Stephen Smith: «La migration de masse aura vraiment lieu lorsque les Africains en auront les moyens. Le mouvement est juste amorcé. »

INTERVIEW - Pour le journaliste américain Stephen Smith, la migration africaine qui pèse sur l'Europe constitue le grand défi du XXIe siècle. Selon lui, l'ampleur de la pression migratoire va soumettre notre continent à une épreuve sans précédent, risquant d'entraîner une fracture irrémédiable entre les élites cosmopolites et les peuples attachés à leur identité.

FIGARO. - Qui sont les migrants aujourd'hui?

Stephen SMITH. - Sauf exception comme le Soudan du Sud, la Somalie ou l'Erythrée, qui sont des pays en conflit ouvert ou de vraies dictatures, l'essentiel des migrants vient paradoxalement des pays qui portent l'espoir de l'Afrique, tels que le Sénégal, le Ghana, la Côte d'Ivoire, le Nigeria ou le Kenya. C'est «l'Afrique émergente» qui migre et non pas l'Afrique de misère ; ceux qui s'en sortent et qui peuvent réunir le pactole de départ, 2 000 à 3 000 euros, soit le revenu annuel par tête d'habitant dans bien des pays subsahariens. Ils partent à la poursuite d'une vie meilleure, pour eux et pour leurs enfants. En revanche, ceux qui sont occupés à joindre les deux bouts au jour le jour n'ont guère le loisir de se familiariser avec la marche du monde, et encore moins les moyens d'y participer. L'Afrique perd ainsi ses forces vives, les jeunes les plus dynamiques, parfois diplômés, qui s'en vont. C'est une perte nette. Même s'ils renvoient de l'argent au pays, ces membres de la classe moyenne sont irremplaçables, aussi pour consolider la démocratie. On ne se développe pas en exportant son élite.

Quelles sont les causes de départ?

À un certain moment, la pression démographique aboutit à une pression migratoire. Depuis un peu moins d'un siècle, l'Afrique a connu la croissance démographique la plus rapide dans l'histoire de l'humanité. Le continent est passé d'environ 150 millions d'habitants dans les années 1930 à 1,3 milliard aujourd'hui et comptera 2,5 milliards d'habitants en 2050, face à 450 millions d'Européens, soit 50 millions de moins qu'aujourd'hui puisque l'Europe vieillit et se dépeuple. L'Afrique, en revanche, ne cesse de se rajeunir: au milieu de ce siècle, un quart de la population mondiale - on prévoit 10 milliards de personnes - sera africaine. Ils seront la jeunesse du monde qui, d'ici là, grisonnera partout ailleurs, y compris en Asie et en Amérique latine. Aujourd'hui déjà, 40 % de la population africaine a moins de… 15 ans! Et, d'ici à 2100, trois personnes sur quatre qui viendront au monde naîtront au sud du Sahara.

Or, tous ces jeunes ne trouvent pas d'opportunités chez eux, notamment des emplois. Ils sont d'abord partis des villages dans des villes, puis dans des grands centres régionaux comme Abidjan, Lagos ou Johannesburg. Cet exode rural et l'urbanisation hyperrapide dans son cortège n'obéissent pas qu'à une logique économique. D'ailleurs, les deux tiers des citadins africains vivent dans des bidonvilles. Mais les jeunes quittent quand même les villages pour s'affranchir de la tutelle des anciens qui les commandent en vertu du «principe de séniorité». Ils cherchent la liberté et l'aventure - d'abord en ville, puis dans les «megacities» comme Lagos, avec plus de 20 millions d'habitants, et, enfin, en Europe. C'est comme les vasques successives d'une grande fontaine migratoire.

Quand «la ruée vers l'Europe» que vous annoncez se produira-t-elle?

Depuis une décennie, environ 200 000 Sub-Sahariens débarquent chaque année en Europe.
La ruée se produira quand l'Afrique aura franchi ce premier seuil de prospérité qui rend une migration de masse possible, parce que beaucoup d'Africains ont les moyens de se mettre en route. Ce n'est pas encore le cas, mais le mouvement est amorcé. En gros, depuis une décennie, environ 200 000 Sub-Sahariens débarquent chaque année en Europe. Ils étaient plus nombreux en 2015, l'année record d'un afflux qui venait surtout de la Syrie et de l'Afghanistan - les Africains se sont seulement engouffrés dans la brèche ouverte. C'est pourquoi parler aujourd'hui d'une «crise des réfugiés» revient un peu à un jeu de bonneteau.

