La tectonique des états européens se fait toujours plus mouvementée. La permanence de la crise sera-t-elle le facteur déclencheur d’un démembrement de la cartographie du congrès de Vienne ? En Suisse, entre processus de réformes bureaucratiques écrasant et rebuffades caractérielles de cantons alpins, l’union confédérale est-elle en péril ? Mais qu’est-ce que le fédéralisme ? Olivier Delacrétaz, président de la Ligue vaudoise, revient sur le principe et ses définitions avec une précision qui redonne vie à une idée de force que certaines autorités semblent prêtes à dissoudre dans le magma mondialisant. Interview.
Les Observateurs: Qu'est-ce que le fédéralisme ?
Olivier Delacrétaz: Entre l’ignorance réciproque et la fusion complète, il existe mainte forme possible de relations entre deux ou plusieurs Etats. Cela va de l’abaissement des tarifs douaniers à la libre circulation des personnes, des biens et des marchandises, du traité de non-agression à l’alliance militaire, de l’accord sectoriel limité dans le temps à la constitution commune.
On peut parler de fédéralisme dès que la relation est suffisamment globale et durable pour nécessiter la création d’une institution faîtière permanente pourvue de compétences politiques propres.
En d’autres termes, une structure fédérale suppose l’existence de deux pouvoirs politiques distincts s’exerçant d’une façon coordonnée sur le même territoire et la même population.
Il y a dans cette coexistence quelque chose de contre-nature, dans la mesure où l’une des fonctions premières, dans l’ordre de l’urgence, d’un pouvoir politique est précisément de rassembler dans ses mains tous les organes de la contrainte publique, de manière à assurer la clarté des lois et la tranquillité du droit. C’est dire que le fédéralisme est un système en tension permanente, chacun des pouvoirs, celui des Etats fédérés et celui de l’Etat fédéral, tendant par nature à l’exclusivité.
La force de la Suisse est d’avoir créé des institutions stabilisatrices permettant une gestion relativement équilibrée de cette tension. La disposition clef en est l’article 3 de la Constitution fédérale. Il différencie fondamentalement les deux pouvoirs, reconnaissant que le pouvoir originel appartient aux cantons, et n’attribuant que des compétences déléguées à la Confédération.
Néanmoins, la Suisse ne cesse de centraliser. Pour quels motifs ?
Deux mécanisme centralisateurs principaux sont à l’œuvre. Le premier est mu par le principe d’égalité, qui dénonce chaque différence cantonale comme une injustice inacceptable et prétend résoudre la question en uniformisant les lois et pratiques des cantons.
L’erreur, c’est qu’en politique, tout se tient. Dans la mesure où de nombreux domaines continuent d’être régis par des droits cantonaux différents, dans la mesure aussi où l’interprétation de la loi fédérale n’est pas la même d’un canton à l’autre, l’application à tous les cantons de la même loi fédérale produira des effets différents. C’est dire que l’égalitarisme ne sera satisfait que lorsque l’entier de la politique sera entre les mains du seul pouvoir fédéral.
Satisfaction provisoire, d’ailleurs, puisque le principe égalitaire, qui ne saurait souffrir la différence helvétique par rapport aux autres Etats, tend à s’étendre à la planète entière et contient en puissance l’unification des lois sur les plans européen et mondial.
Le deuxième mécanisme centralisateur découle de la forme même de l’Etat fédératif. Celui-ci, abandonnant l’exigence d’unanimité des cantons pour tout transfert de compétence, privilégie implicitement le pouvoir fédéral au détriment des Etats cantonaux.
Je dis « privilégie », mais en fait, la Confédération ne gagne rien à ce mouvement constant de centralisation. Au contraire. Elle se trouve engorgée par la gestion d’innombrables tâches qui ne sont pas de son ressort, ce qui la distrait de ses tâches essentielles, en particulier la défense des cantons face aux agressions de l’extérieur.
La centralisation crée même des problèmes spécifiques, notamment dans le domaine des relations linguistiques. Toute compétence centralisée devient ipso facto pensée et exercée en langue allemande, ce qui engendre une minorisation des cantons francophones et italophones et, du même coup, un raidissement des relations confédérales. Ce problème n’existe pas quand chaque État cantonal légifère, juge et administre dans sa langue.
Il existe bien d’autres mécanismes qui contribuent à la centralisation, liés en particulier à la compétition électorale.
L'unité ne fait-elle pas la force, le fédéralisme n'est-il pas dépassé à l'heure de la mondialisation ?
L’unité fait la force… pour autant que les institutions unitaires expriment une unité réelle et profonde tant de mœurs et de culture que d’intérêts politiques. Si ce n’est pas le cas, si l’unité institutionnelle est imposée à des Etats sans tenir compte de leurs différences, on se trouve en présence d’un mensonge politique promettant les plus grands désordres. On l’a vu avec l’explosion de la Yougoslavie.
D’ailleurs, le fédéralisme n’est pas le contraire de l’unité. Il est une certaine forme d’unité, qui exprime à la fois les besoins semblables des cantons suisses en matière de défense et leurs profondes différences en matière de conceptions politiques.
