Solidarité journalistique

Stéphane Montabert
Suisse naturalisé, Conseiller communal UDC, Renens

Quoi de plus important que les confrères dans l'actualité? C'est ainsi que Le Temps consacre un long article et un éditorial à l'affaire essentielle du moment, qui affecte défavorablement Le Courrier.

"La presse ne méritait pas cela", écrit le rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet. "Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la liberté de la presse", poursuit-il.

Quelle terrible infamie vient de frapper les innocents qui travaillent au Courrier? Une censure administrative? Une descente de nervis d'extrême-droite? Un de ces coups du destin que l'on ne souhaite même pas à ses ennemis? Rien de tout cela. En deuxième instance du procès qui l'oppose à l'homme d'affaire Jean Claude Gandur, Le Courrier vient d'être condamné à... rien.

Rien, c'est encore trop pour nos hérauts de la presse écrite, jalouse de son indépendance. Alors la rédaction du Temps, notable parmi les notables s'il en est dans la presse romande, monte au créneau. On défend la famille. Maladroitement. L'empressement de M. Benoit-Godet à s'indigner dans un espace à disposition l'a sans doute amené à quelques raccourcis intellectuels, comme celui de lire l'article qui résume l'affaire dans son propre journal.

S'il l'avait lu, qu'y aurait-il trouvé?

«Gandur: mécène en eaux troubles». Publié en 2015, cet article du Courrier «constitue une atteinte illicite à la personnalité», a tranché ce mardi la justice genevoise. En deuxième instance, la Cour considère que les «nombreuses figures de style vexatoires, la forme inutilement rabaissante et le fait que la véracité de la plupart des faits n’était pas établie constituent un acharnement qui va au-delà de ce qu’autorise le devoir d’information de la presse et n’est justifié par aucun intérêt public».

Les juges, qui sont aussi des hommes de lettres, n'y vont pas de main morte. Il n'est pas question de liberté de la presse, mais de calomnie. Peut-on calomnier librement parce qu'on a une carte de journaliste? Selon le rédacteur en chef du Temps, la réponse est oui. Les juges pensent autrement. Mais replaçons l'affaire dans son contexte:

En 2015, Jean Claude Gandur [est] sous le feu des projecteurs. Lui-même collectionneur d’art, il [promet] 40 millions de francs pour le projet de rénovation du Musée d’art et d’histoire de Genève. A une condition toutefois: que le nouvel écrin accueille et entretienne une partie de ses œuvres pendant 99 ans. La polémique est vive.

C’est dans ce contexte que Le Courrier s’intéresse au fondateur du complexe pétrolier Addax and Oryx Group (AOG), actif notamment au Nigeria. Le journaliste aurait toutefois dépassé les bornes, dit la Cour, qui ne s’arrête pas là. Le portrait «tend à indiquer que le journaliste a cherché à entacher la réputation du mécène en vue d’influencer le vote», accuse l’instance judiciaire.

L'opération sera d'ailleurs couronnée de succès. Le soutien du mécène sera rejeté à 54%, contre l'avis des autorités. Bah! Si on fait fuir les mécènes, il y aura toujours des contribuables pour les remplacer. En attendant, les accusations laissent des traces. M. Gandur goûte peu d'être ainsi traîné dans la boue. Il attaque en justice Le Courrier, et gagne en première instance comme en appel.

Venons-en aux terribles dommages qui menacent d'emporter Le Courrier:

La décision de justice prévoit avant tout de contraindre Le Courrier à retirer l'article de son site et à faire paraître une rectification. Une pleine page devra être consacrée à la décision de justice, qui devra également apparaître sur son site internet. Cette obligation amène par ailleurs le tribunal à considérer que la demande de dédommagement d’un franc symbolique exigée par le mécène en première instance n’a plus lieu d’être.

Il n'y aura donc même pas de franc symbolique pour l'entrepreneur Jean-Claude Gandur, dont la "fortune personnelle est estimée à plus de 2 milliards de francs" rappelle, venimeux, Le Temps. Selon le schéma mental de la lutte des classes, toujours d'actualité dans certaines rédactions, il va de soi qu'un individu riche (hormis de gauche) est forcément une crapule coupable de quelque abominable forfait. Qu'il paye pour des crimes, ou pour d'autres, c'est de bonne guerre!

