Ecopop, démocratie et parallaxe

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Je me fais régulièrement apostropher par un ami qui m'estime aveugle au concret et perdu dans les nuages de la métaphysique, comme Aristophane le reprochait à Socrate. L'autre jour, il s'énerve à nouveau lors d'une discussion sur Ecopop, initiative qui, à mes yeux, a du sens et qui, à ses yeux, est à la fois stupide et délirante. Je ne suis pas un partisan fanatique de cette initiative mais  je comprends qu'on veuille limiter les effets d'une modernisation débridée. Cela fait encore plus enrager mon ami.

 

Exaspéré,  il me montre une feuille morte et s'exclame que ça, cette feuille toute ratatinée par les frimas de l'automne, c'est du concret et que moi je navigue dans des considérations nébuleuses. Je bredouille quelques protestations vaguement heideggeriennes en utilisant deux mots de la langue allemande qui lui est maternelle, Welt et Umwelt. Il est un peu pris de court et, enfin, me laisse le temps de m'expliquer.

 

Ayant passé de Socrate à Heidegger, je lui dis que nous, contrairement aux vaches, pouvons voir un monde (Welt) tandis qu'elles, enveloppées par l'environnement (Umwelt), ne peuvent pas s'en dégager pour le voir et le nommer. Nous si ! Nous devons nommer le réel pour nous en approcher. Nous ne pouvons jamais le voir à l'état pur. Entre la réalité et nous, il y a le mur des mots. Impossible de  passer derrière ce mur pour voir le réel tel qu'il est, même si nous sentons que derrière ce mur, il y a quelque chose ou quelqu'un.

 

Si nous pouvions passer derrière ce mur, il nous serait facile de mettre d'un côté la réalité et, de l'autre, la formulation verbale qui en est donnée. A partir de là, on pourrait corriger cette formulation ou encore déclarer que tel individu est plus proche de la réalité qu'un autre. Or nous ne pouvons pas passer derrière ce mur. Le réel, comme disait Jacques Lacan, reste inconnaissable, impossible.

 

Mais nous pouvons en revanche imaginer sans peine le pouvoir énorme dont disposerait celui qui prétendrait pouvoir passer derrière le mur des mots. D'un côté il verrait ce qui est, cette réalité à laquelle nous n'avons pas accès, et que mon ami appelait le concret. D'un autre côté, il verrait comment nous autres, nous en parlons. Aucune difficulté, pour lui, à déclarer que tel discours est plus adéquat au réel que les autres. Je le vois déjà intervenir dans débats et conversations pour dire, comme Dieu tout-puissant, qui a raison. Affirmer avoir accès au réel, c'est, pour employer une formule à la mode, être pour le moins antidémocratique. C'est savoir d'avance qui a tort, qui a raison.

 

Cette situation est proche de ce qu'a senti Benjamin Constant lorsqu'il a réfléchi sur le discours révolutionnaire, le discours qui prétend sortir du peuple pour s'adresser au peuple.  Qui peut dire que tel discours est plus proche du peuple que les autres ? Si l'on veut, devant un orateur, s'assurer que ses propos reflètent correctement la volonté populaire, il faudrait convoquer tout le peuple en place publique et lui demander d'exprimer sa volonté. Alors, entre ce que vient de dire l'orateur et ce que dit le peuple, on pourrait voir s'il y a photo ou pas. Mais c'est impossible pour deux raisons. La première est qu'une masse d'individus ne peut pas exprimer quelque chose d'intelligible. La deuxième est qu'il est impossible de faire venir en place publique des millions d'individus.

 

Personne n'a un contact privilégié avec le peuple et, pour revenir à notre sujet, avec le réel ou le concret. Au mieux, nous pouvons sentir que tels propos sont plus proches des gens ou des choses que d'autres propos. D'où l'importance du pluralisme. Mais comment savoir si ce que nous sentons est vrai ? C'est impossible ! Dès lors, que faire dans la jungle des mots et des idées ? Comme s'orienter dans cette jungle en y trouvant un repère fixe ? Comment s'y orienter surtout en une époque où, comme la nôtre,  n'importe qui peut énoncer n'importe quoi ? Il n'y a qu'une seule réponse. S'entraîner à des exercices de parallaxe, mot apparu en astronomie au XVIème siècle, en gros à l'époque de Copernic. Ce mot décrit l'effet du changement de position de l'observateur sur ce qu'il perçoit. Il y a parallaxe aussitôt que cet effet est perçu. Je ne vois pas le Mont-Blanc de la même manière selon que je suis à Genève ou dans la Tarentaise.

