En relisant les Mémoires de Michel Debré qui a joué un rôle primordial, aux côtés du Général de Gaulle, dans la naissance des institutions de la République actuelle, on perçoit la première intention qui y a présidé, la première tentation, la plus louable. Il fallait refaire la France, après le désastre humiliant de 1940, après le déclin qu’il avait appréhendé entre les deux guerres. Et, pour lui, le moyen en était de « refaire l’Etat ». Frappé par l’inadaptation des formations supérieures aux exigences de la conduite des affaires publiques, il avait voulu cette école destinée à former les membres de la haute administration. Il s’agissait de compenser le parcours parfois sinueux ou hésitant d’une démocratie retrouvée par la continuité d’une administration solide, diverse par son origine, mais réunie par une formation à la hauteur des questions prioritaires, économiques notamment, et animée par l’intérêt supérieur du pays. Ce qui est devenu l’ENA a joué un rôle essentiel dans l’encadrement politique de la France, et dans la sélection de son personnel politique au plus haut niveau : trois Présidents de la République sur sept en sont issus, et deux sur trois, pour ceux qui appartiennent aux générations qui pouvaient y être formées. Même si la qualité de la formation et surtout son esprit n’ont sans doute pas répondu à l’attente de Michel Debré, le poids de cette école a été considérable dans la Ve République. Elle a incarné la tentation technocratique. Pour délivrer le pays du jeu stérile des partis et des combinaisons politiciennes, il fallait que l’Etat soit incarné par des hommes qui soient d’abord des grands commis capables de redresser le chemin tortueux des politiciens et d’imposer les solutions techniquement les meilleures aux élus pétris d’idéologie. « L’ardente obligation du Plan » résume cet état d’esprit qui a fait de la France une URSS qui réussissait, c’est-à-dire une démocratie, elle, dominée par une technocratie qui faisait de l’Etat le moteur du progrès. Mais, assez rapidement, le modèle s’est déréglé à ses deux extrémités : d’une part, l’administration s’est politisée et d’autre part, le socialisme rampant a, comme partout échoué. Les hauts fonctionnaires ont envahi la politique. Les carrières se sont inscrites dans des réseaux de copinage, d’obédience et d’affiliation. Les idéologies se sont répandues dans le sillage de 1968. L’Etat missionnaire est devenu gestionnaire, obèse et impuissant. Nos brillants énarques prétendument formés à l’économie ont conduit le pays à quarante ans de dérives dépensières et déficitaires d’assistance généralisée.
La deuxième tentation avait surgi et s’était installée dans les meubles de la Ve République entre Mitterrand qui incarnait le retour au régime précédent et Chirac, qui après avoir figuré le prototype de l’énarque technocrate et rigide, exécutant efficace apprécié de Pompidou, s’est révélé sous un autre jour : le chef d’un parti attrape-tout, digne successeur des radicaux fins connaisseurs en cuisine électorale. La deuxième tentation, c’est celle des partis, et même du bipartisme de fait avec le PS d’un côté et l’UMP de l’autre suivant le modèle anglo-saxon. Les différents modes de scrutin ont compliqué le modèle d’une façon typiquement française. L’introduction de la proportionnelle par Mitterrand n’a pas empêché le bipartisme. Elle a simplement compliqué les affaires de la « droite »en raison de la présence du Front National. Le bipartisme n’est pas le régime des partis que condamnait de Gaulle. Ce qu’il condamnait, c’était les alliances contre-nature, les combinaisons, les ententes au sein desquelles l’intérêt du parti l’emporte sur celui du pays. Le bipartisme doit offrir des choix clairs entre des solutions opposées qui bénéficient de la stabilité pour être mises en oeuvre. Le Royaume-Uni montre que ce système est efficace, qu’il garantit l’alternance et une continuité politique au service de l’intérêt du pays. Là encore, la France a échoué : il y a bien en France deux partis dominants. Les élections municipales l’ont encore montré. Mais à « droite » il n’y a plus qu’une machine électorale vouée à soutenir un présidentiable choisi non pour ses idées mais parce qu’il peut gagner. Derrière, plus une idée, plus une valeur, un vide idéologique abyssal. A gauche, c’est la bousculade des idéologies ou plutôt des préjugés et des réflexes qui les ont remplacées. C’est ce qui explique qu’en dix ans, la « droite » n’a rien fait, et qu’en deux ans la gauche a fait n’importe quoi.
L’heure de la troisième tentation a donc sonné. Elle l’a fait avec éclat lors du premier Conseil des Ministres du gouvernement Valls. Désormais la politique n’est plus que de la « com ». Entre des pouvoirs locaux où l’on peut encore décider et réaliser et le pouvoir technocratique de Bruxelles, bandeletté de partout dans son action, le gouvernement, épié de près par les médias n’agit plus : il communique, il envoie des signaux. Le choix de Valls, l’équivalent à gauche de Sarkozy revêt cette signification. L’important n’est pas de faire, mais de dire, de pratiquer l’éloquence du menton, d’avoir comme dit Montebourg, « de la gueule ». On reproche moins à Ayrault son absence de résultats que les « couacs » de son gouvernement. On voit mal comment un gouvernement prisonnier de ses contradictions internes et externes pourra réaliser la quadrature du cercle en baissant charges et impôts tout en diminuant les déficits et en relançant la croissance. On a compris en revanche qu’un Premier Ministre de combat allait tenir un discours ferme et cohérent, avec le soutien de son équipe à coups de photographies porteuses et d’éléments de langage maîtrisés. Vive la « com », mais même ça, il ne serait pas prudent de parier qu’ils le réussiront.
Christian Vanneste, 6 avril 2014
Et vous, qu'en pensez vous ?