Vous pensiez qu’ils avaient des limites, vous vous trompiez.
Si vous avez aimé, en 2005, l'intervention de Luc Recordon faisant état de son « handicap lourd » pour défendre la sélection, et par conséquent l'élimination, eugénique des futurs handicapés, vous allez adorer l'article du Matin de ce jour, intitulé "elle a perdu ses sept enfants".
Tous les moyens sont bons, décidément, pour faire passer n'importe quelle aberration de l'industrie génétique pour un progrès, dont la seule absence constituerait, dès alors qu'il devient possible, une profonde injustice. Plus de fatalité, plus d'ordre naturel, mais des services et une consommation du vivant pour satisfaire toutes les demandes.
Ainsi, le fondement naturel de la génération et, par conséquent, de la filiation, gamète mâle et gamète femelle, pourrait être renversé sur la seule raison du malheur d'une pauvre mère ayant perdu sept de ses enfants à qui elle avait transmis une maladie génétique.
Chercher à guérir cette maladie, enjoindre cette mère à ne plus la transmettre et à se tourner vers l'adoption ? Que nenni, contre vents et marées la société de consommation doit lui offrir la pleine jouissance de la génération, et l'industrie du bricolage du vivant croit tenir, dans le malheur de cette jeune femme, la légitimation de la procréation à trois géniteurs. Une monstruosité de plus, une lacune de l'intelligence pour parer à celle de la nature. Ou comment démonter les ultimes repères à grands coups de hache, tout en favorisant son petit commerce au passage. L'on en oublie, qu'il y a peu encore, la communauté internationale pendait haut et court les responsables de telles expériences, aujourd'hui les voilà dûment pensionnés et primés. Il faut dire que le monde a changé.
Nous voilà condamnés au règne du relativisme et des notions de bien et de mal évoluant au gré des magazines en quadrichromie. Comprenez, il faut bien vendre.
"Quand vous voulez une famille, quand vous avez un bébé comme Edward et que vous pensez enfin atteindre vos espoirs et vos rêves, c’est dur d’entendre que votre enfant va mourir",
explique Sharon Bernardi, la mère en question. C'est dur en effet, et cette maman, dans son malheur, est certainement digne de notre compassion, mais la solution proposée est encore plus dure. La fabrication sur mesure d'une machine biologique en guise d'enveloppe charnelle, arrachée à la nature sur la négation de ce qui fonde réellement la psyché humaine, priver un être de ce qui fait son âme, son esprit, sa personne, pour qu'il puisse disposer d'une matière - un corps qui n'est en somme que le véhicule de l'essence - qui soit conforme aux standards de l'industrie consumériste.
Ces excès deviennent possibles aujourd'hui, d'autres l'ont été par le passé, et les sociétés civilisées n'y ont pour autant point cédé. On y succombe aujourd'hui pour une raison bien précise: le matérialisme l'a emporté. L'humanité ne se détermine plus que par son apparence, sa capacité à jouir et à consommer. La vaste entreprise de déspiritualisation du genre humain ne pouvait d'ailleurs que conduire à cette fin. Pour le matérialiste, le handicapé est laid, il fait peur, il rompt la vision d'une harmonie fondée sur des critères esthétiques arbitraires, il ne peut que souffrir puisqu'il ne peut plaire, à la fin, il coûte cher. Pour le spirituel, saint Matthieu écrit ces paroles, de la bouche même du Christ:
"Il y aura toujours des pauvres parmi vous" (1),
des pauvres en santé, en argent, en amour.
"Il y aura toujours des pauvres" continue Lamennais "pour empêcher l'homme de s'endurcir; afin de troubler le funeste repos de l’opulence, de réveiller au fond des cœurs la pitié, la miséricorde : il y aura toujours des pauvres, afin qu'il y ait toujours des vertus; il y aura enfin toujours des pauvres, des êtres souffrants, pour représenter la race humaine, si souffrante elle-même, et si pauvre, qu'un seul mouvement d'orgueil dans un enfant d'Adam est un prodige éternellement inexplicable à la raison." (2)
Le pauvre est nécessaire au riche pour lui permettre d'élargir son coeur, d'accomplir pleinement son humanité, rien de moins, en somme, que de lui permettre d'exister. Et nous sommes tous, à la fois, et le riche et le pauvre de quelqu'un.
Alors oui, l'homme moderne est presque comme transcendé par les progrès de sa science. "Vous serez comme des dieux" (3), promet le serpent à l'Eve de la Genèse. Aujourd'hui comme hier, l'éventualité d'être un dieu se confronte à celle de cesser d'être un homme, ou du moins de se voir nettement diminué dans son humanité. C'est toujours la même pomme dans nos mains, et la même liberté.
(1) Mt XXVI 11.
(2) Essai sur l'indifférence en matière de religion, tome 1.
(3) Gn III 5.
Et vous, qu'en pensez vous ?