 

Pour la petite histoire, rappelons que les savants contemporains de Copernic et Galilée niaient que la terre bougeât, parce qu'en prenant pour repère une étoile fixe, ils n'observaient pas, au fil des mois ou de leurs déplacements sur terre, des différences. Ils ne savaient pas que la distance entre une étoile et la terre est si énorme que ces différences ne pouvaient pas être perçues. Aujourd'hui, bien entendu, elles le peuvent.

 

On voit aisément quel usage on peut faire de la notion de parallaxe en psychologie. On dit d'un sujet qu'il fait une parallaxe lorsqu'il parvient à se décentrer de sa propre perception. J'irais quant à moi jusqu'à dire qu'un individu ne devient un sujet que s'il parvient à effectuer cette décentration. Pour certains, la psychothérapie consiste à aider le patient à se mouvoir d'un point de vue à l'autre. Mais peu importe. L'essentiel est de viser une réalité sous différents angles.

 

Ce n'est pas facile. Surtout qu'il y a encore une deuxième chose qui est essentielle. La parallaxe ou décentration ne peuvent pas être effectuées avec l'obsession de trouver un angle de vision qui écrase tous les autres. Il faut se déplacer d'un lieu à l'autre en abandonnant l'espoir de trouver un sommet à partir duquel on verra toute la réalité et rien que la réalité, comme Galilée l'a souhaité.

 

La démocratie, c'est pas facile. Il ne suffit pas de tolérer différents points de vue. Il faut encore passer de l'un à l'autre, c'est-à-dire faire de la parallaxe tout en renonçant à la si séduisante idée d'atteindre un sommet. L'initiative Ecopop fournit un bon terrain d'exercice.

Jan Marejko, 15 novembre 2014

Un commentaire

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Incroyable, jubilatoire! Des réminiscences de la Bible font écho aux mots de Monsieur Marejko.
    « entre la réalité et nous il y a le mur des mots… »! Entre nous et Dieu, le mystère (fondateur) il y a le voile. «  Impossible de passer derrière ce mur pour voir le réel tel qu’il est… » Seul le grand prêtre est autorisé à pénétrer au-delà du voile une fois par année! Tout autre meurt. Ce n’est pas le fait d’un Dieu jaloux de ses prérogatives, je vous invite à le croire.
    Dans l’arbre de la connaissance nous reconnaissons deux pôles, le « bien » et le « mal ». Pôles à ce jour vus sous un angle moral, ce qui est une erreur. Les propos de monsieur Marejko induisent vers cet « arbre » un autre regard, un regard neuf. Annick de Souzenelle lit: « accompli et inaccompli », au lieu de « bien et mal » ce qui offre des perspectives inattendues.
    Un autre détail, clair et sans équivoque – si j’ose dire – est dans l’expression « bon berger » en hébreu! Qui est constituée des mots, Mal et Bien! Et que vous pouvez lire « le mal-le bien ».
    Mais revenons à l’inaccompli et son pendant, l’accompli. La maîtrise de l’un semble impliquer celle de l’autre. Nous retrouvons ici « l’énorme pouvoir de celui qui prétendrai pouvoir passer derrière le mur des mots » et… « vous serez comme des dieux!
    Un a effectué la parallaxe: le Fils de Dieu – Fils de l’Homme » qui a dit: « tout pouvoir m’a été donné. Que vous pouvez lire ainsi: «tout pouvoir a été (est) donné à JE! A celui « qui est devenu sujet en étant parvenu a effectuer cette décentration ».
    Pour conclure, les mots de Monsieur Marejko sont d’une grande portée et je l’en remercie.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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