À l’Ouest, rien de nouveau. Et à l’Est ?

Tirant avec cohérence les conclusions d’une vision matérialiste de l’humanité (que l’anthropologie concrète, au demeurant, dément), Marx nous a légué une pensée du politique selon laquelle, après entrée dans la modernité, l’identité de classe serait la seule appartenance collective susceptible d’informer l’agir politique. Cette anthropologie aberrante est, au demeurant, devenue réalité au centre du dispositif capitaliste, dans cet Occident où les retraités des pays latins sacrifient l’avenir de leur propres enfants, où lesdits enfants n’ont en général eux-mêmes pas d’enfants (ce qui leur évitera d’avoir à les sacrifier) et où les femmes, entre deux délations #metoo, brandissent des pancartes bariolées pour souhaiter la bienvenue à une armée de jeunes et virils fondateurs de familles monoparentales : voilà bien, oui, le monde sans transcendance, l’univers purement horizontal que décrivait Marx. Cet Occident où, au demeurant, les révolutions que lui prévoyait, n’ont, justement, jamais eu lieu, étant donné qu’aucun héroïsme ne naîtra jamais de la somme de plusieurs égoïsmes individuels – fussent-ils des millions.

Au cours des deux premières décennies du XXe siècle, tout en préservant avec bigoterie les apparences d’une allégeance marxiste de stricte obédience, Lénine a tiré les leçons du démenti apporté par l’histoire aux thèses de Marx : d’une part, en théorisant la complicité de classe qui unit le prolétariat et la bourgeoisie des métropoles dans l’intérêt commun du spoliateur colonial ; d’autre part, en redéfinissant la révolution mondiale comme lutte anti-impérialiste – artifice théorique qui permettait à l’élite « marxiste-léniniste » de fermer les yeux provisoirement sur cette même complicité de classe, lorsqu’elle unissait le prolétariat et la bourgeoisie de pays périphériques et colonisés dans une lutte d’émancipation nationale travestie par ses soins (de Petrograd à la Havane et de Hanoi à Alger) en lutte communiste.

En effet, jusqu’à nos jours, l’anthropologie marxiste s’applique mal à la périphérie – qu’il s’agisse de l’Amérique latine ou de l’Europe post-communiste : les concepts de « droite » et de « gauche » y constituent des importations cognitives plus ou moins forcées, et la greffe prend mal. En Roumanie, une coalition menée par un parti « social-démocrate » vient d’adopter au sénat le principe d’un référendum sur la définition de la famille, qui devrait normalement déboucher, comme en Hongrie, sur l’inscription dans la constitution du « caractère hétérosexuel » du mariage (pour citer le vilain nom aujourd’hui donné en Occident à la normalité familiale). Pendant ce temps, en Pologne et en Hongrie, des gouvernements « de droite » fermement installés au pouvoir renationalisent des industries stratégiques privatisées pendant les années de pillage « néo-libéral » qui ont suivi la chute du mur.

Pour tout observateur lucide, il est bien clair que les forces qui s’opposent réellement en Europe centrale ne sont pas la « droite » et la « gauche », mais un libéralisme complice du colonialisme occidental (qu’on l’appelle « urbain » comme en Hongrie, ou « comprador », comme en Amérique latine) et un « illibéralisme » soucieux de préserver les souverainetés nationales, la composition ethnique des divers pays et les modèles familiaux hérités – autant d’éléments d’un héritage eurasien que les urbains condamnent comme « obscurantiste ». Bien sûr, il existe aussi des urbains « de gauche » (comme le philosophe pseudo-marxiste Gáspár Miklós Tamás, en réalité adepte de réalité de l’illuminisme radical), qui déplorent de temps en temps le saccage de leurs économies nationales par les multinationales occidentales – mais ils finissent toujours par s’aligner sur les « urbains de droite » lors des prises de décisions vitales, considérant (en l’avouant ou non) que la sujétion politico-économique de leurs sociétés est un prix acceptable à payer pour le « progrès culturel » que leur apporte l’Occident sous forme de directives féministes, d’activisme LGBTet de « campagnes de sensibilisation » à la beauté du « multiculturalisme ».

