Leibniz (1646-1716) disait qu’aucune particule de matière, élémentaire ou non, n’était dissociable d’une âme. Cela nous fait sourire aujourd’hui, mais nous avons tort de sourire. Avec l’émergence de la physique quantique, nous pouvons aujourd’hui mesurer la profondeur de cette remarque. Une particule ou, plus généralement, une chose dont on veut s’approcher, nous échappe toujours par quelque au-delà d’elle-même, qu’on appelle cet « au-delà », un champ, une onde. Avec Einstein, cette chose apparemment bien délimitée qu’est une masse, est liée à une énergie. Il n’y a pas de morceaux de matière qu’on puisse circonscrire avec exactitude. Plus on aspire à cette exactitude, plus ce morceau se dilue.
Impossible donc, de ramener les choses qui nous entourent à elles-mêmes. Par conséquent, impossible d’établir entre ces choses un précis système d’interactions. Il n’y a pas d’éléments parfaitement circonscrits dans le temps et dans l’espace et interagissant entre eux,[i] comme le font à peu près des boules de billard. De ces boules, on a cru qu’il serait possible de prédire toutes les trajectoires à partir d’une situation initiale, d’un modèle inertiel. Mais penser que le monde ou la vie peuvent être ramenés à un tel modèle, c’est s’engager dans une impasse. C’est dans cette impasse que nous entraînent de nombreux physiciens modernes au premier rang desquels on trouve Stephen Hawking.
Pourquoi cette impasse ? En raison de la découverte du principe d’inertie qui énonce, contre le sens commun, qu’il n’y a pas de différence entre le repos et le mouvement.[ii] Ce principe permet de croire que l’imprévu du mouvement n’existe pas. Pierre-Simon de Laplace (1749-1827), mathématicien génial mais aussi grand champion du déterminisme, s’inscrivait dans le droit fil de ce principe lorsqu’il proférait cette célèbre et délirante affirmation : « si l’on connaît l’état de l’Univers à un instant donné, alors son futur et son passé sont entièrement déterminés par les lois de la physique ». On ne saurait mieux exprimer l’espoir fou d’éliminer le temps et l’imprévu, de ramener la totalité du réel à un système statique d’interactions ou, encore une fois, à un modèle inertiel.[iii] Avec cette affirmation « laplacienne » , on quitte brutalement ce qu’un Levy-Bruhl appelait la mentalité primitive ou un Jean Piaget la mentalité de l’enfant. Celles-ci font dépendre tout ce qui se passe de présences magiques qui sont causes de tout. Je ne suis pas tombé malade par hasard, on m’a jeté un sort. La pensée magique n’élimine pas la causalité. Au contraire, elle lui donne un statut suprême, mais pour elle, la cause est au-delà de la nature, dans le surnaturel. A l’extrême opposé, on trouve la volonté de trouver une cause à tout dans la nature et seulement dans la nature. La mentalité scientifique est apparemment aux antipodes de la mentalité primitive. Mais, comme elle, elle est obsédée par le besoin de trouver une cause à tout ce qui survient. Elle ne fait aucune place à un agent libre, qu’il soit divin ou humain. La différence entre ces deux mentalités est que, pour le scientiste, tous les événements ont des causes purement matérielles, tandis que pour le « primitif », tout ce qui survient a son origine dans un autre monde. Comme le magicien, le savant fou veut tout expliquer et sort ainsi d’une science raisonnable. Avec une forme de causalité exclusivement scientifique, on passe du déterminisme magique au déterminisme scientiste, l’une et l’autre forme relevant d’un refus systématique de la présence d’un esprit libre dans le cours des choses cosmiques ou humaines. Descartes admettait encore un sujet dans sa cosmologie – le scientiste n’en admet plus. Pour lui, l’esprit, humain ou divin, ne peut pas intervenir dans la marche du monde, dans l’histoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Il ne reste que des mécanismes devant lesquels il faut se faire mécanicien. Cette position manifeste une haine de l’esprit, une haine de l’homme, une haine de la liberté. Lorsqu’il a cherché, dans l’histoire, l’origine de la causalité diabolique, c’est dans cette position que Léon Poliakov, historien de l’Holocauste et de l’antisémitisme, l’a trouvée.[iv]
Cet espoir fou et pervers de tout réduire à la science définit le pire aspect de la modernité. Avec le principe d’inertie, on découvrait que le mouvement d’une pierre qui tombe n’a rien d’imprévisible et, du coup, on a cru pouvoir ramener tous les mouvements à celui d’une telle pierre. L’Univers a paru pouvoir être compris sur ce modèle. Pas seulement la chute d’une tuile du haut d’un toit, mais aussi celle de toutes les particules, y compris les particules élémentaires dont on ne doute presque plus, aujourd’hui, qu’elles forment le fond de la réalité. Comment en est-on arrivé là ? La réponse est simple : par goût du pouvoir ou pour mieux dire, par hybris, car il n’est pas de perspective plus alléchante que celle de supprimer tout ce qui pourrait nous échapper, tout ce qui n’entrerait pas dans un modèle défini d’avance, tout ce qu’on ne pourrait pas contrôler. La fascination exercée par cette possibilité est à l’origine des systèmes totalitaires.
Ce n’est pas seulement l’univers qui a passé par la moulinette de la science, en l’occurrence, du Big Bang et autres modèles cosmologiques,[v] mais aussi l’histoire, la politique. A partir de pourcentages sur la croissance, le chômage, à partir de taux d’importation ou d’exportation on se livre à un exercice de divination sur l’avenir d’une société, voire du monde, tout en prenant soin de passer pour scientifique. Mais c’est surtout la psychiatrie qui a passé par la moulinette de la scientificité. Devant un criminel, les pauvres psychiatres sont chargés de faire un diagnostic pour dire s’il est dangereux ou non. On leur demande de prévoir ce qui va se passer à partir d’un examen ponctuel de la psyché du criminel. On retrouve ici un modèle inertiel donnant l’illusion d’une prévision exacte. On croit que, grâce à la science, on pourra dire si un individu se comportera sagement ou non. Il suffit d’un peu de bon sens pour comprendre que c’est impossible. Mais le bon sens, contrairement à ce que croyait Descartes, n’est pas la chose du monde la mieux partagée.
Il n’y a pas grand-chose qui puisse être prédit. Notre mort, par exemple, nous n’en savons pas la date. Si l’on veut un exemple moins effrayant, songeons aux oiseaux. Leur vol, lui non plus, ne peut pas être prédit. Ce milan qui vient d’arriver chez nous va-t-il se poser sur un cèdre ou un sapin ? Personne ne peut le dire.
Jan Marejko, 25 avril 2014
[i] La perception est en général perçue d’une façon simpliste dans le monde scientifique. Une brèche dans ce simplisme a été faite par James Gibson dans son livre qui vient d’être traduit en français sous le titre, The Ecological Approach to Visual Perception. Boston: Houghton Mifflin. 1986.
[ii] J’ai examiné la genèse de ce principe dans « Les conséquences philosophiques de la formulation du principe d’inertie », Diogène, l983, 1123: 1-30. Traduit en anglais, espagnol et arabe.
[iii] Le meilleur livre que je connaisse sur cette question est celui d’Emile Meyerson, Identité et réalité, Paris : Alcan, 1908.
[iv] Léon Poliakov, La Causalité diabolique, Paris : Calmann-Lévy, 2006.
[v] Sur ces modèles, voir le récent ouvrage de Thomas Lepeltier, La face cachée de l’Univers, une autre histoire de la cosmologie, Seuil, 2014. Plus ancien mais toujours d’actualité, Jean-François Gautier, L'Univers existe-t-il ? Paris: Actes Sud, 1994. Le foisonnement de cosmologies, voire de cosmogonies a commencé vers la fin du 19e siècle à Vienne avec des personnages qui ont influencé le jeune Hitler. Voir Brigitte Hamann, Hitlers Wien, München: Piper, 1996.
