A l'approche des élections européennes, cette question posée lors d'un débat aux journées de Bruxelles, résume bien le divorce désormais patent entre l'opinion publique française et la construction Européenne.
Depuis le "Non" au référendum de 2005 sur la Constitution européenne, c'est le désamour entre les Français et l'Europe. Trop libérale, chantre de la "pensée unique", sourde à la détresse sociale, et soumise à la seule loi des marchés, l'Europe ne répond plus aux aspirations des Français.
Une étude réalisée l'institut CSA, publié lors des journées de Bruxelles, vient illustrer ce désamour, qui prend désormais la forme d'un rejet franc et massif. Seuls 17% des personnes interrogées disent vouloir "plus d'Europe" à l'avenir, contre 52% qui veulent "moins d'Europe" (18% voudraient ne rien changer et 12% sont sans opinion). Plus inquiétant, 58% pensent que l'UE à un impact "plutôt négatif" sur la France, un pourcentage qui grimpe à 66% dans les villes de moins de 20 000 habitants.
Dans ce contexte favorable aux populismes en tout genre, la tentation de taper sur "la Commission de Bruxelles" est souvent irrésistible, car politiquement payante. Nicolas Sarkozy en a fait une de ses spécialités, accusant la Commission de naïveté et réclamant - à raison - la réciprocité dans les échanges commerciaux et la fin du dumping fiscal et social au sein de l'Union. Arnaud Montebourg poursuit dans la même veine - en y ajoutant une couche de populisme -, lorsqu'il déclare, que la différence entre les entreprises américaines, chinoises et européennes, c'est que les premiers, au moins, "n'ont pas la Commission européenne sur le dos."
Alors, la Commission doit-elle porter seule le chapeau ? Non. D'abord, la Commission est avant tout un chien de garde docile, qui veille à la mise en œuvre des traités, dans l'intérêt de l'Union dans son ensemble et non d'un pays en particulier, ce qui implique des compromis, parfois douloureux. Son rôle est donc strictement limité à cette part de souveraineté que les Etats membres - à l'unanimité - ont bien voulu mettre en commun.
Si la Commission ne s'occupe pas suffisamment de social, de justice ou d'éducation, c'est donc avant tout parce que personne ne lui en a confié la mission (la co-mission). A l'inverse, si elle s'occupe de marché, c'est bien parce qu'on lui a demandé de veiller au respect de l'équité au sein du Marché Unique, décision qui fut prise et ratifiée en son temps à l'unanimité.
Veiller au respect des règles au sein du marché unique, c'est justement le travail de Joaquín Almunia, en charge de la concurrence à la Commission. Lors des journées de Bruxelles, ce socialiste espagnol s'est évertué à (ré)expliquer les bases du fonctionnement actuel de l'Union. D'abord, le marché n'est qu'un instrument au service de l'intégration européenne, il n'a donc pas vocation à représenter "les valeurs de l'Europe" que sont la justice, l'éducation, le social etc.
Si l'UE peine à représenter ces "valeurs", c'est donc plutôt par manque d'Europe que par excès. A moins bien sûr, de faire machine arrière et de sortir de l'UE et de la zone euro, comme le prône le Front National, ce qui au moins, aurait le mérite de la cohérence... Ceux qui, en France, se plaignent que l'Europe ne fait pas assez de social devraient ainsi pousser leur raisonnement jusqu'au bout et appeler à la fondation d'une Europe de type fédéral, pour justement pallier ces lacunes, ajoute le commissaire espagnol.
Face à la crise des dettes souveraines, c'est d'ailleurs naturellement vers "plus d'Europe" que se sont tournés les dirigeants européens, renforçant la gouvernance de la zone euro (six-pack, two-pack et pacte budgétaire). La Commission a vu ses pouvoirs renforcés et a désormais une plus grande marge de manœuvre pour sanctionner les états qui laissent déraper leurs déficits publics. Elle peut aussi formuler des recommandations économiques parfois détaillées à leur égard, par exemple sur la réforme de retraites, qui sont ensuite soumises à l'approbation des Etats membres réunis au Conseil.
Mais ces réformes ont été adoptées dans l'urgence et la discrétion, sans véritable débat démocratique. L'austérité, d'inspiration allemande, a fini par l'emporter car c'était la seule solution tangible en l'absence d'un consensus pour lancer les bases d'une véritable Europe sociale, donc fédérale.
Au final, comme le souligne Almunia, ce sont les technocrates de la Commission qui portent le chapeau, car c'est à eux que revient la tâche ingrate de mettre en œuvre les décisions prises par leurs maîtres à Berlin, Paris, Londres ou ailleurs. Avec les conséquences funestes que l'on sait sur l'opinion publique et la montée des extrêmes.
Alors, la Commission, bouc émissaire, victime de la lâcheté de nos dirigeants qui tirent les ficelles à l'ombre des regards ? Non plus. La Commission a elle aussi pêché par manque d'inventivité face à la crise, se montrant trop empressée à suivre les dictats de l'austérité, comme l'a rappelé Paul Magnette, un ancien prof d'université devenu ministre en Belgique. Le résultat, dit-il, c'est une sorte de "fétichisme européen" qui ne laisse plus de place au débat démocratique. "Si la Commission se considère elle-même comme un secrétariat technocratique, alors c'est la défaite," renchérit Almunia.
Quelles sont alors les pistes évoquées pour en sortir ? Tous les intervenants aux journées de Bruxelles, y compris l'économiste français Thomas Piketty, s'accordent à dire que la règle de l'unanimité doit être brisée, notamment dans le domaine fiscal, afin de combattre les dumpings en tout genre. Tant que les états conserveront leur droit de véto, l'Europe sera condamnée à l'immobilisme, ou, au mieux, à la lenteur, font-ils valoir.
Mais les Français sont-ils prêts à faire ce saut fédéral, que les allemands appellent d'ailleurs de leurs vœux? Il est permis d'en douter, car elle impliquerait des réformes profondes dans des domaines sensibles, comme le marché du travail, le régime des retraites, ou encore la santé, qui risquent de remettre en cause certains acquis sociaux chers aux français. On tremble déjà à l'idée des manifestations de masse que provoquerait à coup sûr une réforme dictée par les technocrates de Bruxelles...
Pourtant, il n'est pas interdit de rêver à une convergence graduelle et ordonnée des régimes fiscaux et sociaux au sein d'une zone euro renforcée de type fédérale ou confédérale. C'est la direction qu'ont pris les dirigeants européens en relançant le chantier de la réforme des traités, destinée à renforcer la dimension sociale de l'Union Economique et Monétaire (UEM), et doter la zone euro d'un budget propre, tout en consolidant la discipline économique et budgétaire.
C'est seulement au terme de ce processus d'intégration que l'Allemagne sera disposée à discuter des fameuses euro-obligations qui mutualiseraient la dette européenne et soulageraient les pays frappés par la crise. Et c'est à ce prix seulement que l'Europe pourra enfin combler les failles du libéralisme.
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