Le miracle militaire prussien est avant tout une « révolution dans les affaires humaines », avec l’implication massive du peuple, la liberté de ton des officiers et leur sens du devoir basé sur un sentiment de confiance.
Historien et écrivain renommés, Jean-Jacques Langendorf vient de publier aux éditions Economica une « Pensée militaire prussienne. Etudes de Frédéric Le Grand à Schlieffen » (624 p.). Ouvrage d’une vie, cette somme est appelée à devenir le livre de référence sur l’un des principaux courants de pensée militaire occidentale, dont l’influence est encore perceptible de nos jours, en premier lieu au travers de Clausewitz.
Jean-Jacques Langendorf
Toutefois, l’une des nombreuses qualités de l’ouvrage ne réside pas seulement là. Car la pensée militaire prussienne – non pas allemande – ne se résume pas aux quelques figures tutélaires que sont Frédéric II, Scharnhorst, Clausewitz, Bülow ou Schlieffen, mais comprend des auteurs aussi méconnus que Georg Heinrich von Berenhorst (1733-1814), Johann Friedrich Konstantin von Lossau (1767-1848) ou encore le comte Friedrich Wilhelm Ernst zu Schaumburg-Lippe (1724-1777).
Bien avant Clausewitz, Berenhorst a été le premier auteur militaire romantique d’importance. Contrairement à Clausewitz, c’est aussi un homme d’action, qui a commencé sa carrière dans l’armée prussienne en 1748 et servi sous Frédéric II, jusqu’à sa disgrâce, en 1761. Ses Considérations sur l’art de la guerre, à bien des égards avant-gardistes, ont été largement lues, mais n’ont pas empêché le désastre de 1806. Berenhorst a pris conscience de l’avènement d’une ère nouvelle, celle de la guerre du peuple, du citoyen-soldat et du nationalisme. Il a fait siennes les conclusions de Kant : si le monde physique obéit à des lois scientifiques, les sentiments comme les actions humaines ne relèvent pas de schémas aussi précis. On trouve là l’essence de l’une des plus fameuses proclamations de Napoléon : « A la guerre les trois quarts sont des affaires morales, la balance des forces réelles n’est que pour un quart ». Pour la petite histoire, Berenhorst a épousé en secondes noces Henriette von Bülow. De cette union naquit notamment Thekla von Berenhorst, l’arrière-grand-mère du fameux Baron Rouge, Manfred von Richthofen.
De son côté, von Lossau, disciple de Scharnhorst, a publié son ouvrage La guerre en 1815. Son œuvre est bâtie sur celle de Berenhorst, avec des thèmes comme le hasard auxquels Clausewitz donnera davantage d’importance. Quant aux Méditations militaires de Schaumburg-Lippe, elles mériteraient d’être classées au même rang que les oeuvres de Folard ou de Guibert. Schaumburg-Lippe a été le maître à penser de Scharnhorst, sans lequel la fermentation des années 1790-1810 n’aurait probablement pas eu lieu. C’est donc un penseur clé, car l’un des premiers à se livrer à une véritable réflexion stratégique détachée de la tactique, avec des intuitions qui préfigurent Clausewitz.
Au travers de ses penseurs militaires, le livre de Jean-Jacques Langendorf permet de comprendre ce « miracle » que constitue la Prusse du XIXe siècle, la plus modeste parmi les grandes nations européennes en 1815 et première puissance militaire mondiale cinquante ans plus tard. Confrontée à des ressources limitées, la Prusse ne peut se permettre l’entretien d’une armée professionnelle et seule parmi les nations européennes, elle va maintenir la conscription et le système de la réserve (Landwehr). Avant Clausewitz, la Prusse a tiré les leçons de la Révolution française et bien compris que la force d’une nation vient de son peuple, qu’il s’agit donc d’associer autant que possible aux affaires militaires. Berenhorst n’écrivait pas autre chose, lui qui voyait en Lazare Carnot et non en Bonaparte le grand penseur militaire français. Le miracle militaire prussien est avant tout une « révolution dans les affaires humaines », avec l’implication massive du peuple, la liberté de ton des officiers et leur sens du devoir basé sur un sentiment de confiance. Le miracle prussien est aussi à mettre en relation avec la Révolution industrielle. Celle-ci donne les moyens à l'armée prussienne de devenir un outil efficace en raison du fort lien qui existent entre ingénieurs, scientifiques, industriels et militaires. Napoléon III peut remercier son illustre oncle, Napoléon Ier. L’armée qui le vainc en1870 aété rendue possible par le désastre d’Iéna. En 1806, la désagrégation d'une armée d'Ancien Régime trop sûre d'elle, se reposant exclusivement sur les conceptions frédériciennes de la guerre, avec un corps d'officiers supérieurs sans formation intellectuelle, va ouvrir la voie (et surtout l'espace politique) nécessaire aux réformes pour en faire une impressionnante machine de guerre, d'abord avec le couple Scharnhorst-Gneisenau puis avec Moltke-Roon. Il y aurait là des leçons à méditer de nos jours encore, là où la tentation est toujours grande de penser les guerres du futur en se reposant sur celles du passé proche.
En tant que directeur scientifique du Centre d’histoire et de prospective militaires (CHPM) de Lausanne-Pully, il me tient enfin à cœur de remercier l’auteur, ainsi que son beau-fils, Nicolas Gex. Pour leur engagement au profit du CHPM dont ils sont tous des membres actifs, que ce soit au sein de son comité scientifique ou comme membre d’honneur, pour leur amitié et finalement pour la décision de l’auteur de céder ses droits au CHPM. C’est là un geste très fort et une marque de reconnaissance pour nos activités et nos publications, dont l’objectif principal est bien de replacer l’homme, le penseur, au cœur de la réflexion militaire, au-delà de son environnement technologique. Le livre de Jean-Jacques Langendorf est une importante pierre de ce dessein.
Pour toute commande du livre (Fr. 50.-, frais de port en sus) : [email protected]
Comme le prétend Eddie Mabillard, …un peuple et pas une armée… les “petites cervelles ” du GsSA ont donc raisonné correctement!
Aujourd’hui la “guerre” est dans la rue: vols, violences, déprédations du matériel public et j’en passe. Il serait souhaitable de diminuer drastiquement le budget de l’armée et augmer dans la même proportion celui des forces de l’ordre et des institutions de détention.
“avec l’implication massive du peuple”. Voilà la phrase maitresse. Les américains en ont fait l’amère expérience au Vietnam, les russes en Afghanistan, d’avoir en face d’eux un peuple et pas une armée. Je pense que cela ne rentrera pas dans la petite cervelle des membres du GsSA.