Affaire Erwin Sperisen, suite. « Personne n’est responsable » !

Personne n’est responsable

Alex Baur – La chambre pénale d’appel de Genève a développé une troisième version des faits lui permettant de condamner Erwin Sperisen. Faute de preuves, la peine est réduite, et l’ancien chef de la police reste en liberté. Le Tribunal fédéral devra désormais trancher. 

Il est parfois très dommage que les caméras ne puissent pénétrer au sein des salles d’audience. Les mines renfermées des six juges de la Chambre pénale d’appel et de révision à Genève qui subissaient patiemment l’annonce du verdict de la présidente Alessandra Cambi Favre-Bulle auraient constitué une fresque monumentale pour les livres d’histoire. L’horreur se reflétait sur leurs visages.

Les six juges n’étaient pas à envier. Il leur appartenait de décider de la vie d’autrui, et pas seulement de celle de l’accusé. En déclarant Erwin Sperisen coupable, ils ruinaient l’existence d’un homme peut-être innocent ainsi que de toute sa famille. Car les preuves solides prouvant la culpabilité de l’ancien chef de la police du Guatemala n’existent pas. En le déclarant non coupable à l’inverse, ils désavouaient une douzaine de juges et de fonctionnaires de la justice genevoise, qui ont condamné par le passé Erwin Sperisen à vie sur ces bases peu tangibles. Les oreilles en pointe, témoins muets des événements, ceux-ci écoutaient maintenant la déclaration du verdict depuis la galerie.

Pour le procureur Yves Bertossa, un acquittement aurait constitué une défaite existentielle : lui qui a fait arrêter Sperisen en août 2012, s’est mis lui-même sous pression, s’obligeant à réussir. Même contexte pour la présidente Alessandra Cambi Favre-Bulle, qui a refusé à tout prix de relaxer l’accusé placé en détention préventive, jusqu’à ce que le Tribunal fédéral l’y oblige en automne dernier. Tous deux auraient dû poursuivre leur vie avec la marque de se voir  responsables d’avoir emprisonné un innocent pendant 5 ans. On parle d’indemnisations et de tort moral en millions de francs.

Quant à Erwin Sperisen, il n’a rien fait pour désamorcer ce dilemme. Bien au contraire. Sa critique du système judiciaire genevois exprimée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle d’audience est restée acerbe. Il n’a formulé ni concession ni autocritique.  Dans sa prise de parole finale, il a même requis la démission de Bertossa. De son point de vue, cette attitude peut être compréhensible : passer 5 ans dans une cellule de 9.4 mètres carrés en étant innocent – oui, la présomption d’innocence vaut jusqu’à preuve du contraire même pour un chef de police guatémaltèque – reste une expérience amère. Dire si cette posture était stratégique ou psychologiquement adéquate est une autre question. Les juges tiennent le couteau par le manche, ce sont eux qui ont le dernier mot.

Les juristes aiment se présenter comme détenteurs d’une science capable d’évaluer les arguments et de parvenir à un résultat cohérent, quels que soient l’origine ou la notoriété des sujets de droit. En règle générale, tout cela fonctionne à merveille. Mais les juges ne sont pas des robots. Comme tout être humain ils sont soumis à la pression sociale et suivent un instinct de survie quand il s’agit de sauver leur peau.

Les plaidoyers, hautement émotionnels dans chaque camp, auront souligné ces aspects avec une rare évidence. Faute de preuves solides et fiables, d’indices concrets, la bataille s’est déroulée avec force insinuations, suppositions, attaques personnelles ou astuces rhétoriques. Cette bataille psychologique n’avait de juridique que le nom.

Au premier abord, le cas semble limpide. Sept détenus ont été assassinés en 2006 lors d’une razzia au sein d’une prison, qui était placée entre autres sous le commandement de la police nationale. Entre autres. Car l’armée, le personnel de la prison, les services secrets et des troupes spéciales du ministère de l’intérieur étaient également de la partie. La justice genevoise a consacré beaucoup de temps et d’énergie à la question de savoir si l’exécution des détenus avait eu lieu alors que ceux-ci s’étaient déjà rendus. Plusieurs éléments vont dans ce sens. Mais la question véritablement compliquée et déterminante a été traitée de façon rudimentaire et en proférant des lieux communs : quel rôle a joué Sperisen, le responsable politique de la police, au sein de ce complot ?

