Tout le Nord du Nigéria est sous la coupe de Boko Haram. On estime qu’un million de personnes ont été déplacées, que les exactions ont fait au moins 13 000 morts depuis 2009 et que dans certaines régions, plus de 98% de la population locale a été exterminée ou déplacée. Dans un pays surpeuplé (173 millions d’habitants en 2013), où la population est extrêmement jeune et, surtout, extrêmement pauvre, Boko Haram fait office d’ANPE locale, en recrutant des djihadistes pour une poignée de dollars. Avec plus de 400 véhicules blindés pris à l’armée locale, et une surface de contrebande d’armes qui s’étend jusqu’en Libye et au Soudan, les islamistes tiennent en respect les armées de la coalition (Tchad, Nigéria, Cameroun, Niger).
Boko Haram face à l’ « occidentalisation » de l’Afrique
Une « secte », Boko Haram ? Pas si sûr… Tout du moins, malgré son évident caractère sectaire, c’est surtout au sectarisme de la charia intégrale et littérale que se rapportent ces islamistes-là. Ne nous cachons pas non pas le fait que pour nos médias, qualifier Boko Haram de « secte », c’est interdire tout amalgame avec l’islam. Pourtant, Boko Haram est la continuité directe des califats islamiques africains, ceux-là mêmes qui appliquaient une charia stricte pour contrôler les âmes (et les corps) et qui versaient dans le commerce des esclaves africains sans aucun scrupule, soit avec les européens, soit avec les califats du Nord de l’Afrique.
Au XIXe siècle, Usman dan Fodio (1754 - 1817), calife de Sokoto - c’est à dire commandeur des croyants et chef politique - décrète plusieurs Djihad contre les peuples animistes et les mauvais croyants. Sa prédication et ses ouvrages comme l’ihya us sunna wa ikhmadul bid’a sont particulièrement rigoristes. Il met en garde les musulmans contre les « innovations » et prêche l’établissement de la Charia intégrale sur les populations qui tombent sous son sabre. Les « innovations » qu’il dénonce font référence aux interprétations qui s’éloignent de la lettre du coran, mais aussi à la pénétration des idées occidentales via les comptoirs de la côte atlantique. « Boko Haram » veut dire : culture mauvaise. La charia intégrale d’Usman dan Fodio coexistait parfaitement avec l’esclavagisme et la conquête violente. Ses alliés haoussas versaient allègrement la traite des esclaves avec les européens et les Arabes.
Alors, faire passer le chef de Boko Haram (et nouveau Calife autoproclamé du Sokoto) Abubakar Shekau pour un fou furieux sans aucune nuance, c’est méconnaitre le terrain sociologique, ethnique et historique où s’enracine Boko Haram. Le basculement du pouvoir vers le sud par l’apport de la science et de la technique occidentale avait bouleversé les flux commerciaux traditionnels (esclaves et marchandises par le Sahara vers le sinistre port de Jeddah, le Caire et les Harem d’istanbul). Les riches califats islamiques du Nord futur Nigéria se sont retrouvés appauvris puis assujettis à leurs anciens vassaux et esclaves du sud. Des musulmans sous l’empire d’infidèles animistes et chrétiens, intolérable !
Un ami congolais a écrit que « Boko Haram doit être pris au sérieux par toute l’Afrique », car « il est l’expression d’un islam qui, du fait du reflux des valeurs et des technologies d’occident, veut reprendre par tous les moyens sa place de puissance esclavagiste sur les populations animistes et christianisées ».
Des jeux politiques dangereux…
Les attentats suicides d’une violence inouïe, les enlèvements massifs de chrétiens, les massacres de masse sur considération raciale et religieuse s’enchainent depuis des années, et on s’étonne du peu de réactivité des autorités nigérianes. Dans le Figaro magazine, un haut gradé français pointait « le manque évident d’engagement des forces nigérianes dans les zones contrôlées par la secte » ; Amnesty international s’est étonné du fait que l’armée nigériane n’avait rien entreprise pour défendre la ville de Baga, pourtant clairement menacée.
Certains en viennent à penser qu’à l’approche des élections, le président chrétien Goodluck Jonathan laisserait volontairement le chaos s’installer dans le nord du pays afin que les millions de réfugiés ne puissent pas voter pour son opposant musulman, Muhammadu Buhari. En effet, tout le Nord-Est du pays n’est absolument pas en mesure d’organiser le scrutin, laissant donc une chance à GoodLuck pour sa réélection.
Car le vivre-ensemble est bien difficile au Nigéria, pays coupé en deux sur des considérations religieuses. La guerre entre le sud, chrétien, animiste, développé et le nord, musulman et très pauvre, fait rage aujourd’hui dans tous les domaines. Il faut noter que tout les états du nord du nigéria appliquent déjà la charia. Tout la question est de savoir à quel degré de fidélité cela s’applique. Le diable, ici, est dans la nuance.
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Aujourd’hui, une coalition entre les armées du Nigéria, du Niger, du Tchad, du Bénin et du Cameroun tente de stopper l’hémorragie islamiste dans la région. Plus de 10 000 hommes sont mobilisés, mais la tâche stratégique sera extrêmement rude. Cependant le problème n’est pas que militaire, on le voit : c’est un mouvement djihadiste généralisé, pandémique et monstrueux qui s’abat sur l’Afrique, en connivence avec les grands groupes djihadistes mondiaux, comme l'État islamique (Daech). C’est aussi une pauvreté, des états corrompus et dictatoriaux qui poussent certaines populations dans les bras des islamistes. C’est enfin un ressentiment entretenu et travaillé envers la modernité européenne, ses qualités mais aussi ses perversions, qui est à prendre en compte dans la lecture qu’il faut faire des conflits dans cette région du monde.
Vivien Hoch, mars 2015