Ce qui se joue à Ottawa

Stéphane Montabert
Suisse naturalisé, Conseiller communal UDC, Renens
Ottawa

Le Canada. C'est loin et il fait froid. Les Canadiens sont gentils et certains parlent français avec un accent rigolo du côté du Québec. Voilà à peu près l'image que l'on a du Canada en Europe. Image à laquelle on pourrait rajouter l'actualité récente: des camionneurs manifestent à Ottawa, la capitale fédérale, et klaxonnent en dérangeant les gens. Visé par les protestations, Justin Trudeau a décidé de répliquer par la force, ce qui est forcément très bien puisque les manifestants sont fascistes / racistes / nazis / extrémistes / partisans de Trump / suprémacistes blancs (ou tout en même temps).

Beaucoup de gens se contenteront de cette "information" sans chercher à en savoir davantage. Pourtant, ce qui se joue de l'autre côté de l'Atlantique est bien plus significatif, et même symbolique du futur de nos sociétés. Pour comprendre de quoi il retourne, je vous propose une traduction d'un texte remarquable de David McGrogan à ce sujet, publié sur le site du Brownstone Institute.

Stéphane Montabert, le 19 février 2022

 


 

La Société civile contre l'État: le Canada révèle le conflit au cœur de notre temps

La confrontation entre Justin Trudeau et les camionneurs canadiens est peut-être l'événement le plus important de la pandémie de Covid - non pas à cause de son éventuel résultat, quel qu'il soit, mais par ce qu'elle symbolise. Elle capture dans un microcosme parfait les tensions entre les impératifs concurrents de notre époque: liberté contre sécurité ; État de droit contre une gouvernance flexible et « réactive » ; priorités des travailleurs contre celles de la bourgeoisie sur Zoom ; besoin d'interaction humaine et d'appartenance ancrées dans le monde réel contre promesses d'un splendide isolement en ligne ; les expériences de l'homme ordinaire, qui sait où ça fait mal, contre celles de la classe des experts professionnels, qui rejettent tout ce qui ne puisse s'exprimer sous la forme d'une expression mathématique.

Et plus que tout cela, cependant, l'opposition nous donne une lentille à travers laquelle nous pouvons apercevoir un conflit bien plus profond, bien plus ancien et d'une portée bien plus vaste – un conflit qui sous-tend non seulement les luttes de l'ère Covid, mais de la modernité elle-même. D'un côté nous avons l'État, qui cherche à rendre l'ensemble de la société perméable à son pouvoir. De l'autre nous avons des sources alternatives d'autorité – les familles, les églises, les communautés, les entreprises privées, les campagnes et l'être humain lui-même en tant qu'individu.

Pendant des siècles, l'État a mené une guerre tranquille contre ces concurrents et les a peu à peu soumis à sa volonté. Il ne l'a pas fait à travers une conspiration ou une stratégie délibérée, mais simplement à travers la poursuite résolue d'un objectif suivi génération après génération par les dirigeants politiques: la légitimité. Les gouvernements et autres organes de l'État tirent leur légitimité, et donc leur position de pouvoir, d'une conviction implantée au sein de la population, la conviction qu'ils sont nécessaires.

Ils y parviennent en suggérant sans relâche que sans leur intervention, les choses iraient mal ; laissés à eux-mêmes, les gens ordinaires en souffriraient. La famille, l'église, la communauté sociale, l'entreprise privée, l'être humain individuel – tout cela est inadéquat pour assurer le bien-être de l'Homme. Seul l'État est équipé pour l'accomplir cette tâche, car seul l'État peut maintenir la population instruite, en bonne santé, en sécurité, prospère et satisfaite. Et puisque ne saurait en être autrement, seul l'État est apte à disposer du pouvoir – et seuls ceux qui gouvernent l'État sont aptes à gouverner.

