[Entretien] Linda Kebbab : « Ceux qui défendent les rodéos sauvages mettent de la poésie dans le sang »

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Valeurs actuelles. Rodéos urbains, refus d’obtempérer… L’ordre public est mis à mal. L’Etat décompte pas moins de 534 interventions dans le Val-d’Oise depuis début avril dans la lutte contre les rodéos sauvages. Comment expliquez-vous l’intensification de ces phénomènes ?
Linda Kebbab. Je ne saurais pas dire s’il y a une intensification du phénomène des rodéos urbains. On a le sentiment chaque année qu’il y en a plus que l’année précédente, mais c’est juste qu’avec l’arrivée du beau temps, c’est beaucoup plus significatif. Avec l’été viennent les accidents graves, d’où cette impression que le phénomène est nouveau ou plus important. En réalité, je crains que l’échange que nous avons aujourd’hui, nous l’aurons dans deux ans, cinq ans et même dix ans. Je me souviens qu’il y a douze ans, lorsque j’étais en brigade de police, nous courions déjà après eux. Je travaillais à Créteil pendant l’été. C’était un vrai fléau, les familles ne pouvaient pas se poser sur les étendues vertes parce que des voyous faisaient leur loi avec des scooters ou des motocross non homologués sur la voie publique. En revanche, je pense qu’il y a une meilleure prise en compte par l’opinion et par la presse de ce phénomène que nous connaissons depuis longtemps.

Le rodéo est dit “sauvage” parce qu’il résulte d’un refus d’obtempérer. Le summum pour ces délinquants est de pratiquer le refus d’obtempérer. C’est-à-dire de faire son rodéo sauvage jusqu’au bout et de ne pas se faire rattraper par la police. Tout cela dans des quartiers populaires qui ont été construits avec l’objectif de donner aux piétons un espace de circulation libre. Ces espaces deviennent de vrais terrains de jeu pour les deux-roues, tandis que les voitures de police n’y ont pas accès. Les refus d’obtempérer sont donc un jeu d’enfant pour ces délinquants. Ils savent où cacher leurs engins, il y a même des planques prévues à cet effet, ils sont très organisés.

Quel est le but recherché par les auteurs de ces rodéos sauvages ? Il y a une forme de mise en scène, avec une volonté de faire le buzz.
Il y a déjà certainement un attrait de plus en plus prononcé pour les activités mécaniques. Avec un accès aux deux roues qui est sans doute plus aisé aujourd’hui via Internet pour trouver leur engins : des scooters en fin de vie, des appareils volés ou non-homologués. En réalité, cette recherche du buzz a existé avant même l’utilisation des réseaux sociaux. Quand ces délinquants se faisaient remarquer dans leur quartier, et quand nous, forces de l’ordre, essayions de leur mettre la main dessus, le défi était de ne pas revenir sous les yeux des copains qui observaient la scène. Seulement, ces scènes où les délinquants essayaient de briller devant leurs copains, n’étaient pas relayées sur les réseaux. Aujourd’hui, les spectateurs sont sur Internet, les réseaux sociaux permettent de décupler la visibilité de ces actes de délinquance. Le rodéo sauvage n’a d’intérêt pour eux que parce qu’il crée du buzz : à un moment donné, il y a un spectacle donné aux copains. D’ailleurs, quand des municipalités prennent la peine de leur proposer des circuits fermés, pour la plupart d’entre eux, ça ne les intéresse pas. Simplement parce qu’ils n’ont personne devant qui briller, et qu’ils n’ont aucun moyen de créer leur buzz de la défiance à l’égard des forces de l’ordre.

Le film Rodéo de Lola Quivoron a fait polémique en début d’année. Les rodéos sauvages seraient une pratique « mal comprise » et « criminalisée à mort », selon la réalisatrice. Comment faut-il comprendre ces propos ?
Les seuls en extase et en émoi devant ces phénomènes sont des bourgeois qui ne les subissent pas. Et cette productrice dont le film a été mis en avant au festival de Cannes en fait partie. Il s’agit tout simplement d’une admiration pour un acte délictueux, que l’extrême gauche voit souvent comme une forme de poésie. Cela démontre une méconnaissance totale du phénomène. C’est une forme de visibilité artistique et intellectuelle d’une activité qui méprise la sécurité des riverains et la tranquillité des quartiers touchés par le rodéo. Chez les défenseurs des délinquants, la violence est perçue comme de la poésie. Dire que le bruit des rodéos est une manière de s’approprier l’espace, de s’exprimer, est un véritable mépris pour les victimes. C’est donc une hypocrisie artistique de gens qui sont ravis de leur petit appartement sur cour à Paris et qui n’ont pas d’autre thématique que de mettre de la poésie dans la délinquance. Il ne s’agit même pas de déconnexion mais d’individus profondément bêtes. Sauf que cette bêtise a client sur rue, elle est relayée par des médias mainstream et elle donne le sentiment à ces gens qui pratiquent le rodéo sauvage d’être légitimes dans leur activité. Et bien évidemment, les victimes ne sont pas considérées. Il faut dire ce qui est : ceux qui défendent les rodéos sauvages mettent de la poésie dans le sang.

