Le plan d’étude romand : une machine à fabriquer des incultes…

J'ai fourni, il y a quelques temps de cela, une première ébauche d'analyse du plan d'étude romand concernant le secondaire I. Du moins sous l'angle de la liberté pédagogique par rapport à l'histoire et à la géographie. Les lectures et l'approfondissement aidant, je me rends compte que mon analyse était bien trop superficiel et que le mal est beaucoup plus profond que cela.

La pédagogie de projet, colonne vertébrale du plan d'étude

Tout d'abord, le PER se décrit lui-même comme "un projet global de formation".

projet global de formation

J'ai, dans un premier temps, cru qu'il s'agissait là d'un "projet" au sens où les décideurs avaient un projet qu'ils avaient décidé de mettre en vigueur. Je dois dire que j'ai été d'une naïveté stupéfiante puisque les précisions édictées par le canton du Valais pour une bonne mise en pratique des activités créatrices et manuelles dit explicitement que

La rédaction du PER a été élaborée afin de privilégier la pédagogie de projet (1).

Outre cette première précision ne laissant déjà subsister aucun doute, plusieurs exigences du PER vont dans le même sens:

En activité créatrices et manuelles toujours:

Conception, élaboration et réalisation d'un projet personnel (2)

En arts visuels:

Conception, élaboration et réalisation d'un projet (3)

Dans le volet Formation générale de l'aperçu des contenus à l'usage des parents, enseignants, étudiants et responsables scolaires:

choix et projets personnels - orientation scolaire et professionnelle. Cette thématique est commune à plusieurs disciplines et permet aux élèves de mener un travail où une grande partie des choix et de l’organisation lui incombent. Au cycle 3, elle accompagne les élèves dans la constitution d’un projet scolaire et/ou professionnel (4).

Le PER consacre donc la pédagogie de projet comme élément central de la quasi totalité des branches non intellectuelles de l'école romande, ce qui constitue, en premier lieu, une violation flagrante de la liberté pédagogique des enseignants. Si certains professeurs veulent procéder de la sorte, je n'y vois aucun problème, en revanche, il n'est pas justifié d'imposer une méthode de travail aux autres. Ce d'autant plus que cette méthode de travail n'a, à ma connaissance et à ce jour, reçu aucune confirmation de son efficacité par des études empiriques d'envergure (5).

Pour être plus exact, les quelques informations qui sont à notre disposition auraient plutôt tendance à faire pencher la balance mais dans l'autre sens.  Ainsi le cas de la Belgique où une implantation massive de la pédagogie de projet a été tentée au tournant du siècle a amené B. Rey, en guise d'évaluation de cette implantation, à affirmer que:

C’est sur le plan de la dynamique pédagogique propre à l’école que nous avons eu des résultats surprenants voire paradoxaux. Nous nous attendions à ce que soient plus performants les élèves des écoles qui nous avaient été signalées par les inspecteurs comme engagées dans des projets pédagogiques novateurs (l’implantation de la pédagogie de projet). Non seulement nous n’avons pas constaté cette tendance, mais dans certains cas les résultats provenant d’écoles réputées dynamiques ont été particulièrement mauvais (6).

A ce constat, il faut ajouter que, par sa nature même, la pédagogie de projet se trouve étroitement liée à la pédagogie de l'enquête dont John Hattie, référence absolue en terme d'étude empirique à ce jour, a mesuré un effet d'ampleur de 0.31 et à la pédagogie de l'apprentissage par situation-problème mesurée, elle, a un effet d'ampleur ridiculement faible de 0.15 alors que Hattie fixe le seuil des pratiques vraiment efficaces à 0.4 (7).

En conséquence, en l'état actuel des choses, il faut bien admettre que les décideurs ont introduit massivement dans l'école romande un concept dont l'efficacité n'est absolument pas avérée. Un projet dont il faut dire en sus qu'il est extrêmement chronophage et qu'il demande de la part des enseignants toute une séries de compétences qu'ils ne possèdent pas forcément.

A ces aspects qui devraient déjà suffire à questionner radicalement ceux qui ont pris une telle décision, il faut ajouter que lorsqu'on habitue des élèves à pouvoir travailler de cette manière, le risque est réel qu'ils désirent procéder de la sorte partout et se mettent à se braquer face aux enseignants des autres branches qui voudraient pouvoir travailler autrement et efficacement.