La logique de cet argument s'inscrit en grosses lettres, bien sûr, dans la réponse du monde développé contre le Covid. Qu'est-ce qui nous gardera « en sécurité » ? Certainement pas les sources traditionnelles d'assistance, comme une communauté paroissiale ou la famille. Certainement pas des individus, à qui on ne peut guère faire confiance pour se comporter de manière responsable ni pour évaluer correctement les risques encourus.

Non, c'est seulement l'État, d'abord avec ses confinements, puis avec sa distanciation sociale, ses mandats sur les masques, ses programmes de vaccination, et dernièrement son obligation vaccinale et ses « passeports sanitaires ». Seul le pouvoir de l'État peut sauver et protéger. Et puisque seul l'État peut nous sauver, il est la seule source légitime d'autorité – dont bénéficient aussi, bien sûr, ses dirigeants.

L'idée de l'État se présentant ainsi comme un sauveur est manifestement fausse, absurde même, compte tenu de ce qui s'est passé au cours des deux dernières années. Mais aussi fausse et absurde soit-elle, elle reste sous-entendue dans toute la politique liée au Covid. Justin Trudeau doit puiser sa légitimité quelque part pour se maintenir au pouvoir. Et il sent d'instinct (comme l'animal politique qu'il est) qu'il peut en détourner une partie à son profit en présentant l'État canadien (avec lui-même à la barre, bien sûr) comme le seul obstacle qui puisse préserver le public canadien de la souffrance et de la mort.

C'est l'État, rappelons-le, qui sauve et protège – en l'occurrence au travers de son mandat vaccinal. Sans lui, suivant ce raisonnement, la population souffrirait et mourrait alors que Covid se déchaînerait. La logique politique est incontournable. Pour un homme comme Trudeau, sans autre principe que lui seul est apte à gouverner, il n'y a qu'une voie à suivre. Insister sur le fait que seul l'État sauve et met en sécurité, et que tout ce qui se dresse sur son chemin – prenez garde, camionneurs! – finisse donc écrasé sous son talon.

Les camionneurs, de leur côté, représentent tout ce que l'État méprise. Ils disposent d'un pouvoir social et politique indépendant de lui, et constituent donc une des sources alternatives de pouvoir qu'il déteste et craint. Ce pouvoir ne découle pas d'une institution dominée par les camionneurs, mais simplement de leur statut parmi ce que j'appellerai les classes indépendantes – presque le dernier bastion d'autosuffisance et d'autonomie dans une société moderne comme le Canada.

Dans une économie développée, la plupart des classes professionnelles, médecins, universitaires, enseignants, fonctionnaires, etc., tirent leurs revenus et leur statut, entièrement ou partiellement, directement ou indirectement, de l'existence de l'État. S'ils ne sont pas fonctionnaires, leur statut repose sur un appareil réglementaire que seul l'État peut instaurer et faire respecter. C'est vrai aussi, bien sûr, pour les classes les plus pauvres, souvent presque totalement dépendantes de l'État pour la satisfaction de leurs besoins. Les membres de ces classes ne représentent aucune menace pour la légitimité de l'État, car, tout simplement, ils en ont besoin. L'État est par conséquent parfaitement heureux de tolérer leur existence – et, en fait, il souhaite que toute la société soit incitée à ce régime. Une population entièrement dépendante de l'État est une population qui ne remettra jamais en question la nécessité de la croissance de son pouvoir, et donc sa capacité à asseoir sa propre légitimité.

Mais au milieu se trouvent ces personnes, les artisans et travailleurs indépendants, qui tirent leurs revenus de sources privées, en tant que commerçants sous leur propres enseignes, propriétaires de petites entreprises ou employés de PME. Indépendants d'esprit, considérant l'autosuffisance comme une vertu et comptant sur eux-mêmes et leurs relations avec les autres plutôt que sur l'État, ils représentent une barrière naturelle à son autorité. Autrement dit, ils n'ont pas besoin de lui. Ils gagnent leur argent grâce à l'utilisation de compétences particulières que d'autres apprécient, et qui paient pour en disposer dans un marché libre.

