Qu’est-ce qui ne va pas à Genève ? Pourquoi le canton continue-t-il d’alourdir ses problèmes au lieu de s’en extraire ? Bien davantage que la comédie budgétaire à laquelle les citoyens assistent dans l’indifférence depuis quelques mois, ce sont ces questions qu’il convient d’éclairer parce qu’elles appellent des réponses de plus en plus pressantes. Réponses délicates car elles se situent au niveau des institutions, à celui de leur fonctionnement dégradé et délétère.
Genève fournit l’illustration la plus éclatante des aléas du système politique helvétique. Nulle part les institutions fondées sur « la concordance » et sur la démocratie directe n’apparaissent aussi paralysantes. Dans aucun autre canton elles n’ont conduit à une inefficacité gouvernementale aussi évidente, à un rôle aussi insignifiant et déplacé du Grand Conseil, à un gaspillage aussi éhonté des richesses publiques et n’a ouvert la porte à des excès démagogiques et populistes à hauteur de ceux que nous connaissons.
L’incapacité gouvernementale est particulièrement apparente dans le domaine crucial des finances publiques. Le Conseil d’Etat, depuis des décennies, s’est révélé incapable de mettre en œuvre les plans de redressement financier qu’il propose à intervalle régulier au Grand Conseil. Il a même échoué à concrétiser la loi constitutionnelle d’assainissement votée par le peuple en 1993.
Et que penser d’un gouvernement qui, depuis plus de vingt ans, se montre incapable de faire face à la lancinante pénurie de logements dont souffre Genève autrement qu’en invitant, au prétexte de la protection des locataires et de la zone agricole, ceux qui travaillent dans le canton à se loger en France voisine et dans le Pays de Vaud ?
Gouverner, dit le Larousse, c’est « diriger à l’aide d’un gouvernail ; c’est exercer la direction suprême des intérêts de l’Etat ». En démocratie les intérêts de l’Etat sont ceux perçus et énoncés par le peuple et le parlement, recensés et recueillis dans les programmes politiques des partis et les programmes gouvernementaux. Or à Genève le Conseil d’Etat se fixe certes quelques objectifs mais travaille sans programme politique. Etant composé de membres défendant des idées politiques contradictoires ceux-ci ne parviennent qu’à s’accorder sur quelques dénominateurs communs, nécessairement médiocres, relatifs à l’intendance et au court terme, sans emprise sur le long terme.
Le Grand Conseil ne joue plus les rôles que lui assignent la démocratie et la séparation des pouvoirs. Comme ailleurs en Suisse, quelques partis répartis sur l’ensemble de l’échiquier politique se partagent les sept sièges du gouvernement. Mais à Genève, dans une telle configuration, aucune opposition parlementaire sérieuse ne peut se structurer et agir de manière efficace et constructive. La vaste majorité des députés appartenant à des groupe représentés au Conseil d’Etat, ils sont en effet « sous influence » et expressément invités à étouffer leurs critiques éventuelles de l’Exécutif. Les velléités contestatrices que le parlement associe aux exercices budgétaires illustrent tristement ce constat. Elles n’aboutissent jamais à autre chose que de la cosmétique.
La caractéristique la plus frappante du Grand Conseil, surtout en matière financière, est sa passivité. C’est vrai en premier lieu pour la commission des finances qui ne s’est jamais dotée des instruments requis par un suivi sérieux des comptes et des budgets de l’Etat et la mise en œuvre des plans d’assainissement présentés par le Conseil d’Etat. Celui par exemple, annoncé en 2005, qui limitait clairement la hausse des subventions pour la législature et fixait avec précision les diminutions d’effectifs dans l’administration publique, n’a pas été mieux respecté que les précédents. Les députés n’en ont rien dit.
Avec le temps les relations entre le Conseil d’Etat et le Grand Conseil sont devenues malsaines et le processus législatif genevois est désormais le plus lourd et le plus coûteux du pays. Les députés consacrent une large part de leur énergie à un harcèlement du Conseil d’Etat à propos de questions souvent futiles et de « problèmes » plus médiatiques que politiques. Ils passent leur temps dans des séances innombrables de commissions, procédant à d’interminables auditions des mêmes milieux que ceux déjà consultés par le gouvernement. Avant de débattre inlassablement des points de détail et d’alourdir inutilement les textes.
Le mot « compromis » est probablement celui le plus utilisé par les élus genevois mais c’est pourtant au bout du lac que le droit de référendum et celui d’initiative sont les plus fréquemment utilisés. Les mœurs politiques genevoises sont fondées plus qu’ailleurs en Suisse sur la méfiance des élites et la contestation des autorités. Les Genevois ont toujours aimé faire de la politique dans la rue et répondre avec enthousiasme aux appels des agitateurs et des tribuns. De tout temps ceux-ci ont pu compter sur une frange de 20 à 30 % de la population attirée par des groupements ou partis extrémistes et populistes, de gauche comme de droite. Ces milieux se nourrissent d’autant plus aisément de ces habitudes contestataires que les exigences conditionnant le recours aux droits d’initiative et de référendum sont demeurées inchangées depuis le début des années soixante alors que la population des votants a doublé entre temps.
« Une longue tradition de ville riche, malgré les crises, exclut la prudence d’un canton rural désargenté. On s’arrangera toujours ! » C’est sur ces mots que s’achevait l’article que Le Temps a consacré à Genève le 13 mars. C’est aussi le discours démagogique que les élus du bout du lac continuent de tenir, préférant maintenir au profit de leurs électeurs les salaires, les prestations et les allocations auxquels ceux-ci ont été habitués plutôt que d’affronter les choix délicats imposés par le futur de la Cité. Malheureusement pour les uns et les autres « la chance, comme tous les luxes et comme tous les crédits, coûte tôt ou tard fort cher » (Pascal Jardin)
Pierre Kunz
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