Première partie de cette série ici.
Survient la drôle de guerre, la bataille de France et le désastre.
Comme tant d’autres, Raymond Aron est emporté avec sa famille sur les routes par l’exode civil en éprouvant un sentiment de honte et d’indignité. Le 22 juin il se trouve du côté de Bordeaux ; l’armistice est signé. Il lui est presque impossible de ne pas partager le lâche soulagement général. En analyste rationnel, il mesure à quel point dans toutes les guerres il y a une donnée démographique : la Première Guerre mondiale a été presque mortelle pour la France, elle n’aurait pas supporté une deuxième saignée.
Et toujours il a le goût du paradoxe et un sens aigu des ironies de l’histoire.
Raymond Aron et la Seconde Guerre mondiale
Voilà ce qu’il dit sur la défaite :
« La rapidité même de la défaite a rendu possible le relèvement démographique, économique et politique de la France ; je le pense très profondément bien que ce ne soit pas très agréable de dire qu’on a été sauvé par un désastre ».
Il considère que l’armistice est une réplique au pacte germano-soviétique. Encore une ironie de l’histoire :
« Au bout du compte le pacte était une invitation de Staline aux Français de se battre jusqu’au dernier pour l’Union soviétique, et les Français ont répondu galamment pourquoi ne feriez-vous pas la même chose pour nous. Bien entendu ils ne l’ont pas pensé mais ils l’ont fait. »
Il part à Londres sans avoir entendu l’appel du 18 juin et s’engage dans une compagnie de chars. Contacté par l’état-major du Général de Gaulle, il participe à la création d’une revue qui a pour titre La France Libre. C’est un tournant de sa vie. Sa destinée en est transformée.
Dans le premier numéro, il publie un article analysant la défaite dont le manuscrit a été lu et approuvé par de Gaulle qui annote en marge plusieurs passages de très professoraux B au crayon rouge. À Londres il est gaulliste à sa manière et se défie de l’entourage du chef. Il pense que la propagande gaulliste culpabilise à tort les cadres de l’armée et de la fonction publique restés sur le territoire national. Il lui semble qu’en profondeur Pétain et de Gaulle ont les mêmes objectifs, que leurs querelles ne sont pas inexpiables et que dans leur majorité ses compatriotes pensent de même. Il est exaspéré par l’héroïsme facile des Français dans la tranquillité de Londres : « C’était trop facile d’être héroïque à Londres ».
Vient le temps de la libération et de la reconstruction de la France. Le pays sort de la phase de décadence pour entrer dans celle du redressement. Revenu à Paris, Aron est attiré par l’action politique. Il refuse un poste universitaire à Bordeaux, effectue un bref passage au cabinet d’André Malraux, ministre de l’Information, puis entre au journal Combat en 1946. En mai 1947 les ministres communistes quittent le gouvernement. On entre dans la guerre froide.
Au même moment Aron quitte Combat et à 42 ans entre au journal Le Figaro. Il dit n’avoir pas choisi la droite mais avoir choisi entre Le Monde et Le Figaro où pendant 30 ans il traite régulièrement des relations internationales et des questions économiques. Chaque jour il s’engage dans le combat pour la liberté et la vérité avec pour sources d’information : « Les mêmes que tout le monde : les journaux » ainsi qu’il le précise en ajoutant : « Je ne prétendais pas réaliser des scoops journalistiques, j’essayais d’analyser une situation. Mes analyses étaient une réflexion, une réflexion sur les évènements ».
La guerre froide
Ce sont les tensions Est-Ouest qui pendant des années vont focaliser sa réflexion. Pour analyser la nouvelle situation du monde créée par la guerre froide, qu’il préfère d’ailleurs qualifier de paix belliqueuse, outre ses chroniques il publie deux livres : Le Grand Schisme en 1948 et Les Guerres en Chaine en 1951.
Voici comment Michel Winock commente son engagement (Le siècle des intellectuels, Seuil, 1997) :
« Aron aurait pu comme tant d’autres jouer les Salomon, voir les choses de Sirius, évaluer les vertus et les vices des deux antagonistes, conclure en moraliste sur un choix balancé. Il est au contraire l’un des tout premiers en France à formuler sans équivoque les données de la guerre froide et l’obligation politique de choisir son camp. Le Grand Schisme, essai de synthèse sur la situation politique mondiale et sur les problèmes français, imprimé en juillet 1948, atteste la vigueur de l’engagement. La clarté de l’exposé, soutenue par des formules appelées à la postérité, mais surtout la détermination de l’auteur frappe encore le lecteur d’aujourd’hui. Alors que la lutte idéologique favorise de part et d’autre une littérature souvent délirante, l’auteur surprend aussi par un certain ton, qui n’est pas tellement d’époque – celui de la modération. Aron, cependant, démontre qu’un esprit modéré ne signifie pas un caractère faible, qu’il relève moins d’un tempérament que d’une expérience, d’une culture acquises, d’une passion dominée. »
À travers ses écrits, il s’engage résolument dans le combat des démocraties contre le totalitarisme soviétique. Il approuve et soutient sans faille la politique américaine, qu’il s’agisse du blocus de Berlin ou de la guerre de Corée, ce qui le classe dans le camp des anticommunistes à une époque « où tous les anticommunistes sont des chiens » selon Sartre. Le clivage politique sur l’URSS conduit à la rupture de leur amitié et en 1948 ils se brouillent définitivement.
Sans être communiste, Sartre considérait qu’il était moralement coupable d’être contre le parti de la classe ouvrière. Il n’ignorait pourtant pas la réalité des camps et de leurs millions de prisonniers comme en témoigne un de ses éditoriaux des Temps Modernes. Alors que Sartre s’affiche en compagnon de route du parti communiste, Aron est ouvertement anti-stalinien avant la plupart des autres intellectuels français. Au soir de sa vie il en fait son plus grand motif de fierté.
La guerre froide a en effet divisé les intellectuels français et opposé Aron qui a choisi son camp à Sartre mais aussi à Camus ou à Merleau-Ponty qui refusent de choisir.
En 1955 il publie à leur intention L’Opium des Intellectuels. L’attitude envers l’URSS est à ses yeux la question majeure. Il y pense l’Union soviétique avec ses camps de concentration, avec son régime despotique, sa volonté expansionniste. Il explique qu’elle n’est pas devenue ce qu’elle est par accident ou par la faute de Staline seul, mais parce qu’à l’origine, existe une conception du mouvement révolutionnaire qui devait nécessairement aboutir à ce qu’elle est devenue. Ce qui est en question, c’est le mouvement socialiste lui-même. On touche à l’essentiel et à une remise en cause globale du rôle des intellectuels.
Raymond Aron constate que fascinés par les grands mythes que sont le prolétariat, le socialisme, la révolution, la société sans classe, à gauche, toute une fraction des intellectuels français a refusé d’accepter les conséquences de la rupture entre l’est et l’ouest. Aron quant à lui les a tirées en choisissant le camp de la démocratie parlementaire, tout en reconnaissant que ce régime ne suscite pas l’enthousiasme.
Le seul argument est celui de Churchill :
« La démocratie est le pire des régimes – à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé. »
Mais il n’est guère en accord avec l’esprit du temps.
Extrait de: Source et auteur
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