En réalité, le personnel politique des partis « illibéraux » est lui-même en grande partie constitué d’individus sociologiquement « urbains », habitués à penser dans les termes d’une politologie importée depuis la métropole, et donc à se définir par adhésion à ces concepts étrangers à leurs sociétés profondes que sont la « droite » et la « gauche ». D’où, par exemple, la schizophrénie politique de beaucoup de sympathisants du FIDESZ hongrois, ravis de voir un député autrichien du FPÖ (Harald Vilimsky – de ce même FPÖ, partenaire de coalition et de gouvernement du ÖVP qui vient de poignarder la Hongrie dans le dos) leur décerner, comme à l’école, des bons points de conduite tout en montrant du doigt – avec des arguments aussi controuvés que ceux du rapport Sargentini – la Roumanie de Liviu Dragnea. C’est la même schizophrénie que s’emploie à entretenir dans les rangs du PSD roumain le leader des « socialistes européens » Udo Bullmann, en leur tenant, à l’envers, le discours que tient Vilimsky aux Hongrois. Bien sûr, on peut douter de la sincérité des euro-parlementaires roumains (connus pour leur extrême sensibilité aux arguments du lobbying de G. Soros et d’autres) lorsqu’ils votent en faveur d’un rapport Sargentini qui demain sera, au besoin, repris mot pour mot pour condamner leur propre gouvernement. Il est vrai aussi que les eurodéputés PSD de l’actuelle législature ont pour la plupart été promus avant l’ascension de Liviu Dragnea, par l’ex-premier ministre Victor Ponta, devenu entre temps un opposant au PSD qui se rêve « Macron à la roumaine ». Mais là n’est pas l’essentiel.

L’essentiel, c’est que MM. Vilimsky et Bullmann, même si on leur fait crédit d’un minimum de sincérité dans leurs options politiques respectives (traduisant leur rôle de représentants de classes opposées au sein des sociétés de la métropole coloniale), montrent par la pratique (trahison déjà consommée de l’Autriche à l’encontre de la Hongrie – et trahison imminente du PSD roumain par ses « frères » allemands) que, dès qu’ils parlent aux « estiens », ces options idéologiques deviennent de simples appeaux dans une lutte à mort contre l’« illibéralisme », c’est-à-dire contre les velléités d’indépendance de la périphérie coloniale. En Allemagne (centre colonial européen s’il en est), cette duplicité est d’ailleurs inscrite dans la loi, qui subordonne l’activité externe (et elle seule) des très influentes fondations politiques allemandes (Friedrich Adenauer, proche de la CDU, Friedrich Ebert, proche du SPD et Rosa Luxemburg, proche de Die Linke) à la paternelle supervision de la diplomatie d’Etat allemande (Aussenamt Deutschland) : on peut donc collaborer avec le Reich merkelien « de droite », « de gauche », et même « d’extrême gauche » – le tout étant que les intérêts industriels allemands en sortent invariablement gagnants. Lutte des classes (feutrée et « négociée ») en Allemagne, mais collaboration de classe dans la gestion coloniale de l’Hinterland culturellement et économiquement arriéré. Nul besoin d’être marxiste pour se rendre compte que, sur ce point au moins, Lénine avait cruellement raison.

En s’accrochant mordicus à l’argument migratoire, censé lui permettre de « conquérir de l’intérieur » le PPE, Viktor Orbán semble ignorer cette dialectique centre / périphérie = libéralisme (de droite comme de gauche) / illibéralisme (idem), qui informe aujourd’hui l’essentiel du débat Est-Ouest en Europe. Cette ignorance est-elle sincère ? Bien malin qui saurait le dire, et lire dans le jeu d’un joueur de poker d’un pareil talent. En tout état de cause, le démenti des faits est cinglant : la fraternité anti-migratoire qui semblait l’unir au jeune et sémillant chancelier Kurz n’a pas empêché ce dernier de lui tirer dans le dos – comme par hasard quelques semaines après la réussite audacieuse du putsch gazier roumano-hongrois au terme duquel la Hongrie s’est instituée nouvelle plaque-tournante énergétique en Europe centrale (au détriment de Vienne), tandis que la Roumanie s’est potentiellement dotée de l’instrument de sa réindustrialisation. Si quiconque avait des doutes concernant l’importance relative de la foi anti-migratoire et des désidératas de la société OMV dans la dynamique décisionnelle de Sebastian Kurz, ces doutes sont à présents dissipés. Et les polémistes du FIDESZ ont beau s’acharner sur le projet « européen de gauche » d’Emmanuel Macron, et cibler Angela Merkel personnellement (comme si elle n’incarnait pas la réalité de la CDU allemande) : s’il persistent dans cette attitude de déni, c’est la dure réalité qui leur apprendra assez vite les limites de cet « alter-occidentalisme de droite » dans lequel ils s’enferrent. L’Occident identitaire ne volera pas davantage à leur secours que l’Occident « anti-communiste » ne l’a fait en 1956. Et si l’illibéralisme veut avoir un avenir, il est urgent pour lui de se déshabituer de la « droite » et de la « gauche », et d’apprendre (ou plutôt, dans le cas hongrois, de réapprendre) à penser dans des catégories à la hauteur des temps : centre et périphérie, résistance (kuruc) et collaboration (labanc). Hic Rhodus, hic salta !

