Intéressante interview de Saul Friedländer dans Le Temps du 27 septembre. Cet historien du nazisme y parle de son auteur préféré, Kafka qui, dit-il, l'a accompagné toute sa vie. L'année dernière, il a publié un ouvrage sur lui, Franz Kafka, the Poet of Shame and Guilt.
Je partage cette fascination pour Kafka. Je crois que Saul Friedländer, comme moi, a failli être aspiré par le néant qui s'ouvre pour ainsi dire sous les pas du lecteur de la Métamorphose ou du Procès. Et comme lui, je pense que la « découverte du mal qui habite l'humanité pourrait constituer un premier pas vers la rédemption ». A tout le moins, retrouver la différence entre le bien et le mal pourrait nous aider à ne pas glisser, comme c'est le cas aujourd'hui, dans une confusion spirituelle où nous ne voyons plus de différence entre le haut et le bas, l'homme et l'animal, le ciel et la terre. Mais pour Kafka, il n'y a pas de rédemption et, comme le dit Friedländer, c'est vers le néant qu'il nous conduit. Au bout du tunnel, pas de lumière. C'est par là que cet auteur fascine. S'enfoncer dans la nuit plutôt qu’avancer dans les ornières boueuses du quotidien… Kafka est dangereux et Saul Friedländer l'a bien senti.
Remarquable aussi, chez cet historien de la Shoah, le refus de voir dans Auschwitz un événement unique, incomparable, absolument singulier. « Un génocide, écrit-il, équivaut à un autre génocide. » Puis il ajoute que les comparaisons ne servent pas à grand-chose. Ce qui ne l'empêche pas d'en faire tout de même une. Staline a fait plus de morts que Hitler, mais il n'a pas construit des usines pour tuer industriellement.
C'est vrai, sauf que quand on prend connaissance de la manière dont les victimes de Staline étaient traitées dans certaines régions du goulag, on ne voit pas que cela fasse une énorme différence. Lorsque Varlam Chalamov parle de la Kolyma, horrible région de Sibérie, il signale qu'il était rare qu'on y survive plus de trois semaines. Dans Un monde à part, Gustaw Herling signale que l'évocation de la Kolyma terrifiait autant que celle d'Auschwitz.
Enfin, à la question de savoir si Kafka a pressenti les horreurs du vingtième siècle, Saul Friedländer répond par un « non » catégorique et, sur ce point, il est difficile de le suivre. L'une des choses qui m'a le plus frappé dans l'œuvre de Hannah Arendt est que, pour elle, dans un système totalitaire, il n'y a plus aucun rapport entre ce qu'un individu a fait ou n'a pas fait, et sa condamnation à un camp ou à la mort. Les bourreaux choisissent leurs victimes pratiquement au hasard. Il est vrai qu'avec les bourreaux nazis on n'a pas cette impression de hasard puisque ceux qui étaient envoyés dans les camps de la mort l'étaient essentiellement parce que juifs. Mais la proposition d'Arendt reste vraie pour les individus. Ils ne pouvaient pas voir le moindre rapport entre ce qu'ils avaient fait ou pas fait et leur arrestation par la Gestapo. Or, dès les premières pages du Procès de Kafka, c'est exactement de cela qu'il s'agit. Joseph K. est arrêté et il n'arrive pas à comprendre pourquoi. Il sera finalement « liquidé » sans avoir compris ce qui lui arrive, tout comme des millions de victimes du totalitarisme, en Allemagne, en Russie, en Europe de l'Est, en Chine. Le rapport entre Kafka et le totalitarisme me paraît évident.
Ce rapport est également évident dans une autre œuvre de Kafka, La Métamorphose. Gregor Samsa découvre à son réveil, un matin, qu'il s'est métamorphosé en un cafard, un cancrelat, de la vermine en quelque sorte. Or Hitler parlait de vermine lorsqu'il se référait aux Juifs. Et il y a plus encore : comme l’a fait observer le philosophe tchèque néomarxiste Karel Kosik, Grete, la sœur de Gregor, parle de son frère comme s'il était une chose, déplaisante de surcroît. Lorsqu'il meurt, elle dit : « Ça a crevé ». Or la « chosification » du vivant en général, des êtres humains en particulier est typique d'une modernité totalitaire. Là encore, Kafka est prophétique ou visionnaire.
Comment Saul Friedländer ne l’a pas vu est, pour moi, une énigme.
Jan Marejko, 2 octobre 2014
Les propos de Monsieur Marejko provoquent en moi d’étranges résonances. J’ai lu et vu « le procès », et peut-être « la métamorphose », en j’en ai oublié le contenu. Mais l’effet demeure, un sentiment de déjà vu.
Je suis certain qu’Alice Miller à évoqué Kafka, dans un de ces livres, en mentionnant ses relations avec ses parents. Le Procès immerge dans l’absence de sens! Les exigences de certains parents, sous leurs vêtements logiques, sont parfois dépourvues de « sens ». L’investissement narcissique n’est jamais satisfait. Le sens s’exprime en l’injonction d’être « un médecin renommé comme ton père », mais le non sens est que cela ne suffira pas, jamais!
Hannah Arendt l’a remarqué, la « révolution » est sans fin!
J’ai pris connaissance d’une ligne d’un des premiers, sinon le premier traité européen. L’objectif majeur était: « une union toujours plus étroite ». Oui, c’est cela qui résonne quand je lis Jan Marejko. Une union « toujours pus étroite »…. et ma raison vacille. Une union plus étroite d’esprit? Qui détermine les critères de cette? Quels procès fera-t-on à ceux qui ne sont pas assez unis?
Friedländer est un minet gauchiste qui a vécu de la Shoah toute sa vie. Il ne mérite pas ma sympathie.
Par ailleurs, l’affirmation suivante ” Mais la proposition d’Arendt reste vraie pour les individus. Ils ne pouvaient pas voir le moindre rapport entre ce qu’ils avaient fait ou pas fait et leur arrestation par la Gestapo.” est loin de refléter l’essentiel de la réalité.
En effet, je ne sais plus où j’ai lu (chez Mme Margarete Buber-Neumann qui a vécu les camps staliniens et un camp nazi ?) que l’immense majorité des détenus des camps de concentration nazis (je ne parle pas des camps d’extermination nazis) savaient pour quelle raison ils s’étaient retrouvé dans les mains de la Gestapo puis dans un camp de concentration alors que ce n’était très souvent pas le cas pour les arrestations massives et ubuesques sous Staline.