En revanche, Le Courrier, coupable de calomnie, se retrouve à devoir payer 47'000 francs de frais de justice - et voilà le nœud du problème.

La solution, pour Stéphane Benoit-Godet? "Jean Claude Gandur pourrait sortir avec panache de ce conflit en prenant les frais de justice du Courrier à sa charge et en convainquant ce dernier d’abandonner son recours au Tribunal fédéral." À la victime de payer pour secourir le coupable! Un rédacteur en chef du Temps ose tout, c'est même à ça qu'on le reconnaît.

Revenons sur terre quelques minutes. Les journalistes sont payés pour leurs écrits. En tant que professionnels, ils sont responsables de leur plume. Le Courrier est un journal d'opinion mais il y a une limite entre l'opinion et la calomnie, et le journal l'a franchie. La justice s'est chargée par deux fois de le rappeler.

Dans son délire de "pouvoir défié, même avec maladresse", M. Benoit-Godet oublie que la condamnation sanctionne avant tout des accusations sans preuve, de la médisance et des sous-entendus. Est-ce là le niveau de journalisme dont il se fait le défenseur? Ou pense-t-il que par nature les journalistes devraient être absous de toute poursuite, faisant d'eux des Übermensch légaux, statut bien peu compatible avec le libéralisme où chacun doit répondre de ses actes? La question reste ouverte.

Le Courrier, arc-bouté dans sa posture d'infaillibilité, refuse de plier. Il prévoie donc un recours devant le Tribunal Fédéral, espérant tomber enfin sur un panel de juges favorables. Et pour couvrir les frais de justice à venir, il prévoit ne rien de moins qu'une participation des lecteurs...

Entre les appels à faire payer les frais du procès par ceux-là même qu'ils traînent dans la boue ou par un appel à leur public, une chose est sûre, les journalistes romands vivent dans un monde où ils ne doivent jamais être tenus pour responsables de ce qu'ils écrivent.

médias,justice

Stéphane Montabert - Sur le Web et sur LesObservateurs.ch, le 6 juillet 2019

4 commentaires

  1. Posté par Anna le

    Depuis que Stéphane Benoît Godet est devenu rédacteur en chef du temps, on croirait lire un journal de gauche, je ne m’étonne donc pas qu’il se place résolument du côté du Courrier :
    Voici la tournure qu’ont pris les articles du Temps :
    Ah cette terrible islamophobie dont souffriraient tant les musulmans de Suisse (ce qui ne les empêche pourtant pas de vouloir s’y installer)
    Ah ces « hommes blancs » qui sont majoritaires en Europe, ce n’est pas normal !
    Ah comme les femmes c’est bien, comme les hommes c’est mal, comme les étrangers c’est bien, surtout s’ils ne sont pas blancs, comme la peau blanche c’est pas bien .
    En gros voici ce que je lis dans le Temps depuis quelques temps….
    A la longue les lecteurs du Temps vont disparaître comme ont disparus ceux du Courrier ou du Matin.

