Géraldine Savary prend prétexte, sur les ondes de la RTS, de la déchéance de lectorat du Temps pour présenter ses solutions pour la société de demain. Dérapage ?
Entre deux louanges appuyées, mâtinées d'inquiétude feinte pour cet « excellent journal... dont la Suisse romande a besoin », la conseillère aux Etats socialiste laisse échapper, comme par mégarde, des bribes de sa conception orwellienne de l'avenir de la société helvétique. Un monde fait d'obstacles et d'écluses continuelles, toutes clefs en mains de l'Etat.
Entre gens du même monde
L'on passera sur cette sensation d'empressement servile, qui semble régner dans les studios de l'émission Forum, où l'on voit, tout ensemble, le journaliste d'Etat se complaire dans la mise en abîme du déclin des empires médiatiques et la représentante de l'Etat se livrer à une cour assidue et payer de bons compliments l'un des principaux architectes de sa réélection. Demeure toutefois un petit côté dominateur dans l'incapacité de Géraldine Savary de se priver de donner une leçon tout en martelant son credo de l'assistanat obligatoire de l'Etat.
En résumé, le monopole d'Etat sur le média, concept pour le moins anti-démocratique, est le principal fondement de l'éreintement du secteur privé, celui-ci doit donc se résigner à l'aide, et par conséquent au contrôle, de l'Etat pour survivre. Vous avez dit totalitaire ?
L'arche Internet
Internet sera-t-il l'arche de Noé des anciens médias pour leur permettre d'intégrer le monde suivant ? Le média de papa, qui a rituellement sacrifié la noblesse de sa vocation sur l'autel des intérêts politico-publicitaires, sera-t-il à même de se télécharger dans l'univers qui sert de refuge contre tout ce qu'il représente ?
L'espérance de la totalité des médias de l'ancien temps est fondée sur un postulat exclusivement matérialiste, forcément erroné à sa base: le papier est trop cher. Or, l'expérience du 20 minutes et d'autres tabloïds est bien là pour prouver, à l'heure de l'impression informatisée, que le support physique n'est pas le problème. D'autre part, la multiplication d'hebdomadaires ou mensuels de tous poils démontre que la difficulté n'est pas non plus à situer dans un refus systématique de l'abonnement.
Le problème réside, pour reprendre Daniel Pillard, dans un défaut cruel de diversité des opinions. La presse mainstream, quelles que soient ses prétentions, est victime de son œuvre de lobotomisation et se retrouve entre un lectorat abruti de gavage, avide de niaiseries à bon marché - dont il sait néanmoins le peu de valeur et pour lesquelles il n'est pas prêt à verser le moindre sou, exception faite, peut-être, du dimanche, pour tromper l'ennui - et un lectorat anémié, qui s'en est allé trouver un aliment plus complet sur de plus vertes prairies.
Stéphane Garelli, directeur du Temps, pense pouvoir rattraper son cheptel en lui courant après, reste que cette presse-là court surtout derrière les annonceurs, lesquels on tout de suite préféré l'exactitude des comptages informatisés (par vues, par clics) aux illusions des tirages surgonflés. Cela, Le Temps l'a parfaitement compris, pour mémoire sa lutte à mort pour interdire ce marché aux sites de la SSR ; laissez-nous au moins cela, pour quelque temps encore, quelque temps seulement.
Mais se rabattre sur le numérique pour ratisser le marché publicitaire est une bien pauvre réponse au défi qui se posait, et ne reviendra, en somme, guère plus qu'à prolonger le problème d'autant, les frais de port en moins. Une partie de l'ancien lectorat s'est déplacée partiellement sur internet, e-mail oblige, et répondra peut-être à cette nouvelle offre, avant de disparaître, simplement parce que les gens meurent. Ils meurent comme doit mourir cette génération incapable d'évoluer et de servir autre chose que la même idée, toujours et encore.
Ce n'est pas des médias traditionnels que les jeunes sont fatigués, mais de ce qu'ils sont devenus: le prêche interminable d'une génération de casseurs se raidissant aujourd'hui comme autant de vieilles gouvernantes victoriennes à la moindre contestation. Une génération qui, devenue vieille, a ressuscité le cadavre monstrueux du père après avoir passé sa jeunesse à le persécuter. L'exigence de l'obéissance et de la soumission, mais sans l'exemple et sans la moindre raison. Une génération qui, incapable de transmettre le relais, réagit à la hantise de voir s'effondrer l'oeuvre de 40 ans de déstructuration en... serrant la vis; tel père...
Au Temps, la population de moins de 40 ans est dévolue aux piges, et pour cause, elle est le produit de l'éducation de son temps, personne n'en veut. Une réflexion, miroir en main, inspirerait grandement le Conseil de rédaction, un coup d’œil distrait sur les dernières éditions ne mène qu'à ce constat: mais pourquoi sont-ils donc tous si vieux ?
Il n'y a aucune raison enfin pour que Le Temps, en digne héritier des gènes de La Suisse ou du Nouveau Quotidien, ne connaisse pas, en fin de compte, le même sort, quel que soit le lieu qu'il choisisse pour mourir. Internet sera l'EMS de cette presse-là.