Louanges du collectivisme

Comme si cela ne suffisait pas, le PER va encore plus loin: non seulement il s'agit de faire la part belle à la pédagogie de projet, mais, de surcroît, il s'agit également de faire des projets collectifs. On trouve ainsi dans le PER les exigences suivantes:

Activités créatrices et manuelles:

Choix d'un thème et implication des élèves dans la réalisation d'une exposition, d'une œuvre collective, d'un objet, d'un projet (spectacle, exposition, fresque en haut-relief, construction,…) (8)

Musique:

Choix d'un thème et implication des élèves dans la réalisation d'une représentation musicale, d'une œuvre, d'un projet (spectacle, exposition,…) (9)

et

Réalisation d'une activité musicale interdisciplinaire (théâtre, langues, histoire, géographie,…). Présenter l'activité interdisciplinaire dans le cadre d'un projet de groupe, de classe ou d'établissement (10)

Arts visuels:

Choix d'un thème et implication des élèves dans la réalisation d'une exposition, d'une œuvre collective, d'un objet, d'un projet (spectacle, exposition, fresque, journal,…) (11)

Si l'aspect coopératif du travail en équipe obtient un effet d'ampleur tout juste acceptable chez Hattie (0.41 pour une moyenne de l'acceptable à 0.4) en revanche, il semble que la participation des élèves à des projets collectifs n'ait pas un impact positif sur la réussite des élèves comme l'atteste un rapport de recherche sur l’environnement éducatif dans les écoles publiques par l’université de Montréal réalisé en octobre 2008. 65 établissements d’enseignement secondaire de la région ont été étudiés dans le cadre de ce travail. Il en ressort que plus les élèves sont impliqués dans des activités de type collectiviste plus leur taux d’obtention de diplôme s’effondre comme l'atteste le diagramme suivant:

projet

 

 

 

 

(12)

 

Tout ceci ne permet pas non plus de rendre compte du chaos qui peut s'installer dans les classes lorsque les élèves travaillent sur des projets communs. Ni d'ailleurs de l'effet de parasitage obtenu lorsque les élèves volontaires font le travail de ceux qui n'ont pas envie de s'impliquer dans la démarche.

Le PER ne se contente pas d'implanter de force l'aspect pédagogie coopérative en totale contradiction avec la liberté pédagogique des enseignants concernés dans les branches qualifiables de manuelles, il a  la prétention de faire déborder cet excès sur les autres branches comme en témoigne l'injonction faite en musique de travailler de manière interdisciplinaire.

Et comme cela ne suffit pas, le chapitre des capacités transversales impose:

Des activités de groupe sont pratiquées dans toutes les disciplines (13).

Dans "Vivre ensemble et exercice de la démocratie" (oui oui ils ont osé..):

L'élève participe à des projets en s'investissant dans les collaborations nécessaires (14).

Autrement dit, aucun enseignant n'est épargné par le dogme collectiviste. Et ce même s'il désire user de méthodes plus efficaces.

Enquêtes, découvertes et situations problèmes

Même si les socio-constructivistes n'ont pas réussi (pour le moment) à imposer la pédagogie de projet partout, n'allez pas croire que les branches dont il n'a pas été question jusqu'ici soient préservées de cette idéologie.. Jugez en par vous-mêmes:

histoire-géographie-citoyenneté:

L'élève mène des enquête (15).

Allemand dans la catégorie ayant trait à la lecture de textes:

Observation et découverte de règles (place des éléments, constructions avec auxiliaires de mode, particules séparables, subordonnées et infinitives,…) (16)

Pour faire simple: la grammaire n'est pas enseignée au préalable, elle doit être découverte au travers de la lecture de textes.

Education nutritionnelle:

Observation des réactions des éléments nutritifs lors de préparations culinaires et de modes de cuisson (oxydation, coagulation des protéines,…), Recherche de la valeur nutritionnelle des différents groupes d'aliments et produits alimentaires, Recherche des besoins nutritionnels : vitamines, protéines, sels minéraux, glucides, lipides, oligo-éléments pour un bon fonctionnement du corps (formation du squelette, des muscles, protection contre les maladies, énergie du corps, hydratation du corps,…) (17)

Les verbes utilisés sont clairs: pas question d'expliquer tout cela au préalable aux élèves, ils doivent le découvrir par eux-mêmes. Et ce alors que la pédagogie d'enquête/découverte obtient, comme déjà relevé, un médiocre effet d'ampleur de 0.31 (rappel: Hattie fixe le seuil des pratiques vraiment efficaces à 0.4).

