauteur des pommes) qui force l'organisme à modifier sa structure.[iv]  Une image vient à l'esprit. Elle est maladroite et caricaturale, mais pratique tout de même. Le meilleur fonctionnement d'un moulin ne vient pas du fait qu'il s'adapte aux crues de la rivière, mais parce que des ingénieurs améliorent ses mécanismes et le rendent indépendant de  son environnement. De même, un organisme est relativement autonome par rapport à son milieu et cette autonomie lui donne de la force. Il est moins dépendant de toutes sortes d'aléas climatiques ou géographiques. Lorsque, par hasard, sa structure génétique est modifiée, toujours indépendamment de l'environnement, cette modification le rend plus apte ou moins apte à vivre dans son milieu. Dans le premier cas, celui où il se retrouve mieux adapté à son environnement, il se développera en éliminant ses rivaux. Dans le deuxième cas, il disparaîtra.

 

Ainsi la vie des organismes ne tient-elle pas du tout au fait qu'ils s'adaptent mieux à leur environnement (cou allongé) mais au fait  que leur développement se produit à partir d'un changement intérieur ou, comme on dit, génétique. Pour les héritiers de Darwin, le progrès n'est pas dû à une meilleure interaction avec le monde, mais à des modifications de la structure génétique des organismes vivants, modifications qui les favorisent ou non dans leur milieu.

 

Pour revenir au parallèle entre Marx et Darwin, on notera la même indifférence aux interactions dans les sociétés humaines lorsqu'elles entrent dans l'ère industrielle. Ce n'est pas en s'adaptant mieux à leur environnement urbain que les voitures se sont améliorées, mais grâce au travail des ingénieurs sur ce qui se passe sous le capot. Ils ne se sont pas demandé si une automobile allait souplement interagir avec le climat, l'aménagement urbain ou la température. En fait, ils ont si bien travaillé qu'une voiture est devenue un chef d'œuvre de technologie, chef d'œuvre si coupé des rues, des routes et des autoroutes, qu'elle doit être faite prisonnière de règlements, de gendarmes couchés ou non, de radars. Les automobiles, aujourd'hui,  peuvent aller deux ou trois fois plus vite que les limitations de vitesse. Ce n'est donc pas en les adaptant mieux à leur environnement qu'on les a améliorées, mais en se concentrant sur leur fonctionnement interne. Elles sont si indépendantes de leur environnement, en particulier de leur environnement humain qu'elles tuent plus d’un million de personnes chaque année dans le monde.[v]

 

Une activité indépendante des interactions entre objets et milieu, comme l'est un moulin électrique (au contraire de vieux moulin à eau), est la condition sine qua non d'une exploitation de ce même milieu. Là est tout le drame de l'écologie. Elle veut réintégrer dans notre milieu techno-industriel, dans notre technocosme, des technologies qui sont issues d'une césure entre elles et le cosmos. Déjà à l'époque de Darwin s'était imposée l'idée d'une évolution du vivant indépendante du milieu. La suite de l'aventure occidentale n'a fait que confirmer la tendance à considérer le vivant et nos artefacts comme des choses qui fonctionnent de manière autonome. Le grand avantage de cette approche du vivant et de nos technostructures est qu'elle permet de croire en de parfaites prédictions portant sur des comportements naturels, mécaniques, électroniques. Au dix-neuvième siècle, avec Marx, Darwin et bien d'autres, apparaît le rêve d'une parfaite prédiction de tous ces comportements et, par là-même, d'une parfaite élimination de tout imprévu, vieux rêve d'une humanité traumatisée par les malheurs qui s'abattent sur elle. L'environnement naturel fait peur avec Ebola et l'environnement géopolitique aussi avec le Moyen Orient ou l'Ukraine. Pourquoi ne pouvons-nous pas nous développer en paix ? Ah si nous pouvions ignorer le monde et vivre à l'abri des autres et de la nature ![vi]

 

Aujourd'hui cette tendance à comprendre ce qui vit et fonctionne indépendamment du milieu est en train de s’inverser sous la pression de la... mouche du vinaigre et des réflexions qu'elle a inspirées à Jean-Claude Ameisen.

 

Des études sur cette mouche ont en effet montré que le milieu peut, dans certains cas (pas seulement la mouche) modifier L'ADN d'un organisme. La stricte orthodoxie darwinienne est en train de se fissurer. L'organisme n'est pas une machine parfaitement indifférente à son environnement.   Et Jean-Claude Ameisen, avec beaucoup d'élégance et d'honnêteté (vertus rares dans le milieu scientifique), rappelle que Darwin a été si peu dogmatique, contrairement à Marx, qu'il n'a pas exclu que l'environnement pût avoir une influence sur les mécanismes génétiques. L'orthodoxie darwinienne n'a pas respecté Darwin.

 

Jean-Claude Ameisen remet ainsi en question un paradigme qui a eu un effet de sidération sur les esprits à partir du dix- neuvième siècle : le vivant et les machines se développeraient en toute indépendance.[vii]  C'est à partir de ce même  paradigme qu'on a voulu analyser les sociétés humaines. Elles aussi, a-t-on cru, se développent indépendamment de la nature et des hommes. Le grand mérite de l'écologie est d'avoir remis ce paradigme en question.