Vous constatez un traitement migratoire de plus en plus politisé?

En effet ; chacun, à commencer par les politiques, y met ce qu'il entend et cache son jeu: les uns pour dire qu'il n'y a plus de crise migratoire, puisque l'afflux est retombé à son niveau antérieur à 2015. Mais simplement parce que l'Europe paie la Turquie - à hauteur de 6 milliards d'euros - pour bloquer sur son sol des centaines de milliers de migrants ; de plus, l'Italie a négocié en sous-main avec les seigneurs de guerre en Libye et des accords ont été conclus avec des pays africains pour reprendre leurs citoyens, y compris avec le Soudan d'Omar el-Bachir, lequel est recherché par la justice internationale ; d'autres limitent la «crise migratoire» aux conséquences de l'afflux record de 2015 et à la répartition de ce qu'on appelle les «mouvements secondaires», soit tous les demandeurs d'asile déboutés mais non renvoyés chez eux, qui errent maintenant en Europe à la recherche d'un point de chute ; enfin, les populistes veulent remettre en question, à travers la «crise migratoire», la venue d'étrangers depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C'est là, évidemment, une vue très radicale mais, à force d'avoir nié que les travailleurs immigrés d'hier et les migrants d'aujourd'hui ne deviennent pas sans effort de part et d'autre des concitoyens, leurs thèses ont trouvé une large audience dans de nombreux pays européens.
Tout le monde a droit, au moins, à la vérité des faits. Or, souvent, les faits ne sont pas respectés dans le débat actuel.

Vous dénoncez le misérabilisme et l'angélisme qui pèsent sur la compréhension et la présentation des phénomènes migratoires en Europe.

J'essaie de coller aux faits et de trouver une voie entre l'égoïsme et ses vues étroites d'un côté, et, de l'autre, l'angélisme narcissique et le misérabilisme, qui dépeint l'Afrique - tout un continent - comme «l'enfer» qu'il faut fuir à tout prix. Je comprends très bien le migrant africain qui veut entrer dans ce havre de paix et de prospérité qu'est l'Europe: 7 % de la population mondiale s'y offre la moitié des dépenses pour la sécurité sociale dans le monde! Mais je comprends aussi l'habitant européen qui est pris de vertige à la vitesse des changements autour de lui et qui, sans avoir jamais bougé de son quartier, un jour ne s'y sent plus «chez lui».

L'un comme l'autre a droit, au moins, à la vérité des faits - après, libre à chacun de se forger son opinion. Or, souvent, les faits ne sont pas respectés dans le débat actuel. Quelques exemples: le «codéveloppement» aide l'Afrique à franchir un premier seuil de prospérité, donc il ne «fixe» pas les populations chez elles mais les déracine ; en septembre 2015, la mort du petit Aylan sur les côtes turques a bouleversé et culpabilisé l'Europe, sans qu'on ait précisé que le père du petit garçon kurde avait un emploi stable en Turquie, mais avait décidé de forcer la main à l'Australie, le pays où il voulait s'installer alors que son visa avait été refusé ; enfin, toujours dans l'année record 2015, le risque pour un migrant de périr en Méditerranée était de 0,37 %, un risque quatre fois inférieur à celui que prend une femme en accouchant au Sud-Soudan. Bien entendu, cela ne change rien à la tragédie qu'est chaque perte de vie humaine.

Pour vous, se focaliser sur la Méditerranée fausse le débat?

À mon sens, il est malhonnête de résumer la situation en Méditerranée à une «forteresse Europe» qui transforme la Méditerranée en «cimetière à ciel ouvert», sinon le lieu d'un «génocide silencieux». Les migrants africains prennent un risque calculé, d'ailleurs d'autant plus facilement qu'ils comptent sur le sauvetage en mer par des humanitaires - comme le font les trafiquants, qui les entassent sur des embarcations de plus en plus frêles, quitte à augmenter le risque.