Que l'État existe ou non est sans importance pour leur succès – et, en effet, il se dresse très souvent sur leur chemin. Ce sont les gens qui, voyant un problème, ont tendance à vouloir trouver une solution par eux-mêmes. Et ils sont précisément le genre de d'individus qui veulent décider eux-mêmes de l'opportunité de se faire vacciner, et d'évaluer eux-mêmes les risques liés à la santé en général.

L'État moderne a mené une guerre incessante et secrète contre les travailleurs indépendants en particulier. À chaque pas, il cherche à réglementer leurs affaires, à restreindre leur liberté et à confisquer leur prospérité. Il y a toujours une soi-disant « bonne » raison à cela. Mais cela contribue à un incessant rognage de leur indépendance et de leur force. Ce n'est pas un hasard s'ils sont décrits dans le jargon britannique comme la « classe moyenne compressé » – écrasés comme ils le sont entre les classes populaires dépendante de l'aide sociale d'une part, et d'autre part les professionnels en col blanc qui tirent leur prospérité, directement ou indirectement, de l'État.

Ce n'est pas non plus un hasard si ces hommes libres modernes ont progressivement vu leur représentation politique diminuer au cours des 100 dernières années, dans quelque société développée que l'on veuille nommer ; les politiciens qu'ils éliraient seraient surtout intéressés à se débarrasser de l'État, et les incitations des politiciens modernes penchent toutes dans la direction opposée. L'intérêt des politiciens actuels est dans la croissance inexorable du pouvoir étatique, car c'est de là que vient leur légitimité.

Le mépris de Justin Trudeau pour les camionneurs est authentique et profond. Il ne voit pas en eux un obstacle à la politique Covid ni une menace potentielle pour la santé publique ; même lui ne peut pas être assez stupide pour penser que c'est important à ce point-là que ces gens prennent ou non leurs vaccins. Non, les identifie comme une barrière s'opposant aux forces auxquelles il lie son avenir politique – une autorité gouvernementale à la portée et à l'échelle toujours croissantes, et les opportunités de renforcer sa propre légitimité qui en découlent.

Son mépris pour eux est bien sûr renforcé par sa peur. Parce qu'il se rend sûrement compte que son autorité est mince comme une feuille de papier. La légitimité va dans les deux sens. S'il ne parvient pas à réprimer la révolte des camionneurs, tout l'édifice sur lequel repose son autorité – comme capitaine de l'État canadien disposant de sa prétendue capacité à protéger la population de tout mal – s'effondrera.

Ce conflit ne concerne donc pas le Covid ; il est existentiel. Est-il important que les camionneurs gagnent ou perdent ? Non. Ce qui compte, c'est ce que leurs efforts nous révèlent sur la relation entre l'État et la société civile en 2022.

David McGrogan, Professeur Associé de Droit à la Northumbria Law School.

4 commentaires

  1. Posté par Jean Durand le

    Pour un politicien et pour l’Etat comme vous le dites, le pire cauchemar est une société dans laquelle tout et tout le monde va bien. Diviser pour mieux régner, il y a 2000 ans les Romains le disaient déjà. J’ai toujours été un adepte d’un état minimal, venant d’un milieu de petits indépendents.

  2. Posté par Daniel Mirot le

    Une affaire d’invertis dégénérés Young Global Leaders le couple tout en papouilles et en amour Trudeau-Macron.

  3. Posté par Laurent WILDI le

    En effet, excellente analyse, merci.

  4. Posté par antoine le

    Merci M. Montabert de nous faire profiter de cette article et de sa traduction.
    En Suisse l’État à failli à sa tâche et à ses obligations pendant la pandémie !
    – Les stocks de masques ? (Pas ou peu de stocks au début 2020)
    – La fermeture des frontières (inexistante, c’est par exemple l’Autriche qui a fermé sa frontière)
    – Le contrôle stricte de TOUS les voyageurs (inexistant en 2020)
    – La mise en quarantaine (40 jours) des personnes contaminées (quarantaine de 10, 7 puis 5 jours …)
    – etc …

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