Un système marqué régulièrement par de grandes et de petites crises mais qui fonde des performances économiques et sociales bien plus satisfaisantes que celles de nos voisins…
«Comment accepter, écrivait vendredi dernier le rédacteur en chef de la TdG, qu’une entreprise comme Merck, qui réalise 745 millions de bénéfices et a copieusement augmenté ses dividendes en 2011, liquide plus de mille collaborateurs?». Bonne question mais à laquelle Pierre Ruetschi omet de fournir ne serait-ce qu’un début de réponse. Il préfère dans son article adopter un condensé des réactions émotionnelles, celles qui pointent le «cataclysme pour la région », celles qui critiquent le pouvoir politique pour sa « résignation et son impuissance».
Le rédacteur aurait fait œuvre plus utile en rappelant à ses lecteurs les réalités économiques et politiques qui permettent de mettre en perspectives l’annonce de la cessation par Merck Serono de ses activités à Genève. En indiquant aussi les quelques chiffres nécessaires à la relativisation des conséquences de la nouvelle et à calmer l’émotion que bien sûr cette annonce ne peut que susciter, non seulement au sein du personnel touché par les licenciements mais dans l’ensemble de la population genevoise.
Des dividendes pour financer le 2ème pilier
Si tel avait été son propos l’auteur de l’article, pour commencer, se serait dispensé d’opposer spectaculairement, comme le font à chaque occasion et en toute mauvaise foi certains politiciens, les bénéfices d’une entreprise et les conséquences de sa stratégie de redéploiement. Il aurait souligné que les bénéfices d’un exercice et les dividendes distribués aux actionnaires sont le résultat d’un état passé alors que les mesures de restructurations, les licenciements qui les accompagnent s’inscrivent dans la préparation de l’avenir de l’entreprise. Elles visent le long terme et sont destinées à renforcer, face aux défis du futur, la substance de la société, sa croissance et ses emplois. Et il aurait profité de son papier pour indiquer que les principaux bénéficiaires d’une augmentation des dividendes distribués par les multinationales sont … les travailleurs puisque les plus grands actionnaires de ces entreprises géantes sont désormais les caisses de pension.
S’agissant du marché du travail, il aurait nuancé son propos en mettant en parallèle les dizaines de milliers d’emplois créés par les grandes compagnies accueillies à Genève au cours des dernières décennies. Des emplois dont, soit dit en passant, personne ne s’est jamais plaint, même à gauche, du fait qu’ils aient été délocalisés d’autres pays vers le nôtre. Qui peut raisonnablement croire que les grandes entreprises sont à l’abri des difficultés et des décisions délicates ? Pourquoi seraient-elles plus que les PME immunisées contre la réduction voire la suppression de leurs activités ? La perte des 1250 postes de travail découlant du départ de Merck Serono, sauf bien sûr pour les personnes directement concernées, est relatif en regard de tout ce qu’apportent au canton, en termes d’emplois, de fiscalité et de retombées économiques, la politique d’accueil mise en place dès les années 1960. Et il n’y a aucune raison de sombrer dans le pessimisme et d’en conclure que cet apport a commencé à se réduire comme peau de chagrin, même si la concurrence mondialisée constituera la préoccupation majeure des années à venir pour Genève. Car ce n’est pas «l’attitude égoïste» des multinationales qui constitue le danger mais bien, parce nous aurions perdu notre volonté à les cultiver, la disparition des atouts compétitifs de la place genevoise, notamment sous l’effet des jeux politiques et populistes que l’on aime tant pratiquer à Genève.
«Un autre modèle de développement économiqu »?
Il n’est pas question dans l’article de la TdG des fondements de l’économie libérale dans laquelle nous vivons. C’est dommage, surtout si l’on songe à toutes les incongruités qui circulent depuis quelques temps à propos de la nécessité d’un soi-disant « autre modèle de développement économique ». C’est dommage parce qu’il est utile de redire, surtout dans ces circonstances, les mérites de ce qu’on peut appeler le «système helvétique». Un système caractérisé par la liberté d’établissement économique, la sécurité du droit, la flexibilité du marché du travail, l’accent prioritaire mis sur les filières de formation, le rôle prépondérant des partenaires sociaux, le degré faible de l’interventionnisme étatique et un protectionnisme discret. Un système marqué régulièrement par de grandes et de petites crises mais qui fonde des performances économiques et sociales bien plus satisfaisantes que celles de nos voisins. En témoignent l’endettement limité du pays, le taux de chômage bas, les salaires qui ont encore grimpé de 2,3 % l’an dernier et la satisfaction générale des habitants de ce pays, les plus heureux du monde dit-on!
La faiblesse du rôle gouvernemental constitue en la matière une des explications du fonctionnement exemplaire de la Suisse. La meilleure manière de bouleverser le dynamisme ambiant, la capacité du tissu économique de réallouer continuellement ses ressources aux secteurs nouveaux ou à haut potentiel, la diversité de ses branches d’activité et l’équilibre social, serait d’accroître, sauf ponctuellement, la régulation de l’économie et la réglementation du marché du travail. Sur ce dernier point, il est bon de citer la formule paradoxale de Beat Kappeler qui aime noter que « si les employeurs créent des emplois c’est parce qu’ils savent qu’ils pourront licencier en cas de besoin ».
En réalité, l’affaire Merck Serono constitue l’un de ces accidents qui caractérise notre société et lui rappelle que notre statut n’est jamais «acquis» et que nos privilèges restent précaires. Elle nous ramène à l’humilité, si souvent perdue dans le discours ambiant, indispensable à nous persuader que face aux bouleversements qui s’accélèrent dans notre environnement, seuls le degré de notre formation, notre goût pour le travail, la flexibilité dont nous savons faire preuve face au changement, notre capacité à accepter les risques liés aux dépendances communautaires et notre volonté de surmonter les temps difficiles, nous offrent les clés d’une vie réussie
Les Genevois savent-ils leur chance d’avoir des constituants de cette qualité?
L’analyse de Pierre Kunz, par le fond et la forme, est d’un très, très haut niveau d’intelligence et de culture socio-économique.
Merci à lui.
Jean-Pierre Bommer