L’enquête lacunaire, opaque et politiquement contaminée menée par le Guatemala a débouché sur une constellation baroque de rumeurs et d’affirmations contradictoires, mais guère à des preuves à charge. Sperisen n’a pas pu ou pas voulu non plus présenter la solution. Toutefois dans un système juridique civilisé, ce n’est pas l’accusé qu’il appartient de prouver son innocence. Au final, le principe «in dubio pro reo » prévaut.

Dès le départ, une odeur politique a pesé sur la procédure. Plus on tentait de réprimer le sentiment de partialité, plus il se manifestait ouvertement. La composante politique n’a pas pu être écartée même en faisant preuve d’« acrobatie juridique » (« Le Temps ») : la procédure, qui était fondamentalement dirigée contre l’ancien Gouvernement conservateur de droite d’Oscar Berger, a été ouverte et conduite par les activistes de l’ONG Trial, laquelle est connectée tant avec la gauche guatémaltèque qu’avec l’appareil judiciaire et politique genevois.

Le procureur Bertossa l’a affirmé franchement et sans détours dans son plaidoyer final : Erwin Sperisen représente cette classe sociale blanche au Guatemala, qui semble, comme au temps du colonialisme, dominer et exploiter une population majoritairement indienne. Bertossa n’a certes jamais foulé le sol de ce pays ; il n’a jamais vérifié sa théorie raciale en pratique. Mais la cité internationale de Genève compte finalement tant de services, de sociologues et de professeurs capables d’annoncer chaque jour ce qui se passe dans le Tiers-Monde.

Pour le Tribunal fédéral, il n’y a rien de pire que la politique. Pendant deux ans, les juristes à Lausanne ont couvé le cas. Il en est sorti un verdict historique de cent pages mettant à l’index les graves manquements du verdict genevois contre Sperisen : mépris des droits de la défense, motivation arbitraire, violation de la présomption d’innocence. Mais le Tribunal fédéral a laissé également beaucoup d’incertitudes. La question cruciale est restée ouverte : les exécutions ont-elles été menées sur ordre, ou du moins avec l’accord du chef de la police ? Le Tribunal fédéral a renvoyé à Genève le soin de trancher ces questions.

Justifier la condamnation initiale avec les miettes laissées par le Tribunal fédéral aurait été audacieux. Mais il aurait fallu encore plus de courage pour acquitter Sperisen et le dédommager. Cela aurait constitué une banqueroute judiciaire. La Cour genevoise s’est décidée pour une troisième voie : Erwin Sperisen est à moitié coupable. Il n’a pas conçu le plan morbide, ni n’a contribué à son exécution, mais a laissé le champ libre au commando de tueurs. La peine a donc été réduite à 15 ans.

Le journal de la SSR, en Suisse allemande, a commenté le verdict en ces termes : « Genève a entendu la critique du manque de preuves et a donc renoncé à une condamnation à vie ». On pourrait formuler cela de manière plus directe : au cas où Sperisen ne serait pas coupable, il doit passer moins de temps derrière les barreaux. Le verdict suit la tactique du procureur Yves Bertossa, qui se déroule tel un fil rouge au travers de toute la procédure. Une version devenait-elle caduque, il en ébauchait de suite une nouvelle... C’est ainsi que l’actuel procès présentait trois assassinats supplémentaires, le soi-disant cas «El Infiernito», pour lequel Sperisen avait été disculpé en première instance. Bertossa a demandé que l’enquêteur espagnol Fernando Toledo, qui figure comme témoin-clé dans ce dossier, vienne exprès à Genève. Lorsque Toledo a dû concéder qu’en sa qualité de témoin il avait menti – soit qu’il n’avait jamais été impliqué dans les enquêtes concernant «El Infiernito» - , Bertossa a laissé tomber l’accusation concernant ce dossier parallèle sans autre commentaire. Au premier abord, cela peut paraître généreux. Mais il a éliminé d’un élégant coup d’échec une fausse déclaration figurant au procès, qui révèle le caractère tendancieux de l’enquête.