Le cas des mathématiques est encore plus grave:

Résolution de problèmes (...) par (ndlr: entre autre)

  • ajustement d'essais successifs
  • pose de conjectures, puis validation ou réfutation
  • déduction d'une ou plusieurs informations nouvelles à partir de celles qui sont connues (18)

Il faut être cohérent: d'autres formes de pédagogie permettent l'enseignement de la résolution de problème (notamment de manière explicite, avec un effet d'ampleur largement supérieur se fixant à 0.61). Mais les seules qui obligent à ce que l'élève passe par des ajustements d'essais successifs, la pose de conjectures validées ou réfutées et la déduction d'infos nouvelles par rapport à ce qui est déjà connu sont la pédagogie de découverte (effet d'ampleur 0.31) ou l'apprentissage par situation-problème (effet d'ampleur 0.15).

En effet, si la méthode nécessaire à la résolution des problèmes est donnée avant que les élèves ne se lancent dans cette résolution, si elle est bien expliquée, alors les élèves n'auront pas besoin de tâtonner comme l'exige le PER pour les résoudre. Remarquez bien que l'imposition de cette méthode ne touche pas à certains chapitres particuliers des mathématiques mais à l'ensemble de ceux-ci, ce qui ne laisse aucun doute sur la volonté de contraindre les enseignants à utiliser des tactiques idéologiques complètement inefficaces pour enseigner.

Dans ce fatras d'inepties, le sommet est vraisemblablement atteint dans le domaine de l'éducation physique puisque le plan d'étude va jusqu'à imposer une

Évaluation formative par les pairs d'une production selon des critères fixés (tenue du corps, choix du support acoustique, fonctionnement du groupe, originalité, expression,…) (19)

Si l'évaluation formative est une excellente pratique, imposer que celle-ci soit faite par les autres élèves est tout simplement ahurissant. Au final, il ne manque en fait que l'imposition de la différenciation (mais peut-être l'ai-je loupée?) pour que la coupe soit pleine.

La disparition (ou presque) des connaissances dans les branches culturelles

Au délà de ces considérations portant sur l'imposition dictatoriale de certaines méthodologies, je vais revenir rapidement (je reviendrai plus en détail dans un futur billet) sur la problématique connaissances ou compétences dans les branches culturelles que sont l'histoire et la géographie. Je reste convaincu que les deux aspects doivent être traités. Cependant, si on se réfère au PER, fort peu d'éléments ont trait à l'acquisition de connaissances. La manière dont le plan d'étude est rédigé laisse ouverte la porte à celles-ci, mais, force est de reconnaitre que l'écrasante majorité de ce qui y est prescrit a trait aux compétences. Je ne vais pas revenir en détail sur le fait que la culture générale est bien plus utilisée que ce que l'on veut bien le dire mais sur un autre fait important qui a été porté à mon attention. Le spécialiste en psychologie cognitive qu'est Daniel Willingham affirme que les compétences sont impossibles sans les connaissances. Il va même plus loin en affirmant que la quantité d'informations que nous sommes capables de retenir dépend de la quantité d'informations factuelles (donc de connaissances) que l'on possède déjà. Toute nouvelle information que nous tentons de retenir le sera beaucoup plus facilement si elle peut être reliée à des éléments de culture générale que nous possédons déjà au préalable (20). En faisant la quasi impasse sur les connaissances, le PER contribue à créer une société de l'ignorance avec un savoir et donc, conséquemment, des compétences restreintes.

Conclusion

Si l'analyse précédente ne porte que sur le troisième cycle du PER, nul ne doute que les deux premiers cycles subissent les mêmes outrages. L'ensemble de ce qui a été dit jusqu'ici devrait nous amener à exiger certaines réponses de la part des décideurs qui ont pondu le PER. Ce d'autant plus que la CIIP dont dépend le PER a adopté en 2003 une déclaration sur les finalités et objectifs de l'école publique qui stipule noir sur blanc que

L'Ecole publique assume des missions d'instruction et de transmission culturelle auprès de tous les élèves (…) (21).

