On l’a vue, l’hystérie de la scientificité, lors de la campagne qui a précédé le vote du 9 février. Les adversaires de l’initiative de UDC visant à réguler l’immigration en Suisse, s’appuyaient exclusivement sur des arguments présentés comme rationnels, techniques, scientifiques. D’où vient cet aveuglement qui fait croire qu’on peut répondre à des enjeux politiques uniquement par de tels arguments ? Il est vrai qu’ils sont bien pratiques, ces arguments, et pas seulement en politique. Dans le monde académique, aujourd’hui, on se débarrasse d’un professeur qui déplaît avec de la scientificité. Paravent pratique derrière lequel on peut cacher ses haines, ses désaccords, sans avoir à discuter, dressé sur le majestueux autel de la science. Mais de là-haut, on répand en fait l’obscurantisme.
Cet obscurantisme a ses racines dans l’histoire européenne. Après les boucheries de deux guerres mondiales, de la Shoah, du Goulag, l’Europe était épuisée et surtout effrayée par l’irrationalité qui a provoqué ces boucheries. Plusieurs historiens ont vu en Hitler un magicien, un shaman. Il s’appuyait sur un certain Horbiger qui dénonçait toute la science moderne de la manière la plus simpliste. L’Allemagne, un pays qui avait atteint des sommets inégalés dans les sciences, s’est engouffrée dans le délire irrationnel du nazisme. La Russie, auparavant, s’était elle aussi engouffrée dans le délire irrationnel du léninisme, alors qu’elle s’était illustrée avec de grands savants et non, comme par la suite, le bolchévique Lyssenko. Devant ces délires, il était normal, après 1945, de se rabattre sur le rationnel et rien que lui. La réaction compréhensible aux folies staliniennes et hitlériennes a été le principal soutien de l’hystérie scientiste. L’idée qu’en se fixant exclusivement sur la science, on éviterait les délires, a prévalu. On a oublié que par cette fixation, on peut aussi préparer un violent retour de l’irrationnel.
Ce n’est pas la première fois que la scientificité a donné l’illusion de pouvoir sortir d’une situation bloquée. La Royal Society, première société savante de l’histoire, fondée en 1660, a fait croire aux meilleurs esprits qu’ils allaient sortir, grâce à la science, des inextricables conflits religieux, politiques et militaires de l’Angleterre du 17ème siècle. Lorsque les hommes, dans la modernité, sentent que la discussion des affaires humaines ne fait que les enfoncer un peu plus dans la nuit, ils se tournent vers la science, qui semble leur promettre clarté, précision, rigueur. Ne donne-t-elle pas une image exacte du cosmos ? Si on le croit (à tort), on ne peut s’empêcher de croire que la science nous donnera une image exacte de ce qui se passe dans les affaires humaines ? Cette croyance est la base de l’hystérie scientiste. Malheureusement, la science ne peut pas et ne pourra jamais donner une telle image pour une raison très simple. Jamais une image, à elle toute seule, ne pourra nous dire ce qui se passe dans le cours des affaires humaines. Ce qui se passe en Ukraine ces jours-ci est une bonne illustration de cette déficience. Impossible de comprendre ce qui se passe à Kiev sans prendre en compte l’histoire, le temps avec ses drames passés et avec les attentes actuelles des Ukrainiens.
Les hystériques de la scientificité croient donc que ce qui se passe est réductible à un fonctionnement intemporel et rien qu’à lui. Leur référence, ce sont les mouvements stellaires qui paraissent fonctionner comme une horloge. Rien de ce qui se déroule, dans une horloge, n’est imprévisible. Le mouvement des aiguilles suit une logique implacable et donne l’espoir que nous allons pouvoir découvrir cette même logique dans les comportements humains, qu’ils soient individuels ou collectifs. Aujourd’hui, les recherches sur le cerveau procèdent de ce même espoir. Et c’est toujours ce même espoir qui encourage à se lancer dans la découverte de mécanismes sociaux ou psychiques qui, finalement, nous permettraient d’inscrire le comportement humain dans une logique irréfutable, tout comme les mouvements des corps célestes. Une telle inscription, croyons-nous, permettrait de contrôler ce qui arrive et nous nous accrochons à cette croyance comme à une bouée de sauvetage. Normal, car l’histoire nous fait peur et nous courons éperdument vers le mirage d’une maîtrise du devenir. Nietzsche disait que nous nous comportons alors comme des faibles incapables de faire courageusement face à la vie avec son imprévisibilité. Mais les avertissements de Nietzsche n’ont servi à rien. Nous continuons à courir vers ce mirage en nous présentant comme des chercheurs sérieux, rationnels, scientifiques alors qu’en réalité, nous avons soif d’un contrôle absolu de nos destinées.
Ainsi, grande est notre soif de maîtriser ce qui nous arrive. Cette soif est décuplée dans les périodes de trouble, comme lors de guerres de religion ou comme après les grandes guerres civiles européennes (1914-1945). Difficile de résister à l’hystérie de la scientificité qui nous pousse à chercher un fonctionnement, lorsqu’il n’y en a pas et ne peut y en avoir.
Mais l’aura de scientificité qui entoure la recherche est tel qu’on continue à en faire dans de crépusculaires impasses avec l’espoir de découvrir un algorithme, autrement dit une procédure permettant de résoudre un problème sans plus réfléchir, sans plus se poser de questions, grâce à quelque formule magique. Une image approximative de l’algorithme est celle d’une recette de cuisine. Lorsque je prépare un plat, je ne m’interroge pas sur la nature d’une carotte, de la semoule ou du sel. Je fais entrer ces ingrédients dans une procédure de préparation qui me conduira au plat cuisiné. Si je restais méditatif devant une courgette, me demandant ce qu’elle est au fond, je ne pourrais produire qu’une ratatouille. Toutes proportions gardées, les ordinateurs fonctionnent sur ce modèle de procédures automatiques avec, eux aussi, des ingrédients (les données) préparés avec un algorithme conduisant automatiquement à un résultat final qui n’est pas une ratatouille. Ainsi utilisons-nous aujourd’hui notre intellect pour découvrir des procédures qui, une fois découvertes, nous permettraient de ne plus penser. Comme les ordinateurs !
Ce ne serait pas drôle de vivre dans un monde où personne ne penserait plus. Nous en avons une idée aujourd’hui avec ce qui se passe dans la commission européenne et bien d’autres instances où l’on utilise des algorithmes comme les droits de l’homme, la liberté d’expression, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Beaux algorithmes, mais qui conduisent dans des impasses.
La science a favorisé la course aux algorithmes. Ce n’est pas entièrement sa faute. Elle reste une belle discipline à condition qu’on cesse de la présenter comme le modèle de toute connaissance. En fait, elle est un modèle de connaissance mineur dans le riche éventail des modes d’approche de la nature et de la culture.
Jan Marejko, 10 mars 2014
Il y a peut-être aussi, une sorte de volonté obscure, de fatalité, aller dans le mur, comme les 5 aveugles de Bruegel, on sait pas pourquoi mais on y va! Quand je vois dans le tram à l’heure de pointe, 9 personnes sur 10 avec son portable à la main, perdu dans ce ne sais quel histoire, je me dis, on est au bout de quelque chose. On nous remplit les mains: la tête, les yeux, les oreilles, et on fait de nous ce qu’on veut!