Décès. Jan Marejko, notre chroniqueur, « Le Penseur » sur notre site, est mort.

Jan Marejko, notre chroniqueur,  « Le Penseur » sur notre site, est mort.

C’est avec stupéfaction que j’apprends sa mort par ses deux filles Tessa et Samantha établies aux USA. J’en suis effondré.

Jan Marejko écrivait énormément mais n’arrivait guère à se faire publier étant donné une pensée  forte, difficile, exigeante mais combien bienvenue dans la superficialité  et les prétentions dérisoires ambiantes. Connaissant ses difficultés à être publié, je lui avais proposé de l’éditer dans une collection de livres que LesObservateurs.ch cherchent à créer et à ajouter comme activité à notre site. C’est un collaborateur du site qui travaille à ce projet, une nouvelle fois avec très peu de moyens étant donné la rareté des soutiens financiers. Ce collaborateur compte sur les revenus de cette future Edition pour se rembourser. Si le projet abouti, la publication de certains textes de Jan Marejko constituera  une  autre façon de le remercier pour son travail, de lui rendre hommage et de faire connaître plus largement ce travail difficile, original, profond, parfois  paradoxal et déroutant mais combien important.

Jan Marejko a publié plus de 150 articles sur Lesobservateurs.ch. Pour les lire ou les relire, tapez simplement « Marejko ».

Notre collègue Slobodan Despot qui le connaissait personnellement très bien et depuis longtemps lui rend hommage ce matin.

En espérant publier ou republier bientôt certains des inédits de Jan Marejko, nous reproduisons cet hommage de Slobodant Despot paru sur son site « ANTIPRESSE », 44,  le 2 octobre 2016 ([email protected])

Uli Windisch, 2 octobre 2016

L’hommage de Slobodan Despot à Jan Marejko :

NOUVELLEAKS par Slobodan Despot

Comment meurent les vrais philosophes

Jan Marejko est mort. Je l’ai appris par un mail d’un ami suisse qui avait reçu le mail d’un ami allemand. Lequel Allemand le tenait d’un prêtre genevois qui avait été son dernier confident.

Jan Marejko est mort seul, dans un asile de vieillards, terrassé par une maladie dont je ne sais rien, sinon qu’elle fut sans aucun doute une métastase de la mélancolie.

A ce titre, j’ai contribué moi-même à sa mise à mort. Il m’avait proposé un café voici quelques mois, pour la première fois depuis la disparition tragique de sa femme. Je savais qu’il n’allait pas bien, mais l’écriture le faisait durer. Il m’a envoyé des manuscrits qu’il espérait voir paraître. Je n’ai pas eu — pas pris — le temps de les lire jusqu’au bout. L’œil professionnel avait sondé et jugé très vite. Textes essentiels, de haute volée. Mais volumineux, graves. Invendables…

Les gens patients et robustes sont toujours les derniers servis. Parfois, ils ne le sont jamais. Avec Jan, j’ai traîné, différé, hésité. Il fallait organiser une souscription, gratter des subsides : je n’avais plus l’humilité qu’exigent ces tâches. Je n’avais pas envie de mendier, de justifier l’importance d’un grand philosophe maudit devant des fonctionnaires distraits qui m’auraient versé, au mieux, de quoi savonner la planche d’un échec commercial. Et je n’avais aucun projet « facile » sous la main pour éponger ce trou…

La mort de Jan Marejko me signale que je ne suis plus un éditeur. J’ai perdu patience. Ce que j’ai à dire m’accapare davantage que ce que j’ai à faire passer. Qu’il reste au moins ces quelques mots de témoignage sur un grand esprit de ce temps.

*

Je connaissais Jan Marejko depuis l’époque de mes études. Il était l’un des mentors avec qui je correspondais dans ma solitude. Lui, Robert Hainard, Alexandre Zinoviev ou Eric Werner étaient des poches d’oxygène dans la mare de conformisme qu’était le monde universitaire où je barbotais. J’ai fini du reste par en sortir, sans bruit, vomi par un milieu qui me rejetait (et me débectait) organiquement.

Des années auparavant, Marejko avait connu le même sort, en bien plus dramatique. Il avait suivi la meilleure filière académique. Études auprès de Raymond Aron. Recherches à New York et Harvard (il était bilingue et marié à une Américaine). Doctorat de philosophie à Genève en 1980. Et, surtout, sept ouvrages de réflexion essentiels, entre 1984 et 1994, aux éditions L’Age d’Homme. En un mot, le CV parfait pour une carrière professorale bon teint dans une université du monde libre… Si ce monde avait vraiment été libre. Ou s’il n’avait pas commis un vilain petit faux pas.

En 1981, exaspérés par cette même mélasse où j’allais finir par étouffer, Jan Marejko et son ami Eric Werner avaient publié un pamphlet intitulé De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande. Ils s’y étonnaient de l’emprise sans partage de l’idéologie communiste dans les hautes écoles qui formaient les futures élites de leur pays. Ils dépeignaient l’ascenseur social que constituait l’adhésion obligatoire à cette dogmatique. Ils épinglaient surtout la verbeuse médiocrité des « mandarins » des sciences humaines, dont le magistère était aussi incontestable que l’œuvre était nulle.