Stephen Smith
Journaliste américain francophone, Stephen Smith a dirigé la rubrique «Afrique» de Libération entre 1988 et 2000, puis celle du Monde entre 2000 et 2005. Depuis 2007, il est professeur à l'Université Duke, aux Etats-Unis, où il enseigne les études africaines. Il vient de publier La Ruée vers l'Europe aux Editions Grasset.

Source

Nos remerciements à Patrick Stocco

12 commentaires

  1. Posté par Pierrick Hamon le

    J’ai lu le livre de Stephen Smith, et suis en train de le relire tellement il est riche. Je connaissais depuis longtemps le journaliste pour ses articles et son travail sérieux qui tranchaient déjà avec tellement d’autres qui ne reprennent que les discours en vogue, d’où qu’ils viennent, avec de soit disant révélations d’un autre temps, pas si ancien il est vrai. Mais j’aimerais aussi connaître la réaction de ceux qui dans les pays d’émigration font aussi du travail sérieux. Un vrai débat, débarrassé de tous ces stéréotypes condescendants ou misérabilistes, pourrait faire avancer les choses. Et puis, j’ai apprécié les interrogations de Stephen Smith qui laisse ouvert le débat. Il a d’ailleurs raison de rappeler en ouverture que l’Europe du siècle précédent fut la plus grande région d’émigration. Un seul regret : qu’il ne fasse pas plus référence, pour relativiser, aux migrations rurales en France, des régions pauvres comme la Bretagne ou l’Auvergne dont les migrants étaient aussi pas toujours bien perçus ni bien reçus, comme ce fut ensuite aussi les cas des italiens, des polonais, des portugais, des espagnols… ce qu’il a rappelé.
    http://www.feram.org/page.asp?ref_arbo=2622&ref_page=16270

  2. Posté par Yolande C.H. le

    C’est de l’Occident qu’est issu l’accroissement du savoir technologique et scientifique dont le monde est devenu dépendant, fournissant une part importante des emplois dans les pays qualifiés de développés.

    L’Extrême-Orient s’est donné les moyens de s’inscrire dans ce développement, par l’éducation et la formation, alors que les pays africains et quelques autres sont restés à la traîne, leur potentiel étant basé non sur le développement de compétences compatibles avec l’économie occidentale, mais sur leurs ressources naturelles, source importante de revenu (mal distribué par des gouvernements ploutocrates).

    N’ayant pas la perspective ni l’objectif de créer chez eux et par eux-mêmes les produits enviés dont ils rêvent, ils glanent l’argent nécessaire pour rejoindre l’eldorado et obtenir le « statut d’occidental » par la migration. On le constate, c’est dans les organisations politiques ou politisées, le show-business ou la compétition sportive que certains peuvent se rentabiliser correctement ; d’autres, pour ne pas végéter dans des emplois insuffisamment rémunérés, préfèrent s’insérer dans l’économie grise qui permet de capturer l’argent sans avoir besoin d’un apprentissage ou d’une formation.

    Remarques :
    Pourquoi retourner chez soi pour construire quand on s’est installé dans un environnement qui offre tant d’opportunités ?

    @Felix
    L’Afrique tient par l’exportation de ses ressources ; comment s’en sortirait-elle sans les compétences qui les mettent en valeur ? Pourquoi les africains qui obtiennent des diplômes en Europe ne retournent pas se mettre au service de leur pays ?

    Ce n’est pas la minime quantité d’or contenu dans une montre Swiss made qui lui donne sa valeur, mais le savoir-faire qu’elle contient.

  3. Posté par Patrice Dillard le

    On seras un jour obligé de partir nous aussi mais ou?

  4. Posté par Félix le

    N’importe quoi, ce monsieur veut nous faire croire que l’immigration africaine a pour cause la démographie ? C’est être malhonnête pour quelqu’un qui se dit journaliste donc certainement bien informé de pondre une bêtise pareille. Tout le monde le sait c’est un secret de polichinelle, les africains immigrent parce que qu’on ne leurs donnent pas le choix. Ce continent est pillé par ceux-là mêmes qui s’inquiètent aujourd’hui.
    Arrêtez de piller ce continent et les africains ne viendront plus en Europe et même ceux qui y résident actuellement feront un retour au bercail.

