Raymond Aron, un libéral face à la meute (1)

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Né en 1905, disparu en 1983, Raymond Aron a méthodiquement analysé les mutations des sociétés modernes en leur consacrant plus de trente livres. Pendant plus de trente ans il est descendu presque quotidiennement dans l’arène pour participer aux grands combats qui dans le bruit et la fureur de l’histoire ont divisé le monde au temps de la guerre froide.

Éditorialiste commentant à chaud l’actualité (au Figaro puis à l’Express) en même temps qu’universitaire, il a toujours veillé à intégrer ses jugements ponctuels dans une vision du monde d’essence profondément libérale. En cela il est résolument à contrecourant d’une époque où selon Sartre le marxisme était pour l’intelligentsia française « l’horizon indépassable de notre temps ». Dans un environnement hostile il a eu le courage de ne céder à aucune mode intellectuelle et le culot d’avoir eu raison avant tous les autres sur la nature du stalinisme comme sur bien d’autres questions.

Près de quarante ans après sa mort, les raisons ne manquent donc pas de se tourner vers cet observateur lucide qui a mis ses capacités de réflexion au service de la vérité, de la liberté et de la lutte contre les systèmes de pensée qui les menacent, c’est-à-dire contre toutes les formes de totalitarisme. En retraçant les grandes étapes de sa vie, on effectuera par la même occasion une plongée riche d’enseignements dans l’histoire de ce siècle tragique que fut le XXe siècle.

Les trois premiers billets de cette courte série leur seront consacrés ; ils seront suivis de trois autres évoquant la richesse de l’héritage qu’il nous a légué pour déchiffrer le présent.

 

Billet 1 – Les années de formation

Billet 2 – De la drôle de guerre à la guerre froide

Billet 3 – Ses prises de position sur les intellectuels, l’Algérie et Mai 68

Billet 4 – La richesse du legs aronien

Billet 5 – Un libéral atypique

Billet 6 – Le souhaitable et le possible

 

Les années de formation

En 1928, il passe l’agrégation de philosophie. La même année, Sartre, son petit camarade de l’école normale supérieure, « éprouve le besoin » de se faire recaler, ce qui est un commentaire typiquement aronien. Mais lui-même est reçu premier. Ce succès ne le comble pas, bien au contraire. Immédiatement après, il traverse une crise intérieure, presque de désespoir. Il est écrasé par le certitude d’avoir perdu des années à n’apprendre selon ses propres dires « presque rien ».

Il vit une sorte de révolte contre l’enseignement qu’il a reçu et qui ne l’a pas préparé à comprendre le monde et la réalité sociale. Il se demande sur quoi faire de la philosophie et se répond « sur rien ou bien faire une thèse de plus sur Kant », ce qui ne l’enthousiasme pas du tout. Cela le pousse à effectuer un séjour de trois ans en Allemagne en devenant assistant à l’université de Cologne puis en occupant un poste à Berlin.

Il y suit l’actualité de toutes les façons possibles, il écoute ce que vitupère Goebbels, il assiste aux discours d’Hitler qui d’emblée lui inspire la peur et l’horreur ; il dit en avoir perçu presque tout de suite le satanisme, ce qui, ajoute-t-il, n’était au début pas évident pour tout le monde. Or face à Hitler, ses maîtres, que ce fussent Alain ou Brunschvicg ne faisaient pas le poids. Alain est un chantre du pacifisme ; Brunschvicg est à la Sorbonne le gardien du temple néo-kantien, une construction intellectuelle bien ordonnée mais sans prise sur la réalité.

En Allemagne, il approfondit sa connaissance de l’œuvre de Marx et plus encore s’immerge dans celle de Max Weber. Chez ce dernier il découvre ce qu’il cherchait, soit un homme qui « avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité et, en point d’arrivée, la décision et l’action ».

Si ce voyage en Allemagne l’enrichit sur le plan intellectuel, il change aussi sa compréhension de la politique. L’accession au pouvoir d’Hitler, soutenu par les masses, lui fait voir l’irrationalité de la politique et la nécessité pour faire de la politique de jouer des passions irrationnelles des hommes. La penser exige en revanche d’être aussi rationnel que possible.

Dès cette époque il trace l’itinéraire intellectuel qu’il suivra toute sa vie et décide d’être « un spectateur engagé » soucieux d’être aussi objectif que possible tout en défendant un point de vue. Sa thèse a pour sous-titre « Les limites de l’objectivité historique » ; il l’écrit précisément pour montrer à quelles conditions on peut être à la fois un spectateur qui analyse les faits et un acteur qui prend position.

Dans le combat des démocraties contre le totalitarisme nazi, il se limite toutefois à n’être d’abord qu’un spectateur. L’engagement ne viendra qu’en 1940, après la défaite.

En effet, de retour à Paris en 1933, il ne cherche pas à témoigner politiquement et ne participe que de loin au mouvement antifasciste. En tant que juif, il pense qu’on peut le suspecter de ne pas être objectif. Il considère aussi que les quelques textes qu’il a écrits pendant son séjour en Allemagne sont détestables.

Voici ce qu’il dit à ce sujet

« Ils sont détestables parce que d’abord je ne savais pas observer la réalité politique ; en plus je ne savais pas distinguer de manière radicale le souhaitable et le possible. Je n’étais pas capable d’analyser la situation sans laisser paraître mes passions ou mes émotions, et mes émotions étaient partagées entre ma formation, ce que j’appelle « l’idéalisme universitaire », et la prise de conscience de la politique dans sa brutalité impitoyable ».

Si le commentateur à chaud n’est pas encore prêt, il apparaît aussi que l’intellectuel n’a rien produit. La priorité du moment est d’écrire et de publier.

En 1935 parait un livre intitulé La Sociologie allemande contemporaine, rapporté de son séjour en Allemagne. En 1938 il publie son premier grand livre qui a pour titre Introduction à la Philosophie de l’Histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique.

Raymond Aron dit avoir vécu les années 1930 avec le désespoir de la décadence française, le sentiment que la France s’enfonçait dans le néant. À ses yeux, « La France des années Trente c’était la France décadente par excellence. Au fond elle n’existait plus ; elle n’existait que par ses haines des Français les uns contre les autres ».

Il ne peut répondre à la question de savoir pourquoi les choses sont ainsi mais il vit intensément cette décadence, avec une tristesse profonde, tout en étant heureux avec sa famille, avec ses amis et dans son travail.

À l’époque ses amis les plus proches se nomment Éric Weill, Alexandre Koyré, Alexandre Kojève, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Robert Marjolin :

« Jamais je n’ai vécu dans un milieu aussi éclatant d’intelligence et aussi chaud d’amitié que dans les années 30 et jamais je n’ai connu le désespoir historique au même degré car après 1945 la France était transformée »

Il lit le livre de Boris Souvarine (Staline : Aperçu historique du bolchevisme, 1935) qui déjà dénonce les crimes de Staline, mais il ne met pas Hitler et Staline sur le même plan. Il n’est libéré dans son regard et son jugement sur l’URSS que par la signature du pacte germano-soviétique :

« La vérité c’est qu’il est difficile de penser qu’on a deux menaces sataniques simultanément avec la nécessité d’être allié avec l’une des deux. Ce n’était pas plaisant mais c’était la situation historique ».

 

Extrait de: Source et auteur

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