Selon le premier verdict genevois, Erwin Sperisen aurait été personnellement impliqué lors des exécutions. Cette version se basait essentiellement sur les accusations du meurtrier Philippe Biret, qui s’était livré comme témoin-clé à Bertossa et avait été récompensé par une libération anticipée au Guatemala. Les affirmations de Biret contredisaient les faits de manière si grotesque que la Chambre d’appel les a écartées. Dans le cadre du second verdict, la posture de Sperisen a été précisément jugée suspecte parce qu’il s’était tenu passivement en arrière-plan. La Cour s’est contentée de la simple formule livrée par Bertossa : « Les chefs commandent, les subordonnés exécutent ».

Les bons amis n’ont pas de secrets

Et maintenant est venue la troisième variante. Elle renverse la hiérarchie. Ce n’est plus Sperisen, le chef, mais son subordonné Javier Figueroa qui aurait planifié et commandité l’exécution des prisonniers. Cette version s’appuie pour l’essentiel sur la déclaration de l’agent secret et témoin « protégé » Luis Linares Pérez, qui avait contribué à la fusillade a été récompensé pour ses diverses déclarations revues et corrigées par une exemption de peine et un permis de travail canadien.

Sperisen et Figueroa s’étaient donné rendez-vous avant la descente à la prison dans une station essence, et s’étaient rencontrés après la fusillade sur le lieu des événements, alors que des unités de commando étaient également présentes. L’objet des conversations n’a pas été transmis. Qu’Erwin Sperisen et Javier Figueroa aient été amis d’enfance a suffi à la Cour d’appel genevoise pour affirmer qu’ils n’avaient pas de secret l’un pour l’autre. Reste un problème : Javier Figueroa a été acquitté en 2013 de toute charge pour exactement les mêmes faits, lors d’un procès coûteux conduit devant un jury propulaire en Autriche. Pas le moindre nouvel élément ayant pu justifier l’ouverture d’un nouveau procès n’est venu depuis lors changer cette donne.

Le Tribunal fédéral a retenu à ce sujet que les juges genevois ne pouvaient sans autre passer outre cet acquittement. Ce faisant, ils violeraient, aux côtés de la présomption d’innocence, la règle de droit fondamentale «ne bis in idem» (pas de deuxième procès dans la même affaire). Pour autant, le verdict autrichien ne liait bien-sûr pas la Suisse.

Le Tribunal fédéral devra donc maintenant expliquer ce qu’il faut faire. Jusque là, Erwin Sperisen reste en liberté. La justice genevoise a ainsi élégamment délégué la décision à Lausanne. Ce procès, qui traîne en longueur depuis six ans et qui a depuis précipité la moitié du clan Sperisen dans la misère, développe à vue d’œil des parallèles étranges avec les lynchages perpétrés au Guatemala : l’horreur a eu lieu, c’est certain, mais personne n’est responsable.

 

Source et auteur : Alex Bauer, rédacteur Die Weltwoche, Le texte est paru dans la version originale allemande le 2.5.2018.

Ndlr. Merci à Alex Baur et à la Weltwoche pour la traduction en français.

 

 

4 commentaires

  1. Posté par Heradote le

    On en vient à espérer, paradoxe, qu’il y aura recours possible à une instance supérieure, à Strasbourg ? Et les droits de l’homme ?

  2. Posté par Karen Ness le

    C’est terrible ca qu’en fait a Erwin Sperisen. Quel dommage qu’en n’avait pas un próces impartial. C’est mieux avec un jury. Quand il y a des reputations qui s’en peut perdre ou de intetions cachees ideologiques, en peut pas avoir de justice. Comme ca est qu’en revert a politique de troisiéme mond. (Desolé pour mon francais execrable, mais il est pire si je ne dit pas quelque chose.)

  3. Posté par Nicolas le

    Cons et nuisibles de père en fils.

  4. Posté par coocool le

    Espérons que le Tribunal fédéral aura la sagesse de remettre au pas la petite institution judiciaire genevoise politisée… En tout état de cause, cette affaire finira par coûter très cher aux contribuables Genevois…

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