  5. Posté par Dollard le

    Tillaume Guell, ce que vous dites, c’est le bon vieux sens, point à la ligne. Signé un immigrant en Suisse.

  6. Posté par kandel le

    « Posté par Tillaume Guell le 18 juillet 2018 à 15h47
    […] Il devrait y avoir des quotas annuels et une marche à suivre pour le migrant. Tous les autres doivent être refusés car illégaux. [..] »

    NON, aux quotas,… ou bien OUI aux quotas valant zéro.

    Nous ne voulons pas de ces gens qui amèneront la ruine de l’Europe (ils ont déjà ruiné leurs pays d’origine,… ça suffit).

    Des centaines de millions d’habitants du continent africain rêvent de venir en Europe,… c’est NON.

    Pour les ignorants de certaines réalités africaines, nous voulons leur apprendre que:
    1) Les paysans blancs du Zimbabwe ont été tués ou chassés (les femmes de ces paysans blancs étant souvent violées avant d’être tuées) et… le Zimbabwe souffre maintenant de pénuries alimentaires (les terres des paysans blancs étant souvent laissées en friche).

    2) Les paysans blancs d’Afrique du Sud SONT EN TRAIN (oui, hier, aujourd’hui et demain) d’être tués ou chassés (pauvres femmes de ces paysans blancs qui restent encore) et… l’Afrique du Sud va très probablement souffrir maintenant de pénuries alimentaires.

    3) Les Européens qui affirment « qu’ils ont ruinés leurs pays et qu’ils vont maintenant ruinés nos pays » ne parlent pas à la légère.

  7. Posté par UnOurs le

    Les Africains viennent en Europe à cause des allocs’, allocs’ octroyées par nos « représentants » élus.
    Solution simple: liquidons nos « représentants ».

  8. Posté par bigjames le

    @Tillaume Guell
    D accord avec vous . Sauf la dernière phrase.
    Il ne faut surtout plus les aider. C est inutile et sans aucune chance de succès.

  9. Posté par pépé le moko le

    Mais normalement nos gouvernements doivent œuvrer pour préserver nos pays oui ou non ?
    Nous avons des armées aussi ! Alors qu’elles servent a défendre nos nations.
    Si j’avais aujourd’ hui l’age d’etre conscrit je refuserai carrément de servir car on n’a plus rien a défendre! La Suisse c’est open bar depuis quelques années.

  10. Posté par Arnold le

    en lien avec le livre « La ruée vers l’europe » de ce même Stephen Smith. Très intéressant, mais très angoissant aussi.
    https://www.youtube.com/watch?v=UgOJvFhpT34

  11. Posté par Tillaume Guell le

    Si un suisse pauvre veut émigrer aux USA, il ne pourra pas le faire facilement, parce que les USA ont des gardes-fous et beaucoup d’exigences. Un africain pauvre qui veut venir en Europe doit etre soumis aux memes exigences et il a des chances d’y arriver. Mais d’abord, il doit s’adresser à l’ambassade de Suisse de son pays et faire sa demande. Arriver en bandes de milliers de personnes et débarquer sur les cotes européennes sans autorisations, cela s’appelle envahir un pays. Et donc on ne peut pas etre d’accord avec ce procédé sauvage, meme si ces gens seraient de très pauvres gens, ce qu’ils ne sont pas forcément selon le journaliste américain Stephen Smith. Une grande partie de l’Afrique est pauvre, cela fait des centaines de millions de gens, donc déjà là, cette migration est inconcevable et ne sert à rien d’autre qu’à détruire l’Europe. En plus la natalité en Afrique est hors controle (c’est le boulot de l’ONU, une fois de plus inefficace). Alors il est temps de protéger l’Europe dans l’intéret général en prenant les bonnes décisions de verrouillages comme Trump nous l’a conseillé. Il devrait y avoir des quotas annuels et une marche à suivre pour le migrant. Tous les autres doivent etre refusés car illégaux. Les angéliques pro-immigrationnistes qui font passer l’intéret du migrant avant les intérets de l’Europe sont des traitres. Il faut évidemment aider les africains chez eux.

  12. Posté par Irène le

    Ce Mr pourrait il nous dire «  » » pourquoi l’Europe «  »???????????

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