Jacques Mouriquand vient de présenter dans le cadre de l’émission Histoire vivante une série de 5 épisodes consacrés au nucléaire sous le titre « Le monde au régime nucléaire ». Sur des sujets chauds il est relativement facile de pratiquer soit le réquisitoire tout contre, soit le plaidoyer tout pour. Là où on souhaiterait de l’analyse, avec investigation et vérification des faits, et, aussi, une présentation équilibrée des opinions.
Rien de cela avec Jacques Mouriquand : on a eu droit à un réquisitoire à charge avec toutes les ficelles habituelles du journalisme unilatéralement engagé.
J’ai été ingénieur nucléaire. Selon ce dernier épisode d’Histoire vivante je ne peux donc, comme tous les acteurs professionnels du nucléaire, que pratiquer les abus, les errements, les mensonges. Et pourtant, du fond de ma non crédibilité si bien dénoncée, j’ose prendre le risque de dire que le jugement de valeur global, tel qu’il ressort de ce dossier, ne correspond pas à la réalité du terrain. Je ne veux pas idéaliser une profession qui a certainement ses défauts, commets des erreurs et a dans ses rangs peut-être quelques moutons noirs. Mais je dois dire que ce dernier épisode est un exemple de stigmatisation. Seul point positif : la charge est tellement forte que même l’auditeur ou le téléspectateur non spécialisé devrait quand même, je l’espère, se rendre compte de la partialité du traitement journalistique.
De cette série d’Histoire vivante je retiens deux documents :
1) le documentaire « Nucléaire exception française » de France 3 du 4.10.3003, rediffusé le 15.12.2013 sur RTS Deux.
2) l’interview du réalisateur de ce documentaire, Frédéric Biamonti, par Jacques Mouriquand, diffusé le 13.12.2013 sur RTS La 1ère.
Le ton est déjà donné par la présentation de l’émission sur le site Internet de la TSR :
« …la filière (nucléaire) française est un cas à part. Son développement fait aujourd'hui de la France le pays le plus nucléarisé au monde. C'est l'histoire de cette conviction que va raconter ce film. Une obstination qui confine parfois à l'aveuglement, portée par les partisans inconditionnels de l'énergie atomique. Recrutés parmi l'élite des grandes écoles d'ingénieurs, ils font partie du cercle des experts du nucléaire français. Cultivant le secret et le déni, ils ont réussi à confisquer le débat public. Le documentaire se construit à partir des témoignages d'acteurs majeurs, de ministres, de dirigeants d'EDF ou d'Areva mais également d'opposants qui remettent en question le choix quasiment exclusif de l'énergie nucléaire. En faisant également appel aux images d'archives, "Nucléaire, exception française" va soulever le voile sur les abus, les errements, les mensonges qui, d'hier à aujourd'hui, ponctuent l'histoire de ces soixante dernières années. »
Le secret et le déni ou les abus, les errements, les mensonges …tel est le vocabulaire utilisé pour décrire toute une profession. Ce documentaire est un réquisitoire à charge avec toutes les ficelles journalistiques habituelles. Il y a certes des témoignages très intéressants de personnalités bien choisies comme Marcel Boiteux, Bernard Bigot, Bertrand Barré, Anne Lauvergeon, etc...Mais le montage qui en est fait avec la juxtaposition des avis d’opposants notoires comme Mycle Schneider, Bernard Laponche ou Corinne Lepage détourne tous les propos et ne va que dans le sens d'une charge massive contre le nucléaire.
Avec tous les petits trucs bien connus: p.ex. Mycle Schneider est présenté comme un consultant en énergie, prix Nobel alternatif sans allusion à son engagement militant dans l’ONG Wise et sans préciser ce que signifie prix Nobel alternatif. Corinne Lepage est présentée comme ancienne ministre, sans mentionner son activité d’avocat d’un mouvement antinucléaire. Les professionnels du nucléaire sont jugés au service d’une religion d’État.
Et bien sûr, pas un mot sur le bilan et les performances réelles du parc électrique français : on n’apprend rien sur le prix de revient du kWh, le plus bas de tous les pays de l’UE, rien non plus sur la contribution importante à la balance commerciale française, rien encore sur le bilan CO2, un des plus favorables, rien sur l’absence de grandes pannes, d’accidents graves et de victimes, rien enfin sur l’amélioration de la pollution atmosphérique par la combustion réduite d’agents fossiles.
Pour illustrer le décalage entre la réalité et le documentaire, je me limite à un seul exemple : le traitement qui est fait de ce qu’a été « l’affaire Pellerin ».
