La pensée molle

Bruno Bertez
Bruno Bertez
Analyste financier anc. propriétaire Agefi France

 

Notre analyse de  « La tyrannie molle » s’inscrit dans la ligne de nos  textes sur la modernité des formes de contrôle, de propagande et, finalement, d’esclavage.

Aux Etats-Unis, la thèse de la nouvelle féodalité, nouvelle servitude, est plus largement développée qu’en Europe. Les travaux des conservateurs, libertarians, minarchistes, ou adeptes de l’école autrichienne d’économie, sont beaucoup plus diffusés que chez nous.

Le camp de la liberté, nous voulons parler de la vraie, pas de celle des économistes libéraux qui ne sont que les supplétifs des kleptos/ploutos, le camp de la liberté, disons-nous, dispose de gros moyens. Il a ses universités, ses séminaires, ses universités d’été. Sa production littéraire est importante. Ses débouchés politiques sont de plus en plus puissants et pas seulement du côté de Ron ou Rand Paul.

L’idée d’une fin du bipartisme n’est plus utopique. Les bases de l’émergence, un jour, d’un parti dit « indépendant » existent maintenant. Il faut noter que la finance, là aussi la vraie, pas celle de Goldman Sachs, ou JP Morgan, ne s’est pas trompée de combat, elle a compris très tôt qu’il n’y avait aucun rapport entre les pratiques de suppôts complices des Banques Centrales et les activités d’investissement dans l’économie réelle productive. En conséquence, elle a rapidement pris ses distances et dénoncé la dérive actuelle comme une forme de socialisme au profit des ultra-riches parasites de la finance spéculative.

Ce qui nous frappe, c’est le retard apparent des Européens et singulièrement des Français. En effet, à côté de la tradition typiquement américaine des émules de Jefferson et des défenseurs de la Constitution, il y a des travaux philosophiques radicaux. Et le paradoxe est que ces travaux constituent le prolongement… de recherches françaises. Beaucoup de philosophes français ont été appelés par les universités ou « think tanks » américains et ils ont jeté les bases d’une critique radicale des pouvoirs, de l’aliénation et de la nouvelle servitude.
Le marxisme en temps qu’idéologie a peu de succès; mais en tant que philosophie dialectique et matérialiste de la liberté, en tant que science de la société avec ses prolongements linguistiques ou symboliques, il est souvent utilisé comme outil de compréhension de la société. Les travaux de Derrida ou Goux, par exemple, ont été assimilés et dépassés. Cet enrichissement de la critique sociale américaine vivifie les analyses sur l’utilisation de la propagande, du contrôle des esprits et la mise au pas des citoyens. Elle va maintenant bien au-delà des travaux classiques de Chomsky.

D’une certaine façon, les thèses radicales que nous défendons n’étonneraient aucun intellectuel américain, simplement, il serait étonné qu’elles ne soient pas plus répandues en France.

Notre hypothèse est que, comme en beaucoup de domaines, la fuite des cerveaux explique beaucoup de choses. Les cerveaux vont là où ils sont appréciés, reconnus et récompensés. On les paye, on les honore, on leur donne les moyens de travailler, de publier. Il y a en plus une articulation étroite, un va et vient entre la pratique et la théorie. La pensée nourrit en quelque sorte la conduite des affaires, elle n’est pas enfermée dans un ghetto dominé par des mandarins.

Si vous réfléchissez à la question de savoir qui peut favoriser la réflexion fondamentale, radicale, utile à la pratique de la politique, utile à la pratique sociale, à la gestion des affaires, à la politique publique en France, vous avez vite fait le tour; il n’ y a rien en dehors de ce qui dépend de l’Etat. Le Patronat ne paie pas ou plus, les Gattaz ne pensent pas, les médias n’ont ni argent, ni compétence intellectuelle, les syndicats sont exsangues et primaires, les grandes fortunes préfèrent s’offrir des danseuses ou des mannequins, les Bettencourt ou Bergé ou Pinault ont choisi de s’acheter directement des hommes ou femmes politiques, les autres se délocalisent, eux ou leur fortune. Les quelques tentatives que l’on a vues du côté de fondations se sont sabordées ou ont dégénéré en groupes de pression arrivistes.

On feint de s’étonner de la montée du populisme. N’est-ce pas normal? N’est-ce pas voulu? Faute de réservoirs de pensée, de corps intermédiaires, le système est incomplet. C’est le télescopage, le court-circuit, on passe du Pouvoir à la révolte, sans intermédiaire, sans mise en forme, sans débat.

Le populisme est le seul vecteur pour exprimer par des révoltes, les idées qui ne sont pas celles des dominants de l’Etat, de la kleptocratie, de la ploutocratie, ou des planqués de la haute fonction publique.

A partir du moment où il n’y a ni réservoir de pensée, ni corps intermédiaires pour analyser, diffuser un matériel alternatif, non conforme à ce que souhaitent les féodaux dominants, alors seule la voie raccourcie, primaire, s’impose. Et le comble est que cette voie, « ils » la disqualifient en l’épinglant de l’étiquette de fasciste.

Bruno Bertez, 28 mars 2014

 

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