La semaine dernière, des images ont beaucoup tourné, montrant une famille encerclée par un cortège de mariage sur une place de Saint-Denis en Seine-Saint-Denis ; il y avait visiblement une volonté de faire peur aux riverains. Le rodéo est-il un moyen de s’approprier et de marquer un territoire ?
Totalement. En tant que policiers on le constate sur la voie publique. Le message du rodéo sauvage est simple : « Tirez-vous, on est chez nous. » Et pour preuve, ils nous défient jusqu’au bout, au point de refuser d’obtempérer. Ces gens connaissent mieux le quartier que personne, ils s’y sentent chez eux. Dans le cas de ce cortège de mariage, ils se trouvent en dehors de leur quartier, aux pieds de la mairie. Ils élargissent un territoire où la loi de la République ne devrait pas s’appliquer. C’est du mépris pour la vie humaine. Cette famille a été prise pour un plot, tout simplement, autour duquel ils slaloment. Ils n’ont plus le statut d’humain. La place de la mairie est transformée en petit circuit automobile. Le pire dans tout cela, c’est que le mariage est le contrat d’institution d’une famille ; et au sortir de la mairie, ces individus méprisent une famille et la mettent en danger. C’est un mépris pour tous les actes de construction d’une société. Il y a quelque chose de très viril dans le rodéo sauvage : faire du une roue sur un deux-roues, c’est une manière d’impressionner, un peu comme un cheval qui fait une ruade. Le mot “rodéo” n’est pas choisi au hasard.

Il ne s’agit plus seulement de trouble à l’ordre public. Ces derniers mois, de nombreuses victimes font les frais de ces rodéos. Ce vendredi encore, deux enfants ont été fauchés à Pontoise. Est-ce qu’il y a une augmentation de la violence ? Et est-elle volontaire ou s’agit-il d’accidents ?
Il serait faux de croire que ces délinquants avaient plus d’estime pour la vie humaine il y a dix ou quinze ans. Les informations sont simplement beaucoup plus relayées aujourd’hui. J’ai déjà eu le cas d’individus qui percutaient des enfants ou des personnes dans des rodéos sauvages, et la première préoccupation des délinquants était de s’enfuir et de dissimuler la moto pour que l’auteur ne soit pas identifié et poursuivi. Tout en laissant agoniser des victimes. Penser que les délinquants avaient un code d’honneur il y a dix ans est faux. La justice est obligée de considérer ces cas comme des accidents dès lors qu’avec son avocat le délinquant affirme qu’il n’avait pas l’intention de faire du mal. Ou alors l’affaire sera classée avec la mention “blessures par négligence”. Même si l’individu a pris tous les risques : rouler à contre-sens, faire du une roue, rouler trop vite… A partir du moment où il peut démontrer qu’il ne voulait pas percuter les passants, cela passera pour un accident.

Quelles sont les difficultés auxquelles doivent faire face les forces de l’ordre ?
Face aux rodéos sauvages, les forces de l’ordre sont complètement démunies. Nous avons un arsenal administratif, même si on utilise le code de la route : en pratique, on peut ordonner l’immobilisation du véhicule. Et lorsque le véhicule n’est pas homologué ou en fin de vie, on peut l’envoyer à la fourrière, et ordonner sa destruction. C’est le seul outil dont on dispose. Mais ces engins sont un peu comme les cafards : vous en détruisez un, il y en a dix autres qui prennent le relai. Ils ne rencontrent aucune difficulté à se procurer de nouveaux véhicules, plus puissants et plus gros. C’est une sorte de tonneau des Danaïdes. Il y a de l’impuissance chez les forces de l’ordre : quand vous êtes policier, vous vous dites que votre action doit permettre de protéger des vies. Il n’y a qu’à regarder le récent exemple de Pontoise, avec une jeune fille entre la vie et la mort, pour vous donner une idée des difficultés que nous rencontrons. Il n’y a malheureusement aucune punition appliquée, et les familles ne sont pas écoutées.

Au niveau pénal, trouvez vous que les peines soient ajustées, malgré les durcissements de la loi en 2018 et 2022 ?
Le politique semble avoir pris la mesure de la situation : en 2018, le code de la route a été renforcé sur la loi concernant les rodéos urbains. Ce durcissement a conduit à des peines d’emprisonnement d’un à trois ans, avec des amendes ajustées en fonction des circonstances. A l’instar des rodéos qui ont conduit à des accidents graves, je n’ai pas le souvenir que ces gens-là soient allés en prison. Les peines ne sont pas appliquées. C’est une loi qui est difficile à mettre en application parce qu’on assiste toujours au même problème : quelles que soient les infractions, il n’y a pas assez de places dans les prisons. L’environnement carcéral est aujourd’hui insuffisant pour pouvoir y mettre les personnes responsables de délits dits « mineurs », qui n’entraînent pas de blessures.

Au niveau pénal, c’est largement insuffisant. Dites-vous bien que s’il n’y avait pas de blessés dans ce genre d’actes de délinquance ces individus n’iraient pas en prison. Il y a comme un besoin de victimes graves pour pénaliser sévèrement le délit. “Mieux vaut prévenir que guérir” : le gouvernement a oublié le fameux adage. C’est sur les faits que la justice devrait condamner le délit et non pas sur les conséquences. C’est avant tout une question de politique pénale. Sauf que la politique pénale statue en fonction des capacités carcérales.

Comment voyez-vous l’avenir alors que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin semble avoir pris la mesure de la situation ?
A part une énième circulaire aux préfets pour alourdir l’arsenal administratif sur la confiscation des engins, je ne vois pas quelles améliorations pourraient venir nous soulager. La justice est en manque de repères et de moyens. C’est un canard sans tête : notre garde des Sceaux ne se bat pas contre le crime et la délinquance. Je suis prête à parier que dans un an, nous aurons la même conversation.

 

Extrait de: Source et auteur

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Un commentaire

  1. Posté par Sergio le

    Puisque les rodéos urbains sont considérés comme de la poésie, j’y ajouterais une variante: le rodéo combiné avec les passionnés de ball-trap. Il semblerait qu’à Cannes on n’apprécie que modérément les sports un tant soit peu virils. (1)
    (1) Cet adjectif n’est plus admis dans le langage courant.

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