Les solutions de Géraldine Savary
La socialiste, ex-journaliste, perçoit l'urgence et ne laisse pas de donner son avis sur les moyens d'éviter de perdre ce pilier de la gouvernance. Une gouvernance omniprésente, omnisciente dans ses dogmes, omnipotente à tous les étages de la société.
Sa solution, établir l'approbation de l'Etat à l'accession à la profession de journaliste en échange d'une subvention (dès 08:03). Non contente d'avoir établi ce principe à toutes les professions libérales – médecins, avocats, et, surtout, sous le fallacieux prétexte de formation pédagogique, aux enseignants – l'idéologie socialiste se propose d'exercer un droit de regard, et donc d'exclusion, sur quiconque serait tenté d'écrire dans un journal. Comme si la pensée dominante ne suscitait pas déjà suffisamment d'auto-censure. Tout cela prend des allures de Constitution civile du clergé, sous la Terreur, avec ses jureurs et ses réfractaires, ces premiers gagnant le droit de paraître indépendants pourvu que leur sort soit entièrement entre les mains de l'Etat, ces derniers étant bannis à jamais dans les ténèbres extérieures. Pour la Conseillère aux Etats socialiste, le journaliste romand n'est pas encore assez domestiqué. C'est à ce moment que Géraldine Savary parle d'un « axe d'une intervention de l'Etat »; le mot est lâché. Un axe média-Etat inamovible qui, dans une démocratie supposée, asphyxie toute liberté d'expression par un monopole césarien de la parole. La SSR, 26 chaînes de radio et télévision, autant de sites internet, des filiales de toutes sortes et, on l'a vu, de solides prétentions sur le domaine privé, le tout aux frais d'un contribuable dont on confisque les revenus avant de confisquer la liberté de penser.
La voix des pouvoirs
Cette interpénétration continuelle entre le journaliste et l'homme d'Etat, le passage de relais perpétuel de l'un à l'autre, dans une clause mutuelle du besoin, cet équilibrage factice entre deux forces qui se neutralisent, c'est cela le contrôle, c'est cela le système, c'est cela en fait... Big Brother. Dans une interview donnée en 1984, forcément, Denis de Rougemont dit exactement cela (dès 20:10), il cite Orwell:
« < Pour comprendre la nature de la présente guerre, car en dépit des regroupements qui se succèdent à peu d’intervalle, c’est toujours la même guerre, on doit réaliser d’abord, qu’il est impossible qu’elle soit décisive. Aucun des trois super-États ne pourrait être définitivement conquis, même par les deux autres réunis. Les forces sont trop également partagées, les défenses naturelles trop formidables. > On ne pourrait pas mieux exprimer ce que nous appelons maintenant l'équilibre de la terreur. Les forces sont tellement bien équilibrées que ça n'empêche pas que l'on prépare tout le temps la guerre, mais ça empêche qu'elle éclate et que cette préparation cesse du même coup. Il faut bien penser que ça arrange les nations, les Etats-nations, à l'ouest, ou les dictatures, à l'est, que cet état de chose se perpétue. Ca permet de contrôler psychologiquement, non seulement les opinions exprimées et les conduites politiques, mais aussi les pensées, les désirs, même les imaginations par un système de persuasion agissant sur les masses et les individus à leur insu et qui permet de diriger jusqu'à leurs rêves.
Il faut bien s'imaginer que nous en sommes là aujourd'hui. C'est une forme de contrôle social: Il y a deux moyens que prévoit Orwell pour arriver à cette espèce de dictature des pouvoirs – qu'elle s'appelle Staline ou nos gouvernements, Etats-nations – c'est d'abord cette guerre permanente, à laquelle on peut se référer tout le temps et, d'autre part, cette omniprésence des messages des pouvoirs; là c'est Big Brother, personnifié, dont on voit le visage apparaître partout et dont on entend les messages jour et nuit, d'une manière obsédante.
C'est tout à fait extraordinaire de penser que Orwell, en 48, a pu imaginer ça. La TV n'était qu'à ses premiers balbutiements, il y avait très peu de gens qui avaient vu des émissions de TV. Aujourd'hui, nous ne nous rendons pas compte de l'évolution que nous avons suivie, la TV est dans tous les ménages, on peut le dire presque du monde entier, elle est dans la rue, elle est dans tous les cafés et restaurants, elle est dans les magasins. Vous vous promenez dans une ville comme New-York, vous êtes accompagné par les messages de la TV. Or la TV c'est tout de même la voix des pouvoirs, il ne faut jamais l'oublier. »
Le journaliste intervient : « Oui mais si les gens ont peur de l'informatique (nous sommes en 1984, ndlr) il faut reconnaître qu'ils n'ont pas peur de la télévision. Pour eux c'est le délassement par exemple. »
Denis de Rougement lui répond : « Exactement, c'est ça qui est dangereux, et c'est là que Orwell a eu une prescience extraordinaire des moyens de gouverner les pensées des gens sans en avoir l'air. Nous pensons qu'on nous distrait, simplement, en réalité on nous dicte tout ce qui doit occuper nos esprits et nos conversations, je le répète, même nos rêves. »
En attendant de pénétrer vos rêves, Géraldine Savary vous regarde...
merci de viser si juste