La fin de l’hégémonie du dollar

Stéphane Montabert
Suisse naturalisé, Conseiller communal UDC, Renens
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Depuis un peu moins d'un siècle, le dollar américain joue le rôle de monnaie de réserve internationale. Le dollar est accepté partout. Mais du fait de la guerre en Ukraine, les choses changent. Nous sommes au point de basculement, et les conséquences pour l'économie mondiale sont incommensurables.

Comment le dollar l'emporta contre l'or

À l'origine, le dollar acquit sa respectabilité en pouvant s'échanger à parité fixe contre de l'or, la monnaie de base de l'humanité depuis des millénaires. À l'origine "aussi bon que de l'or" - et juste plus pratique à transporter - son étoile pâlit quelque peu à travers le temps lorsque, comme d'habitude, les politiciens prirent l'habitude de faire fonctionner en douce la planche à billets, créant ex nihilo des dollars. Il y avait donc plus de dollars en circulation que d'or contre lesquels les convertir.

En 1915, il fallait 15 dollars pour acquérir une once troy d'or (31,10 grammes). Même après la Seconde Guerre mondiale, il fallait 35 dollars pour cette once. Mais la création de monnaie s'emballa durant les années 60 jusqu'à amener le Président Nixon à officialiser l'abandon de la convertibilité-or du dollar en 1971.


Évolution du prix de l'once en dollars de 1915 à aujourd'hui, en échelle logarithmique (source)

En d'autres termes, le dollar devenait une monnaie-papier à la valeur purement scripturale. Il n'était échangeable contre rien - hormis d'autres monnaies elles aussi en papier. L'or devenait flottant, rabaissé au rang de simple commodité, une matière première.

M. Nixon réussit ce tour de force principalement parce que les gouvernements des autres pays étaient fort satisfaits d'emboîter le pas des États-Unis dans l'impression de monnaie pour boucler leurs budgets. Tous les pays participant au système financier post-étalon-or suivirent le mouvement, s'accordant juste entre eux pour garder une forme d'autodiscipline entre ceux qui imprimeraient "beaucoup" et ceux qui imprimeraient "un peu moins". Depuis un siècle, le dollar a perdu 98% de sa valeur contre l'or, comme pratiquement toutes les monnaies-papier (et en réalité probablement davantage).

Évidemment, l'afflux de billets neufs créa dans le monde occidental des années 70 une vague d'inflation mémorable qui ruina la classe moyenne... Mais l'important est de garder en tête qu'il y a un demi-siècle, le dollar remplaça l'or comme base du système financier international. Entre autres, les cotations de pétrole, en particulier le brut saoudien, se firent exclusivement dans cette monnaie. Le célèbre pétrodollar était né.

Le dollar comme une arme

L'obligation pour les établissements financiers d'avoir des relations avec leurs banques centrales, et celles-ci d'avoir un compte auprès de la FED américaine, permis pendant longtemps aux États-Unis d'exclure des pays rebelles de la "juridiction" du dollar, donc des circuits financiers mondiaux.

Cette manœuvre fut évidemment infligée à l'économie russe au début du conflit russo-ukrainien, dans le but de ruiner la Russie et ainsi de la punir de son attitude belliqueuse. Malheureusement pour ses adeptes, cette exclusion était particulièrement mal avisée côté occidental pour plusieurs raisons:

  • de très forts déficits publics occidentaux, aggravés par des taux d'intérêts au plancher et des dépenses extraordinaires dues à la crise du COVID ;
  • le ralentissement de l'économie mondiale pour les mêmes raisons ;
  • l'accroissement du coût de l'énergie dû à la transition énergétique.

Le grand public, remonté comme un coucou contre Vladimir Poutine, la Russie et les Russes grâce aux médias de masse, ne réalisent pas, ou à peine, que c'est lui qui sera in fine la "partie payante" dans les sanctions russes. Comme le disait un Internaute, "ce n'est jamais la vache qui paye les taxes sur le lait".

Les politiciens occidentaux brandissent le sceptre des sanctions contre la Russie, mais les Russes auront toujours de quoi faire pousser leurs récoltes, s'alimenter en électricité et se chauffer. On ne peut pas avoir de telles certitudes pour la population d'Europe de l'Ouest. Pour ne parler que du gaz, une infographie récente du Financial Times permet de comprendre comment la Russie est irremplaçable pour l'Union Européenne:


Flux entre fournisseurs et consommateurs de gaz naturel en 2020 (cliquez pour agrandir)

On ne peut tout simplement pas "retirer" la Russie de l'équation énergétique européenne et penser qu'il suffira d'enfiler un pull de laine pour s'en sortir. Aucun producteur mondial n'est en mesure de la remplacer, et encore moins dans l'urgence. Les capacités américaines de production de Gaz Naturel Liquéfié ne sont pas suffisantes par un facteur 10, et l'Europe n'aura pas avant des années les infrastructures permettant de les absorber. Même chose pour un éventuel revirement total - même pas à l'ordre du jour - de la transition énergétique. Revenir au nucléaire prendrait au moins une décennie, si ce n'est plus.

Les Européens vont devoir apprendre à se priver de chauffage et subir quelques pannes de courant lorsque le vent ne souffle plus... Et ce n'est que le début.