Superbe propos! Il fait écho au précédent: « entre mondialisation et prolétarisation ». Lequel me renvoie à l’une de vos billets de l’Impact, il y a trente ans. Déjà, et pourtant hier! Il me renvoie aussi à d’autres lectures, au réflexions méditatives qu’elles ont suscité. Lesquelles prennent forme, à force de balbutiements, dont voici un.
Vous abordez rien de moins que le « péché originel »! D’où, je crois, tout découle! Y compris les modes. AI-je déjà évoqué cette vue? Si tel est le cas je vous prie de me pardonner une répétition.
Relation de cause à effet par excellence, le récit de Genèse 3; 1-5. Supercherie de première main qui commence par une question propre à insinuer le doute, même si d’un côté elle est bien formulée. Car elle porte sur les arbres! « Est-il vrai que Dieu a dit: vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin? » Et la femme répond: « les fruits des arbres du jardin nous pouvons manger… » Voyez vous le glissement de l’arbre au fruit? Elle a déjà l’idée du résultat derrière la tête. Le « serpent » entre dans la brèche, en parlant pour Dieu: « dieu sait que le jour de la consommation votre de lui vous serez comme Dieu, connaissant le bien (accompli) et le mal (inaccompli (selon Anick de Souzenelle)). Et voici la relation de cause à effet! Si… vous serez omniscients! Notez qu’à ce stade, comme aujourd’hui, Dieu reste un fichu mystère! Donc ils n’ont pu que spéculer sur ses attributs. Et se sont retrouvé tels qu’ils étaient, nus comme des vers. Ce qui n’était pas un problème, mais alors ils se firent honte. Et ils se cousent ces fichues feuilles de vignes (qui n’ont pas encore dit ce qu’elles ont à dire, mais je m’en vais les cuisiner un de ses jours) et, en plus, ils se cachent au milieu des arbres! C’est ici que Dieu leur offre une paire de jeans. Ici je précise qu’ils eurent honte l’un de l’autre (le verbe est au réflexif) mais aussi qu’ils eurent honte de tout! Car quand Dieu demande « où est tu? » l’Adam répond « je me suis caché car je suis nu ». « Qui t’a dit que tu es nus, as-tu mangé? »
Ici, en sixième lecture, je fais une découverte étonnante. Comment les rabbins de Jérusalem n’ont-ils pas vu? Ils font répondre à Adam: « la femme que tu m’as associée, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre », alors que le texte hébreu est sans ambiguité. Louis Segond écrit: « elle m’a donné de l’arbre ». La version Segond 21 dit « fruit ». Donc elle lui donne du fruit et il mange de l’arbre. Allez comprendre. Il y a anguille sous roche!
Mais pour conclure en recentrant sur le texte de Jan Marejko je cite 1 Co 15:37
« et ce que tu sème, ce n’est pas le corps qui naîtra; c’est un simple grain, de blé peut-être, ou de quelque autre semence. 38 puis dieu lui donne un corps comme il lui plait, et à chaque semence il donne un corps qui lui est propre. »
on serait tenté après avoir lu l’article de le résumer par cette phrase,plus vous chercherez moins vous trouverez
Parcontre les oiseaux prédisent la météo, les corneilles sont un exemple type .Une semaine avant l’orage de grêle de juin passé ,elles ont mené un boucan du diable .Inhabituel pour qui les observe chaque jour Quand au Geai lui même lui aussi sait avertir et toute une commune en a fait l’expérience depuis deux ans.A chaque fois qu’il émet des cris stridents la populace est avertie qu’elle va recevoir de la paperasse de l’administration communale ou que des arbres vont disparaitre. Ensuite il se fait plus discret !Et comment faisaient nos grands parents et les paysans ? ils n’avaient que la nature pour prévoir les travaux des champs et savoir s’il fallait mettre sécher le linge dehors ou dedans et pour cela il n’y a nul besoin d’être scientifique ,scientiste ,Rose-Croix ou je ne sais quoi
La nature parle aux humains depuis la création mais déteste les opportunistes qui sous prétexte de la protéger bassinent le citoyen à coup de déconnologie ecoterroriste .