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Ce n’est pas l’Europe de l’est qui profite des fonds européens mais les multinationales

Le Parlement européen a réclamé des sanctions contre la Hongrie, coupable de vouloir défendre son identité et ses libertés et par-delà celle de tous les peuples européens. Relayé par la majorité du Parlement européen (socialistes, libéraux, « droite » modérée), le point de vue des oligarques bruxellois est le suivant : si les gouvernements d’Europe de l’est ne se soumettent pas, coupons leur les crédits. Un chantage aussi injuste qu’ignoble. Car dans les faits l’argent du contribuable ouest-européen est transformé en profits pour des actionnaires de multinationales. Responsable du Visegrád Post à Budapest, Ferenc Almássy fait le point.

L’Europe centrale, en particulier les pays du groupe de Visegrád (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie) sont des bénéficiaires nets des fonds structurels européens. Cela signifie qu’ils reçoivent plus d’argent de l’Union européenne qu’ils ne lui en donnent. En gros, les Occidentaux donnent plus que les centre-européens, et ces derniers reçoivent donc de l’argent des Occidentaux pour le développement de leurs contrées. À ce stade, considérant ce fait, on aurait tendance à hurler avec les loups de la presse mainstream occidentale et à affirmer – les chiffres sont clairs ! – que “les pays de l’Est profitent de l’argent européen !”

Sauf que cette assertion – très discutable ; nous y reviendrons – est souvent accompagnée d’une autre affirmation qui elle est scandaleusement fausse : “sans rien donner en échange !”

Lorsqu’il s’agit de politique internationale, il est facile de tromper un public non initié. Quelques règles de bon sens devraient toutefois permettre de ne jamais se laisser avoir. La première règle consiste toujours à garder à l’esprit que la politique est une lutte d’intérêts, et que si les pays occidentaux ont proposé quelque chose qui ressemble à une “aide”, c’est qu’ils considèrent y gagner plus qu’ils n’y perdent. On repensera au Plan Marshall, par exemple… les Etats ne sont pas des structures humanistes ou caritatives, et les Etats ne donnent pas des sommes conséquentes et de manière régulière, par gentillesse, compassion ou pitié. Seulement par intérêt, bien pesé, bien mesuré, bien compris.

Une seconde règle consiste à toujours regarder d’où vient l’information. Qui est derrière sa diffusion ? Quel prisme est appliqué à l’information ? Et il est toujours préférable d’aller également voir ce que disent ceux qui, le cas échéant, sont accusés. Lorsque les médias aux mains des oligarques de France ou certains politiciens qui ont à gagner dans le désordre européen avancent certaines thèses, mieux vaut chercher également d’autres points de vue.

Alors, qu’en est-il de cette histoire de fonds européens et d’Europe centrale parasite ?

Voyons, point par point, ce qu’il en est.

Oui, les pays d’Europe centrale sont des bénéficiaires nets des fonds structurels européens

La chute du régime socialiste a été précipitée par une partie de ces élites à des fins de profits personnels. Les entreprises d’Etat et les usines ont été privatisées, bradées, pillées, – essentiellement par des entreprises occidentales – et les pays d’Europe centrale en sont sortis déstructurés, affaiblis. Mais surtout massivement dépossédés de leurs moyens de production.

Dès lors, les capitaux et les entrepreneurs étrangers et en particulier allemands affluent en Europe centrale. Cette Europe centrale ayant fraîchement rejoint l’économie de marché, traumatisée par le socialisme d’Etat, croit alors candidement que le libéralisme intégral et son zèle lui permettront, comme ça lui a été promis, de rattraper le niveau de vie de ses frères européens de l’Ouest.

Mais le deal en haut lieu est le suivant : investissements contre salaires bas. L’Allemagne en particulier se reconstitue un Hinterland dans les pays du groupe de Visegrád. Proximité géographique et culturelle, qualité d’une main-d’oeuvre disciplinée, fiable et hautement formée font de l’Europe centrale un met de choix pour l’ogre berlinois cherchant à prendre le dessus dans l’Union européenne depuis la réunification.

Entrés dans l’Union européenne le 1er mai 2004, les pays d’Europe centrale ont depuis bénéficié des fonds structurels. Ces fonds se subdivisent en trois catégories, qui ont pour but de “renforcer la cohésion économique et sociale au sein de l’UE”, “soutenir l’emploi et le bien-être économique” et “”réduire les difficultés économiques et stabiliser les économies”.

Traduisons ces belles phrases : adaptation des marchés émergents au profit des marchés occidentaux, développement de leur capacité d’absorption des productions occidentales, délocalisation au profit des multinationales.

Transfuges socialistes locaux et prédateurs occidentaux ont main dans la main désindustrialisé l’Europe centrale pour la remodeler selon les besoins de l’économie de marché ouest-européenne, ou plus exactement, selon les désidératas de ses multinationales.