Quant à la question de savoir si un régime politique est « dépassé » ou non, elle n’est pas pertinente. Dépassé par rapport à quoi, d’ailleurs ? Il s’agit de savoir si ce régime correspond à la réalité des cantons et de leurs populations et s’il leur permet de vivre selon leur nature et leur volonté. C’est le cas pour le fédéralisme.
Ecosse, Flandre, Catalogne, Groenland, îles Féroés, îles d’Åland, Corse, Bavière, Sardaigne, Padanie, la tendance contemporaine au fédéralisme est-elle un effet inattendu de l'Union européenne, de la mondialisation ?
Chaque cas est différent et mériterait d’être traité pour lui-même.
Sommairement dit, je vois dans cette tendance l’expression d’une réaction instinctive des peuples historiques à l’égard d’une unification oppressive qui les nie dans leur culture propre. Mais je ne parlerais pas ici de fédéralisme, plutôt d’un désir séparatiste pas forcément très clair dans l’esprit de ses partisans.
En fait, nous assistons à un double mouvement d’unification et de morcelage. Ce double mouvement se retrouve un peu partout, dans la croissance simultanée de l’individualisme libéral et du collectivisme socialiste, par exemple, ou encore dans ce fait que la liberté en matière de morale se double d’un contrôle social toujours plus serré. Notre civilisation se décompose et part simultanément dans tous les sens à la fois.
Fusions de communes, créations de super régions, que cherche-t-on à faire, quels en seront, à termes, les effets sur l'équilibre confédéral ?
Ce sont deux questions différentes. Pour les communes, on peut être pragmatique, en tout cas pour le Canton de Vaud. Quand l’une d’entre elles n’arrive durablement plus à trouver le personnel politique qui lui permettrait de fonctionner, une fusion avec une ou plusieurs communes voisines est une solution envisageable.
C’est une erreur de considérer les fusions communales comme un bien en soi, mais il ne me semble pas que cela puisse avoir un effet sur l’équilibre confédéral.
Il en va différemment avec les super régions, par quoi vous entendez, je suppose, des régions supracantonales (Vaud-Genève) ou transcantonales (le Chablais). La super région est fondée sur l’oubli de la conception traditionnelle de la politique, qui a le bien commun pour finalité, et sur la négation de la réalité profonde des Etats cantonaux existants, de leur caractère organique, de leur histoire, de leur culture. Pour les partisans d’une super région, le peuple est une masse d’individus indifférenciés groupés par hasard et provisoirement sur une surface territoriale quelconque. La politique consiste alors à administrer cette masse en fonction de considérations quantitatives, démographiques, économiques, routières, etc.
N'est-on pas en train d'unifier la Suisse pour en faire un « canton » de l'Europe ?
L’idée existe certainement dans plus d’une tête fédérale. Ce qui est sûr, c’est qu’un fédéralisme à trois niveaux, cantonal, fédéral et européen, est impossible.
Le pouvoir faîtier ne supportera jamais que le pouvoir intermédiaire doive constamment aller chercher des autorisations auprès du pouvoir de base. On peut le comprendre : ce processus incessant d’aller et retour engendre un flou constant dans les tractations, il retarde les décisions et, surtout, place les Etats qui participent aux discussions dans la dépendance d’un pouvoir avec lequel ils n’ont aucun contact direct… et dont ils ne comprennent même pas la raison d’être.
Les pressions exercées par l’Union européenne pour qu’on supprime l’autonomie fiscale des cantons sont emblématiques à cet égard.
On peut donc dire que notre adhésion à l’Europe passerait à terme soit par la disparition des souverainetés cantonales, soit par celle de la Confédération helvétique, devenue un intermédiaire inutile.
Certains ont même imaginé que les cantons qui le désireraient pourraient adhérer directement à l’Union. Vue de l’esprit ? Après tout, le Luxembourg, membre de l’Union, est moins étendu et moins peuplé que le Canton de Vaud.
L'Union européenne prend-elle le chemin d'une Europe fédéraliste ? Serait-ce souhaitable ?
A mon sens, l’Union européenne prend tous les chemins qu’on voudra, excepté celui du fédéralisme, fondamentalement contraire à l’esprit unitaire de la bureaucratie qui lui sert de gouvernement.
Etes-vous suisse, vaudois, ou les deux ?
Les membres de la Ligue vaudoise sont de loyaux et fidèles Confédérés. La défense du territoire suisse n’a pas de soutien plus fervent que notre mouvement.
Mais la Confédération a pour vocation la défense des cantons et de leur souveraineté. En s’appropriant indûment leurs compétences et en se pliant aux quatre volontés des Etats voisins, elle fait exactement le contraire et perd progressivement sa raison d’être.
Nous ne saurions être suisses contre le Canton de Vaud.
La Suisse est passée d’un ensemble d’État indépendant à une Confédération de cantons souverains puis à un État Fédéral ou le Conseil Fédéral ne ressent même plus le besoin de respecter la décision des cantons et des citoyens.
L’Union Européenne prend exactement le même chemin. Intéressant, eux qui critiquent si facilement la Confédération Suisse.
Ils restent du boulot à faire à ces centralisateurs mais le plus gros semble déjà être fait…