  2. Posté par Maurice le

    @ M. Montabert – D’accord avec vous que votre texte concerne la « solidarité journalistique » de gauche avec tout ce qu’elle a de déplaisant. D’accord aussi pour la xénophilie typiquement genevoise que, en tant que vieux Genevois dinosaure, je déplore entièrement, et que je nomme servilité.
    Mais vous sembliez défendre la générosité très intéressée de ce monsieur Gandur, c’est pourquoi je voulais rappeler quelques points. Puisque la justice a décrété que l’immense fortune de ce monsieur Gandur ne vient pas de la corruption, ma foi… Cependant il n’est pas du tout « citoyen » de Genève, bien au contraire. Son mécénat, directement lié à sa façon de vouloir s’emparer de notre musée en larguant quelques millions tirés de ses milliards, ne justifie en rien les déformations fondamentales qu’il voulait imposer à notre musée à travers son architecte français bien-aimé et ses collections, qui auraient alors été mises en valeur aux dépens des propres collections du musée, la plupart issues de dons de Genevois généreux. D’ailleurs, les collections de Monsieur Gandur n’ont-elles pas été décrétées par certains experts comme en partie douteuses ? et les Genevois ne s’y sont pas trompés…
    Genève a actuellement honte de ses propres ressortissants -d’ailleurs en voie de disparition-, en ce qui concerne la culture, et même la politique, et je vois que vous-même ne verriez pas d’un mauvais œil que le Musée d’art et d’histoire de Genève soit renommé musée Gandur, ce qui aurait été normal puisque seules ses collections auraient été mises en valeur… Libre à vous, puisque de toute façon vous nommez « théâtre de Neuve », faisant ainsi le jeu de ce néologisme aberrant pour les Genevois, un théâtre qui s’appelait véritablement le théâtre des Bastions, construit par un Genevois : Pierre-David Matthey.
    Désolé, je me considère comme définitivement patriote, et je tente désespérément de défendre le peu qu’il reste de ma ville de Genève, que je vois être absorbée dans l’internationalisme et le mondialisme. Et l’assaut de Monsieur Gandur sur « mon » musée, avec l’accord de certains membres des autorités à Genève, fait partie de la dissolution de l’identité genevoise…

  3. Posté par Stephane Montabert le

    @Maurice: où suis-je « dithyrambique » avec ce monsieur Gandur, dites-moi? Je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam. Ou est-ce de la diythrambe que de demander à ce qu’un inconnu ne soit pas injustement déshonoré par une certaine presse de gauche?

    « Genève peut se vanter d’avoir une longue tradition d’action philanthropique: le Théâtre de Neuve en 1783, le Musée Rath en 1825 ou le Conservatoire de Musique en 1858 sont nés de la générosité de citoyens qui ont contribué financièrement au développement de la cité. » https://www.ge.ch/dossier/geneve-philanthropie/peu-histoire

    À quarante millions de dons, il n’y a rien d’excessif à vouloir donner son nom à un bâtiment, et le don à la cité s’inscrit tout à fait dans le cadre de son histoire. Quant à vos délires de vouloir « édifier un musée à leur image de Français et à leur propre gloire personnelle », je vous laisse en faire la démonstration. Du reste, par les temps qui courent, la xénophilie genevoise aurait probablement accueilli un tel projet avec enthousiasme… Mais ce n’est pas du tout l’angle d’attaque choisi par Le Courrier et qui a mené à sa condamnation, les journalistes se contentant de semer des soupçons et de la médisance – sans preuve – sur l’origine de la fortune de ce monsieur.

    Ne mélangeons donc pas tout s’il vous plaît, et à la calomnie du Courrier ne venez pas ajouter la vôtre.

  4. Posté par Maurice le

    Je ne serai pas aussi dithyrambique avec ce monsieur Gandur, car si son projet a été refusé à Genève, c’est surtout parce qu’il voulait imposer son nom à notre musée d’art et d’histoire : son argent contre la re-nomination à sa propre gloire du musée d’art genevois.
    En fait, il a cherché à profiter de la servilité des responsables « genevois » de la culture, qui ne font venir que des Français (ou des Belges, ou n’importe qui du monde entier pourvu qu’il ne soit pas Suisse) pour tout ce qui concerne la culture et même l’éducation. A l’époque, non seulement l’urbaniste de Genève mais aussi son ami l’architecte étaient Franco-Parisiens, puis le directeur même du musée (Franco-Normand), ami de l’architecte, ainsi que Monsieur Gandur (Franco-Egyptien), ami de tous, étaient tous Français. Heureusement, les habitants de Genève se sont réveillés à temps, ce n’est donc pas du tout par crainte du changement qu’ils ont refusé ce projet complètement véreux, mais bien par méfiance de cette horde invasive étrangère voulant à tout prix édifier un musée à leur image de Français et à leur propre gloire personnelle.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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