Max-Erwann Gastineau. Le groupe de Visegrad rassemble les quatre pays de l’Europe centrale – Slovaquie, République tchèque, Hongrie et Pologne qui défraient la chronique. Le groupe de Visegrad renvoie à une coalition régionale entre les royaumes de Bohême, de Hongrie et de Pologne qui s’était constituée au XIVe siècle face aux prétentions impérialistes des Habsbourg d’Autriche. Ce groupe a été réanimé en 1991 dans la perspective future d’adhérer à l’Union européenne. Jusqu’à présent, cette coalition étatique ne posait pas de problèmes. C’est à partir de la crise migratoire de 2015 que ces pays ont décidé de se réunir pour avoir davantage de poids dans la négociation à Bruxelles sur la répartition automatique des réfugiés. C’est vraiment la question migratoire qui a ranimé ce groupe et commencé à susciter les indignations que nous connaissons depuis.
S’il est un trait commun à ces pays qui les distingue fondamentalement de nous, c’est qu’ils ne sacrifient guère aux idoles du progressisme, à ce que l’UE et les journalistes appellent « les valeurs de l’Europe ». Ils rendent leur légitimité au besoin d’enracinement, d’inscription dans une histoire, d’attachement à des mœurs, à la physionomie d’un pays. Ils prennent au sérieux l’insécurité culturelle et ils y répliquent en défendant le droit des individus et des peuples à la continuité historique. L’autre Europe, est-ce d’abord une autre anthropologie ?
La question de l’anthropologie s’est notamment posée au XXe siècle avec le projet communiste sous le joug duquel les pays d’Europe centrale ont vécu. Il s’agissait de fabriquer un Homme nouveau, coupé de ses racines nationales, pour faire advenir une société nouvelle, sans classes, à partir de laquelle les conflits pourraient être éliminés puisque les individus vivraient sans distinction de classes. C’est face à cette prétention à fabriquer une humanité nouvelle coupée de ses racines nationales que les dissidents d’Europe centrale se sont levés en défendant l’idée selon laquelle l’autonomie ne consiste pas à s’affranchir d’un terrain historique et culturel mais à en cultiver les aspérités. Ce terreau transmet ses codes, ses désirs, ses manières d’habiter le monde sans lesquels l’homme se retrouve nu et incapable d’agir pour construire et inventer l’avenir. Il y a donc en effet un clivage philosophique et anthropologique que les Centre-européens ont intellectualisé face au communisme. Ce que je trouve intéressant dans la démarche de certains conservateurs, notamment hongrois, et qu’on retrouve dans les discours de Viktor Orban, c’est l’idée que cette prétention à faire table rase du passé est le moteur de la nouvelle anthropologie que l’Union européenne cherche à mettre en place. Dans un discours prononcé à l’occasion des soixante ans de la révolte de 1956, Viktor Orban oppose homo sovieticus à homo bruxellicus, « héros du nouvel Adam libéral », selon l’expression de Jean-Claude Michéa, c’est-à-dire héros d’une nouvelle humanité post-politique car délivré de ses aspérités héritées – éthiques, culturelles, spirituelles. Comme à l’époque communiste, il y a une sorte de sens de l’histoire dans lequel nous devrions nous inscrire et qui nous obligerait à nous détacher de nos sociétés.
article complet: