Financiarisation du monde et lignification du langage.
L’argent permet de ne pas rester collé aux choses. Sans lui, je serais incapable de me détacher de ce qui m’est utile. Sans lui, je resterais collé à ce qui servirait à ma survie. Sans lui, je ne considérerais jamais les choses de loin et les manipulerais instinctivement dans un contact immédiat avec elles. C’est ce que font les animaux. Ils restent dans un usage inconscient des choses. De son os, Médor ne peut se détacher. Il reste collé à lui. Il ne peut pas prendre une distance envers lui, évaluer sa valeur et s’en détacher pour prendre une somme d’argent à la place de la moelle qui le fait saliver. Mais nous, grâce à l’argent, ne sommes pas entièrement pris par les choses. Lorsque nous les considérons, ce n’est pas seulement elles que nous appréhendons, mais d’autres à côté ou d’autres qui viendront plus tard. En donnant une valeur aux choses, je me détache d’elles et peux même me demander ce qu’elles sont. Jamais Médor ne se demanderait ce qu’est son os.
Le langage aussi nous permet de prendre une distance envers les choses. Grâce à lui, elles ne sont pas là, posées devant nous. Comme le montre Joel Dicker dans son dernier livre, si je parle des mouettes que je vois sur la plage, je fais beaucoup plus que les désigner. Je les associe aux nuages, à la mer, à moi qui en parle. Le mot de mouette, aussitôt prononcé, cesse de me renvoyer seulement à cet oiseau. Les animaux ne peuvent pas parler. Ils vivent immergés dans un milieu qui leur envoie des sensations auxquelles ils répondent instantanément. Les animaux, comme l’a suggéré le philosophe allemand, Martin Heidegger, vivent dans un « Umwelt », un environnement, non dans un « Welt », dans un monde. Ils ne peuvent donc pas le contempler. On n’a jamais vu Médor verser une larme devant un coucher de soleil.
L’argent, en nous transportant au-delà des choses, peut nous amener si loin, que nous ne les voyons plus. Financiarisation disent les économistes. La monnaie, surtout lorsqu’elle est abondante et qu’il y a inflation, coupe nos liens avec l’économie réelle. Celle-ci s’évanouit derrière une bourse, des actions, des billets. Au lieu de mieux investir dans des entreprises, le financier investit en fonction du cours des marchés. L’argent, en devenant à ses yeux une fin en soi, lui fait perdre de vue la réalité. De même le langage, en créant une distance envers le monde, peut nous en couper. Il n’aide plus alors, à mieux le désigner, mais à s’en éloigner. Pris dans un processus inflationniste, il nous fait entrer dans une bulle de mots où nous nous perdons. En nous accordant la possibilité de ne pas rester collé aux choses, le langage peut donc nous égarer, tout comme l’argent. Lorsque le langage nous égare, lorsqu’il cesse de désigner des choses, on parle de lignification, comme l’a signalé le philosophe Jacques Dewitte.[1] Financiarisation et lignification ont le même effet sur les esprits.
La lignite provient des fossiles des plantes. La lignification est le processus par lequel une plante chatoyante devient un noir charbon. La langue subit un processus semblable lorsqu’elle perd son chatoiement. Elle devient alors une langue de bois. Au lieu de permettre aux esprits de circuler librement parmi les choses, elles les en coupe. N’ayant plus accès au réel, les hommes tournent à vide dans une logomachie totalitaire. C’est alors qu’on peut déplorer, avec Slawomir Mrozek, que « les mots ne collent plus aux choses ». Ce regret est compréhensible, mais il peut aussi nourrir une fausse illusion. Celle d’une langue qui serait si transparente qu’elle établirait un rapport immédiat entre l’esprit et le réel. Un tel rapport n’a jamais existé et n’existera jamais. Mais lorsque le lien entre l’esprit et les choses se distend, nous en avons la nostalgie, surtout lorsque, comme Slawomir Mrozek, nous souffrons sous l’emprise d’un régime totalitaire. Un tel régime produit en effet une lignification du langage qui, au lieu d’ouvrir à la beauté du monde, enferme les esprits dans un labyrinthe d’abstractions.
Ne serions-nous pas, nous aussi, enfermés dans un tel labyrinthe ? Notre langue ne s’est-elle pas lignifiée ? Cette question devrait intéresser les linguistes, mais lors de leur dernier congrès international à Genève, ils ne l’ont pas posée. Parce qu’elle est trop effrayante ?
[1] « La lignification de la langue » in HERMES n°58, La langue de bois. CNRS Editions, décembre 2010, pp. 47-54.
Votre formule; “L’inflation des mots, qui ne sont plus verbe, ne peut compenser le vide intérieur” est très belle et profonde. Il faudrait la faire graver au fronton des nos universités.
Monsieur Marejko, votre propos m’est ardu. Je me vois incapable de lui donner quittance, de vous dire que je vous ai compris. Pourtant mon cœur connaît que vous ne vous exprimez pas en vain.
Voici donc l’écho que je puis vous offrir.
Ce vieux renard de Robert Anson Heinlein a décrit, dans “en terre étrangère” l’émerveillement de l’homme de Mars quand il a compris l’argent. Je vous offrirai la citation si j’avais le livre sous la main. Mais c’est très joli.
C’est une chose mystérieuse que l’argent. Autant que la richesse et la pauvreté.
Je n’ai jamais compris le principe de la couverture or de la monnaie, et ne le comprendrai probablement jamais.
Pourtant je comprends ce principe en ce qui concerne la parole, la mienne. En ce sens que mes mots sont couverts, garantis par le contenu de mon cœur, ses dispositions.
L’inflation des mots, qui ne sont plus verbe, ne peut compenser le vide intérieur.
Les gloseurs du Bien sont pathétiques! Je pense au jeune premier ministre que “J’ai donné à la France”… Vous imaginez? Miterrand a tant aimé la France qu’il a donné son jeune premier!
Le vide intérieur… ? Ce vide deviendrai fécond si ceux qui le refusent ne s’acharnaient pas à le remplir! Le remplir de vanités, de niaiseries. Je suis fondé d’affirmer cela. Mais c’est une autre histoire.