Or, manifestement, tout ce qui a été dit jusque là ne relève pas de la transmission culturelle et aurait plutôt tendance à empêcher cette transmission. Puisque la quasi-totalité des branches est touchée (le français semble encore épargné), il est quasi impossible de considérer que l'école publique assume sa mission. L'école publique que prône le PER ne transmet rien ou presque.

Devant l'avalanche de ces constats, les décideurs doivent répondre aux questions suivantes:

- Comment justifient-ils l'implantation de méthodes largement moins efficaces que des techniques explicites pour l'acquisition de connaissances et compétences?

- Ont-ils consulté ce que disent les recherches empiriques sérieuses ou se sont-ils contenté d'interroger certains spécialistes dont les propos relèvent plus des discussions de bistrot que d'une expertise empiriquement fondée?

- Comment justifient-ils l'imposition de telles méthodes au mépris de la liberté pédagogique des enseignants?

- L'école doit-elle contribuer au développement des capacités mémorielles des individus?

Parce qu'honnêtement, au vu des mes investigations, j'ai vraiment l'impression qu'on a mis sur pied une machine à fabriquer des incultes, voir des analphabètes.

Stevan Miljevic, le 22 mars 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

Notes de bas de page

(1) http://www.plandetudes.ch/documents/10253/13159/VS+-+AC&M.pdf consulté le 18 mars 2014
(2) http://www.plandetudes.ch/web/guest/A_31_ACM/ consulté le 19 mars 2014
(3) http://www.plandetudes.ch/web/guest/A_31_AV/ consulté le 19 mars 2014
(4) http://www.plandetudes.ch/documents/10136/19192/Cycle+3+web+CIIP/75420548-b10b-4a5b-af1c-dd7d27b70ca5 p.30 consulté le 19 mars 2014
(5) http://www.crifpe.ca/download/verify/187 consulté le 17 mars 2014
(6) B. Rey "Création d’épreuves étalonnées en relation avec les nouveaux socles de compétences pour l’enseignement fondamental", Belgique, 2001, p.82 cité dans S.Bissonnette, M.Richard et C.Gauthier "Echecs scolaires et réformes éducatives: quand les solutions proposées deviennent la source du problème", les presses de l’université Laval, 2005, p.84
(7) http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ consulté le 17 mars 2014
(8) http://www.plandetude.ch/web/guest/A_34_ACM/ consulté le 19 mars 2014
(9) http://www.plandetude.ch/web/guest/A_34_Mu/ consulté le 20 mars 2014
(10) http://www.plandetude.ch/web/guest/A_31_Mu/ consulté le 20 mars 2014
(11) http://www.plandetude.ch/web/guest/A_34_AV/ consulté le 20 mars 2014
(12) http://www.reseaureussitemontreal.ca/centredoc/recherches/environnement_educatif_diplomation.pdf p.55 consulté le 7 décembre 2013
(13) http://www.plandetude.ch/documents/10136/19192/Cycle+3+web+CIIP/75420548-b10b-4a5b-af1c-dd7d27b70ca5 p.28 consulté le 20 mars 2014
(14) http://www.plandetudes.ch/web/guest/FG_34/ consulté le 22 mars 2014
(15) http://www.plandetude.ch/documents/10136/19192/Cycle+3+web+CIIP/75420548-b10b-4a5b-af1c-dd7d27b70ca5 p.14-15 et 16 consulté le 20 mars 2014
(16) http://www.plandetudes.ch/web/guest/L2_31/ consulté le 21 mars 2014
(17) http://www.plandetudes.ch/web/guest/CM_35/ consulté le 21 mars 2014
(18) http://www.plandetude.ch/web/guest/MSN_31/
        http://www.plandetude.ch/web/guest/MSN_32/
        http://www.plandetude.ch/web/guest/MSN_33/
        et http://www.plandetude.ch/web/guest/MSN_34/ consultés le 20 mars 2014
(19) http://www.plandetudes.ch/web/guest/CM_32/ consulté le 21 mars 2014
(20) Daniel Willingham "Pourquoi les enfants n'aiment pas l'école! La réponse d'un neuroscientifique", La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, P.37 à 45
(21) http://www.plandetudes.ch/documents/10136/19192/Cycle+3+web+CIIP/75420548-b10b-4a5b-af1c-dd7d27b70ca5 dans les pages introductives consulté le 22 mars 2014