 

Dernier hommage que j'aimerais rendre à Jean-Claude Ameisen. Il est presque le premier à mettre en question l'idée qu'un « vrai » discours scientifique n'est tenu par personne et ne s'adresse à personne, parce qu’il serait objectif. Comme si un discours pouvait ne provenir de personne ! Comme si une parole pouvait ne s'adresser à personne ![viii]  Cette idée a fait beaucoup de mal à la culture occidentale et à la science elle-même. Elle était inévitable lorsqu'on pensait comprendre la vie, son évolution, sa nature, comme une belle mécanique. Aujourd'hui que nous commençons à voir que la beauté du cosmos, des étoiles aux bactéries, n'est pas qu'une belle mécanique, nous comprenons du même coup que l'hystérique exigence d'une parfaite scientificité est sans fondement. Ameisen nous aide à le comprendre.

Jan Marejko, 18 novembre 2014

[1] Michel Onfray, L’ordre libertaire, Paris : Flammarion, 2012, p. 249.

[ii] Voir l'article de l'International Socialist Review, Marx and Engels...and Darwin, by Ian Angus, Issue #65.

[iii] « Il existe une fascination spirituelle et métaphysique pour le passage de l'absence à la présence qu'est la conception, et celui de la présence à l'absence, qu'est la mort. Comment apparaît, puis disparaît un être humain : on est sur le terrain du sacré, au sens le plus large du terme. » Jean-Claude Ameisen, Telerama, Propos recueillis par Nathalie Crom, 04/01/2014.

[iv] « Darwin pensait - et nous savons aujourd'hui qu'il avait raison - que le mécanisme responsable de ces variations génétiques est entièrement aveugle aux besoins d'adaptation de l'organisme. » Michael Denton, Evolution, une théorie en crise, Londres Paris, 1988, traduction française, p. 45. Il n'est pas le seul à l'avoir remarqué. Sur le « webinet » des curiosités, on trouve cet étonnant propos de Darwin : « Je crois que les oiseaux presque dépourvus d’ailes qui habitent de nombreuses îles océanes [ont perdu leurs ailes] du fait qu’ils ont cessé de les utiliser ». Contrairement à ce que l’histoire des sciences a retenu, Darwin pensait que l’environnement et les conditions de vie pouvaient aussi jouer un rôle direct dans l’hérédité. Pourtant, la théorie classique de l’évolution exclut formellement toute forme d’hérédité des caractères acquis. Voir http://webinet.cafe-sciences.org/articles/darwin-reloaded-part-1.

[v] Les statistiques de L'OMS pour 2013 indiquent 1,24 millions de morts sur les routes dans le monde entier. On peut douter de l'exactitude de ces chiffres, mais pas de l'ordre de grandeur. Voir  http://www.who.int/violence_injury_prevention/road_safety_status/2013/en.

[vi] Le succès d'un auteur comme Jared Diamond tient, me semble-t-il, au fait qu'il remet en question l'idée d'un développement autonome, irrespectueux des autres et de la nature. Voir Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed. New York: Penguin Books, 2005.

[vii] Ce paradigme a eu un énorme impact sur la science. Elle s'est en effet développée indépendamment d'une interaction naturelle entre notre corps et le cosmos. Cela ne cessait d'étonner Einstein qui se demandait comment elle pouvait rejoindre le monde. Il excluait d'ailleurs la possibilité que la science moderne pût partir du monde. «  Toute tentative pour déduire logiquement les concepts et postulats à partir de l'expérience est vouée à l'échec... La base axiomatique de la physique théorique doit être librement inventée ». Einstein,  comment je vois le monde,  p. 150. Cité par Nessim Amzallag, La réforme du vrai - Enquête sur les sources de la modernité,  Editions Charles Leopold Mayer, Paris, 2010, p.295.

[viii] « La tentation existe, dans la démarche scientifique, de s'abstraire du récit de cette démarche : peu de scientifiques écrivent « je », c'est comme si la science s'écrivait toute seule. Il me semble, au contraire, que réinscrire dans les textes scientifiques ceux qui inventent, observent et spéculent permet un gain d'objectivité ». « Il était une fois… Jean Claude Ameisen, chercheur en biologie, passionné de science, de philo et de poésie » Telerama, op.cit.

 

 

2 commentaires

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Incroyable! Il y a quelques jours en visionnant un documentaire, j’entends une sentence typiquement darwinienne. A savoir que les plus débrouillards s’adaptent et les autres disparaissent. Mon expérience me porte à croire que les plus débrouillards sont aussi les plus fourbes les plus tricheurs et les plus menteurs.
    Mais laissons cela ! Je vais acheter une bouteille de champagne et la boire pour célébrer cet article.
    Il y a environ 30 ans, j’ai une citation de Marx dans un bouquin d’Érich Fromm. J’en fut stupéfait. Elle ne cadrait pas du tout avec ce que j’avais entendu de cet homme, et surtout pas avec la dialectique marxiste révolutionnaire qu’un zélateur a essayé de m’inculquer. J’ai alors conclu que la pensée de Marx avait été déformée, voire piratée.
    Un autre documentaire relate les lettres qu’échangeaient Darwin avec son épouse croyante. Bouleversantes! Suffisamment pour conclure que les propos de Darwin avaient été détournés, récupérés dans le but de réduire au silence les créationnistes.
    Je note au passage que les « créationnistes » affirme que des scientifiques ont démontré la réalité de l’existence terrestre de Jésus-Christ. On a le darwinisme que l’on peut.
    Ceci dit, si le singe a précédé l’homme qui donc a précédé le moustique? Et pourquoi reste-t-il une grande variété de singes? Y aurait-il des hommes qui refusent d’en descendre? Prudents et avisés? Ou timorés qui ne veulent pas prendre le risque de descendre trop bas?
    Les mots de Jan invitent à plusieurs lectures. Je n’en suis qu’à la première. Ce sera donc tout.

  2. Posté par Renaud le

    Il y a urgence à penser une écologie de l’homme avant que le transhumanisme ait pris le pouvoir.

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