Le prof. Pierre Pellerin, spécialiste de radioprotection, était à l’époque de Tchernobyl le responsable pour la France, comme directeur du SCPRI (Service central de protection contre les rayonnements ionisants), de mesurer les retombées radioactives de l’accident et d’informer les autorités, et la population, sur les risques que cela pouvait représenter. C’est devenu l’affaire Pellerin lorsqu’il a été accusé d’avoir nié les retombées de Tchernobyl sur sol français. Motif invoqué par ses détracteurs? La raison d’Etat : il aurait menti pour ne pas ébranler la confiance des français dans le nucléaire. Il a été cloué au pilori par les associations antinucléaires et par beaucoup de médias. Or ces accusations ne pouvaient être plus injustes si on connaît les faits. M. Pellerin était une forte personnalité.
Il avait réussi, déjà avant Tchernobyl, à imposer à la France (et à certaines instances réticentes) deux mesures de prévention essentielles:
1) Un réseau de détecteurs permanents de radioactivité sur l’ensemble de l’hexagone
2) Des filtres à sable pour les centrales nucléaires françaises destinés à retenir les produits radioactifs en cas d’accident (Explication sur les filtres à sable.
Un refroidissement insuffisant du combustible peut conduire à une contamination de la vapeur et à une surpression qui peut endommager les circuits et permettre une contamination à l’extérieur de la centrale. Le fait de faire décharger les vannes de surpression à travers des filtres (gros bacs à sables) permet de retenir une bonne partie des substances radioactives. Ces filtres, installés aussi en Suisse, avaient été refusés par l’exploitant de Fukushima : ils auraient permis de réduire la contamination radioactive de 95%. Signalons au passage qu’il manquait aussi à Fukushima des confinements extérieurs mixtes acier/béton étanches, des catalyseurs pour prévenir les explosions d’hydrogène et des diesels de secours blindés contre les inondations.
Tous faits également ignorés par le documentaire : pour une raison simple, la leçon de Fukushima doit être de fermer tous les réacteurs du Monde et surtout pas de montrer les erreurs très particulières des responsables japonais). M. Pellerin avait même fait équiper les avions d’Air France de capteur de radioactivité. Grâce à lui, la France était en mesure, dès le 1er jour, d’anticiper la radioactivité de l’atmosphère hors des frontières avant qu’elle ne pénètre en France. M. Pellerin a informé de manière honnête de ses mesures.
Il est apparu sur les plateaux de télévision. Il n’a jamais nié les retombées en France, ni faussé les valeurs mesurées. Il a donné aussi les doses à la population et aux produits agricoles dès qu’elles ont été connues en affirmant, ce qui était vrai et a été abondamment vérifié par la suite, que ces doses n’étaient pas dangereuses et ne nécessitaient pas de mesures de protection particulière. Mais voilà : ce message-là était inacceptable pour la mouvance antinucléaire qui ne le lui a pas pardonné. Il fallait abattre le prof. Pierre Pellerin. Avec l’appui d’une grande partie des médias, une rumeur construite avec méthode a attribué au prof. Pellerin des déclarations selon lesquelles « le nuage se serait arrêté aux frontières de la France ». Paroles qu’il n’a jamais prononcées.
Le seul élément vrai est que les bulletins météo, les premiers jours, ont eux, et eux seuls, annoncé que les vents n’avaient pas encore permis à la radioactivité d’atteindre la France. Heureusement, divers jugement de tribunaux ont rétabli la vérité et ont blanchi M. Pellerin des fausses accusations portées contre lui. Ses détracteurs ont même été condamnés pour diffamation. Oui, mais le documentaire de Frédéric Biamonti ne reprend de ces évènements que la version des ONG antinucléaires selon laquelle on a voulu rassurer plutôt qu’informer en faisant croire que le nuage s’est arrêté à la frontière de la France.
Le reste des sujets du documentaire est traité à l’avenant. Il faudrait au moins dix fois le temps de l’émission pour rétablir tous les faits.
Tout cela avec la caution d’un journaliste expérimenté de la RTS Jacques Mouriquand. Son site Internet indique que M. Jacques Mouriquand, non seulement a une vaste pratique du journalisme, mais donne aussi des leçons de journalisme.
La présentation si complaisante d’un documentaire si orienté de Frédéric Biamonti, de la part d’un journaliste si chevronné, est difficile à croire. Analyse ou procès sommaire ? Investigation ou lynchage public ? Histoire vivante ou histoire assassinée… ? À l’auditeur averti de choisir.
Jean-François Dupont / 17.12.2013
Pour en savoir plus sur « l’affaire Pellerin » :
Article sur Pierre Pellerin, Le Petit Journal du 14 mars 2013
Communication de Henri Lehn, expert nucléaire français du 20.11.2012
Le prof. Pellerin innocenté, Cyrille Vanleberghe, Le Figaro
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=16384
http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1281
http://www.sfen.org/Communique-SFEN-Le-professeur
http://www.sfen.org/IMG/pdf/annexe_communique_pellerin_21nov2012.pdf
Et vous, qu'en pensez vous ?