La Russie dicte ses conditions

La Russie n'est évidemment pas intacte face au régime des sanctions, mais elle dispose de plusieurs atouts géopolitiques incontournables:

  • elle est exportatrice nette de matières premières, d'engrais, de semences, etc. ;
  • elle est le premier exportateur mondial de gaz, le troisième exportateur mondial de pétrole, le premier exportateur mondial de blé, etc., et est donc en mesure de dicter les prix en jouant sur l'offre ;
  • la crise renchérit le prix de ce qu'elle exporte et qui est "sanctionné", ce qui compense les sanctions.

Autrement dit, plus on essaye d'empêcher la Russie de vendre, plus ce qu'elle parvient à vendre quand même est cher, ce qui lui permet de s'y retrouver financièrement. Elle peut même se permettre d'offrir des ristournes face aux "pays non-alignés".

En effet, la Russie dispose de deux débouchés majeurs - l'Inde et la Chine - contre lesquels l'Occident ne peut rien. Comme d'autres pays dont les médias ne parlent pas (en Afrique ou en Amérique du Sud) ils se tiennent à bonne distance des sanctions dont on nous assure qu'elles mettent le régime de Moscou à genoux.

Face aux sanctions, la Russie fait mieux que se défendre: elle riposte. Elle offre des tarifs préférentiels à ceux qui acceptent de traiter avec elle (une ristourne sur la hausse internationale des prix, liée aux sanctions). Elle réclame que les factures de gaz des pays hostiles soient payées en roubles.

La Russie est évincée du système de paiement interbancaire SWIFT, qui avait pourtant été conçu comme un système multilatéral pour justement éviter d'être instrumentalisé ainsi? Qu'à cela ne tienne, elle s'intègre avec le CIPS chinois et développe un autre mécanisme avec l'Inde.

Et la Russie a encore d'autres cordes à son arc. Elle peut demander l'usage d'or métallique ou de cryptomonnaie pour paiement de ce qu'elle livre à l'Occident, et étendre cette exigence aux autres produits dont elle est exportatrice. Les sanctions ne fonctionnent pas.

La fin de l'hégémonie du dollar?

Le point commun entre toutes les mesures de rétorsion occidentales contre la Russie et toutes les manœuvres de ces dernières pour les éviter tient en un seul mot: le dollar.

Les sanctions financières contre la Russie font plus de mal à l'hégémonie du dollar qu'à la Russie. Même le FMI s'en est rendu compte.

La Russie, l'Arabie Saoudite et les autres pays exportateurs disposent de matières premières. Dans l'autre moitié du monde, les Occidentaux disposent de monnaie-papier dont la seule valeur est liée aux conventions. Comment penser un instant que déclencher une crise en brandissant une monnaie-papier peut bien se terminer?

La guerre russo-ukrainienne pourrait bien signer la fin de l'hégémonie du dollar dans les échanges internationaux du monde - et dans son sillage, celles de toutes les monnaies papier comme l'Euro ou le Franc suisse. Les conséquences de ce changement de paradigme sont incalculables, de même que l'ampleur de la crise économique qui en résultera.

Stéphane Montabert - Sur le Web et sur LesObservateurs.ch, le 3 avril 2022

6 commentaires

  1. Posté par Charmagnac le

    Les Etats-Unis ont tout à gagner en soufflant sur les braises : ils ne manqueront ni de blé, ni de gaz, ils vendent des armes et vendront cher le gaz qui nous manquera, les Européens dépendront de plus en plus des Américains et si ça pète, ce sera en Europe et pas de l’autre côté de l’Atlantique. Encore que s’il est avéré que les Russes possèdent réellement des missiles transcontinentaux, ça peut calmer le jeu.

  2. Posté par Pierre le

    les russes vont tout gagner, les européens vont tout perdre.

  3. Posté par Boulou91 le

    Biden est une ordure, tout comme ces caniches d’européens, qui vont pleurer à l’hiver naissant. Les Américains (va t’en guerre, vendent leur armement, leur chars, leur avions F35, leur drone ,leur missile,etc..) aprés ils pourront vendre leur gaz de scihzt 4 fois le prix des russes sans parler du transport et des temps d’acheminement. Mais qu’importe nous européenns avons de l’argent et ont paieraz….cher !

  4. Posté par Serguei le

    À lire, car la manipulation se déroule sous vos yeux ;

    Alors que Washington fait pression sur les pays européens, les obligeants à refuser d’importer des vecteurs énergétiques russes, les importations américaines de pétrole russe ont récemment augmenté de manière significative. C’est ce qu’affirme un article publié le 4 avril dans le journal chinois Global Times.

  5. Posté par antoine le

    Cela me rappelle la république de Weimar et l’hyperinflation dans les années 1920 environ.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Hyperinflation_de_la_r%C3%A9publique_de_Weimar
    Les monnaies papier ne vont plus rien valoir !
    L’argent, l’or, le platine sont de vraies valeurs !
    En Suisse, la BNS a vendu à bas prix  »notre » or (env. 1’300 tonnes quand même !)
    https://www.snb.ch/fr/mmr/speeches/id/ref_20050505_pmh
    https://www.illustre.ch/magazine/bns-atelle-brade-fortune-peuple
    En ces temps troubles, cette réserve d’or vilipendé par des politicards de pacotille nous serait bien utile !

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