L’économiste Thomas Piketty l’écrivait il y a quelques mois, les capitaux occidentaux et essentiellement allemands “sont graduellement devenus propriétaires d’une part considérable du capital des ex-pays de l’Est : environ un quart si l’on considère l’ensemble du stock de capital (immobilier inclus), et plus de la moitié si l’on se limite à la détention des entreprises (et plus encore pour les grandes entreprises)”.

Les fonds structurels, eux, proviennent essentiellement de la poche des contribuables occidentaux, et non des actionnaires. Sur le papier, il s’agit d’utiliser ces fonds pour homogénéiser l’Europe d’un point de vue infrastructurel et économico-social afin que tous en tirent profit. Les pays d’Europe centrale en reçoivent ainsi plus qu’ils n’en payent.

Logique libérale appliquée : les fonds structurels doivent à terme développer les marchés… et transformer les sociétés conservatrices en “sociétés ouvertes”, plus propices à l’épanouissement libéral.

Ces fonds européens ne vont pas dans la poche des centre-européens ; ce sont essentiellement les entreprises occidentales qui en tirent bénéfice

C’est là que ça se complique, car on doit prendre un peu de hauteur : ces fonds publics que sont les fonds structurels ne vont pas dans la poche des centre-européens – dont les salaires sont toujours 3 à 4 fois inférieurs à ceux des Français, tandis qu’ils sont aux 40 heures hebdomadaires et avec beaucoup moins d’avantages sociaux.

Dans les faits, les multinationales occidentales touchent d’ailleurs directement un certain nombre de ces aides. Sur ce point, la Roumanie est certainement l’exemple le plus scandaleux. La chaîne Lidl, bénéficiant de financements publics de la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) – dont le premier président n’est autre que Jacques Attali – qui a la même mission que les fonds structurels, a pu développer une situation de monopole dans un certain nombre de régions, tuant la concurrence locale – enracinée et qualitative.

Et si on se penche de nouveau sur les travaux de Thomas Piketty, qu’apprenons-nous ? Que la balance de l’Europe centrale entre les fonds publics entrants et les profits sortants est nettement déficitaire pour elle. Ainsi, les pays d’Europe centrale, lorsqu’ils reçoivent 1 euro de Bruxelles, voient partir 2 à 4 euros sous forme de profits et autres revenus de la propriété.

Voilà comment, à la sueur du travailleur centre-européen – suffisamment fiable, travailleur et bien formé pour que sa production soit estampillée Made in Germany – l’argent du contribuable ouest-européen est transformé en juteux profits pour des actionnaires de multinationales.

Bien sûr, cela ne s’arrête pas là. Les multinationales s’organisent également pour ne pas payer les impôts. Ou pour satisfaire la novlangue, je devrais parler d’optimisation fiscale. La Roumanie, encore, est sans doute l’exemple le plus extrême : alors que l’an passé la Roumanie a connu une croissance de son PIB de presque 6%, les rentrées fiscales de l’Etat roumain au titre de l’impôt sur le profit des sociétés ont elles diminué de 7%.

Les bénéfices des entreprises occidentales en Europe centrale ne restent pas en Europe centrale… mais ne retournent pas non plus dans la poche des contribuables occidentaux

En fin de compte, le contribuable occidental est à son insu au bout d’une chaîne – chaîne pas très éloignée d’une sorte de système de Ponzi. L’Allemagne dominante assure la priorité à ses citoyens qui s’en tirent plutôt bien (sur ce point). Les Français, eux, y perdent plus qu’ils n’y gagnent.

Ainsi le sentiment d’injustice d’un nombre grandissant d’Occidentaux et en particulier de Français est légitime. Oui, l’argent du contribuable français part à l’Est… mais cet argent n’y reste pas. Sous le travail du centre-européen dominé économiquement par l’Allemagne principalement, cet argent se multiplie et quitte l’Europe centrale maintenue artificiellement dans une relative pauvreté par rapport aux Européens de l’Ouest. Et cet argent atterrit dans les poches des actionnaires des multinationales.

Il ne faut donc pas se tromper d’ennemi. Non, Orbán et ses homologues centre-européens ne sont pas des profiteurs, ni des parasites. Leurs politiques responsables dès le début de la crise migratoire le prouvent : ce sont des Européens convaincus qui cherchent à œuvrer pour le bien commun de la civilisation européenne. Leur attente est d’offrir à leurs peuples le niveau de vie occidental que l’ouest leur a fait miroiter il y a un quart de siècle. Atteindre cet objectif passera par la mise à mort du système néo-colonial actuellement en place. Et le groupe de Visegrád est le meilleur outil pour cela, agissant comme un syndicat face au patron berlinois.

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