L'invité, 24heures, Olivier Delacrétaz ne croit pas qu’une extrapolation du présent suffise à dessiner l’avenir.
Quand tout est prévu, sauf l’essentiel
La «stratégie énergétique 2050», acceptée par le peuple en mai 2017, avait pour but de conduire la Suisse hors du nucléaire: deux cents pages censées baliser notre évolution énergétique des trente prochaines années. Tout y était prévu, le remplacement des compteurs crétins par des compteurs intelligents, et des centrales nucléaires néfastes par des éoliennes au doux ronronnement, la régulation de la consommation assurée par d’infaillibles techniciens, le soutien du citoyen suisse conscient et organisé, la transmission du message aux écoliers, le contrôle du tout par l’Administration fédérale. C’était magnifique, sur le papier.
Imaginons une même stratégie de planification, mais qui aurait commencé en 1970. Cela nous permettra une comparaison avec ce qui s’est vraiment passé. Cette «stratégie énergétique 2003» aurait, notamment, prévu le remplacement méthodique des cabines téléphoniques publiques par d’autres plus performantes et durables, sans savoir qu’en 1983, l’entreprise Motorola lancerait le premier téléphone portable. Les stratèges auraient tablé sur une croissance modérée de la consommation énergétique, ignorant qu’internet et ses serveurs, d’une part, l’évolution démographique, de l’autre, la feraient croître exponentiellement.
«La même idée paresseuse que le progrès technique consiste principalement à porter des améliorations de détail à ce qui existe»
Pour en finir avec la multiplicité fédéraliste et régionaliste de la production d’électricité, le Conseil fédéral aurait programmé une restructuration unifiant sous sa férule tous les producteurs de Suisse, hydroélectriques, à énergie fossile, éoliens et solaires, sans imaginer une seconde que certaines grandes compagnies d’électricité envisageraient, pour éviter la ruine, de vendre nos barrages à des investisseurs chinois.
En d’autres termes, la stratégie 2003 serait passée à côté de l’essentiel. Pourquoi la stratégie 2050 ferait-elle mieux? L’une et l’autre ne partent-elles pas de la même idée paresseuse que le progrès technique consiste principalement à porter des améliorations de détail à ce qui existe, que nos besoins en énergie et notre économie sont voués à la stabilité, que les États qui nous entourent ne changeront pas et ne bougeront guère?
Une question de survie à long terme
Pour les bureaucratiques auteurs de ces stratégies, l’avenir n’est qu’une extrapolation du présent. Ils prévoient tout, sauf ce qui se passe, parce que leurs équations négligent le principal: la vie et ses surprises.
Plutôt que tenter en vain de mettre l’avenir en bouteille, les politiques doivent assurer au pays les conditions morales et matérielles de sa survie à long terme: des liens communautaires solides, des réserves financières, la maîtrise des produits de première nécessité, l’autonomie des acteurs économiques et sociaux, la diversité des sources d’énergie. Le pays sera alors assez fort pour affronter l’imprévu. C’est ce que nous sommes en train de vérifier.