Marejko et Werner ont fait l’erreur de prendre au mot le système dont ils faisaient partie. Ils ont cru que la liberté d’expression était un droit incontesté. Ils ont pensé que dénoncer le désenseignement et l’appauvrissement intellectuel à l’université était leur devoir civique. Avec leurs principes libéraux-conservateurs, ils se croyaient de plus en phase avec le système qui entretenait ces foyers de sédition. Il suffisait, croyaient-ils d’ouvrir les yeux des autorités et du public sur ce qui se passait…

Ils se sont trompés lourdement. Ils se croyaient veilleurs de la cité, ils se sont découverts parias. La carrière d’Eric Werner a été entravée et bridée de toutes les façons. Celle de Jan Marejko a été avortée avant même d’avoir commencé. Son dossier de candidature à un poste d’enseignement lui fut retourné avant même que quiconque ait eu le temps matériel de le lire. Cela ne se passait pas à Pyongyang, mais près de chez vous. Il ne s’en est jamais remis. Pendant le reste de sa vie, ce grand métaphysicien, disciple des grands penseurs de la liberté qu’étaient Aron ou Hannah Arendt, a dû voir défiler aux postes pour lesquels il était fait des pions qui ne lui arrivaient pas à la cheville et gagner sa vie comme journaliste.

Il me serait fastidieux ici de résumer les idées de Jan et de prouver l’importance de son travail. Eric Werner l’a fait magistralement dans son Avant-Blog. Je me borne à l’impact qu’il a eu sur ma formation personnelle. Son étude sur les potentialités totalitaires de la pensée de Rousseau ainsi que les liens qu’il a établis entre cosmologie et politique auront été pour moi des repères de pensée durables et féconds. Marejko a somptueusement illustré la profondeur du dicton qui veut que le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il m’a inculqué à vie la méfiance à l’égard du « bien » quand il n’est pas appuyé sur la bonté. D’autre part, il s’est employé à illustrer combien notre vision de la réalité brute dépend des paradigmes (scientifiques, moraux, philosophiques) du milieu où nous vivons — bien davantage parfois que des informations que nous transmettent nos sens et notre bon sens. C’est ainsi que le bobo moderne ne peut pas voir la voiture qui brûle devant sa maison, et encore moins se demander pourquoi elle brûle et ce qui va brûler ensuite. Il ne le peut pas, parce que les paradigmes de son éducation excluent cette vision même. Parce que les idées qui l’habitent sont plus fortes que ce que ses yeux voient et que sa peau ressent.

*

L’un des plus importants philosophes que Genève ait eus depuis Rousseau est mort seul dans son asile, oublié de sa république. Il était l’antipode de son grand prédécesseur, préférant toujours la réalité aux idées sur la réalité. Il est resté libre, droit et sans tache. Il nous a laissé une douzaine d’ouvrages importants, dont au moins un chef-d’œuvre, Le Territoire métaphysique. C’était un grand esprit lucide et altier de notre temps. On ne peut pas ne pas voir un signe dans le boycott et la désaffection qui l’ont poursuivi toute sa vie.

 

 

18 commentaires

  1. Posté par Adel Mtimet le

    Et maintenant, n’est-il pas temps pour penser à un colloque sur la pensée de Jan Marejko?

  2. Posté par BEL michel le

    Je suis très ému d’apprendre que Jan est mort. Je venais de lui écrire un commentaire en relation avec un de ses articles sur Heidegger. J’espérais pouvoir avoir un échange avec lui. Je lui faisais part de ma découverte sur ce renégat satanique prédicateur de l’Antichrist et fondateur du troisième Reich. Je lui avais dit que tous les éditeurs que j’avais contactés avaient refusé d’éditer mes travaux sur Heidegger et j’espérais lui faire part de mes recherches étalées sur une quarante années. Je regrette qu’il soit mort avant de connaître la vérité encore cachée aujourd’hui sur l’origine du nazisme et sur son commandement suprême car c’était un sujet qui lui tenait à cœur. Mais peut-être Jan me vois-tu d’outre tombe et aujourd’hui tu en sais sûrement plus que moi. Repose en paix, Jan, mais sache que tu as été entendu au moment où tu croyais peut-être le moins l’être. Bien à toi,
    Michel

  3. Posté par Belaid le

    Oui, Jan Marejko était un génie. Il était né avec « ce supplément d’âme » qui fait le génie. Il avait une intelligence supérieure et pénétrante. Il était « trop bon » pour la plongée dans l’abîme de l’effondrement de la civilisation européenne. Aucun génie dans l’histoire n’aurait pu se faire éditer en cet âge de ténèbres. Ni ceux de gauche, ni ceux de droite. Ni les Rousseau ni les Voltaire. Ni les Guitry ni les Sartre. Comme Jan Marejo, Emmanuel Legeard ou Michel Siffre, ils seraient aujourd’hui exclus par la conspiration des médiocres – niée avec tant d’acharnement par tous ceux qui s’accrochent dans le déni à leur petite place dans le Système (la dissonance cognitive trouve sa solution dans la mauvaise foi): conspirationniiistes! Conspirationniistes! Non, pas conspirationniste. Réaliste, implacablement lucide. Despot a raison de dire du mal de lui-même en tant qu’éditeur. Car Marejko était très lisible, très clair, passionnant. Et d’autre part les éditeurs de légende, comme les Poulet-Malassis et autres Dominique de Roux ont toujours su risquer leur peau et leur fric pour sauver l’intelligence. Il aurait dû faire le maximum pour lui. Je crois qu’avec cet éloge funèbre, on peut dire adieu à tout: adieu l’intelligence, adieu l’Europe.

  4. Posté par Mohamed adel Mtimet le

    Bon voyage Jan.
    Votre vie n’a pas été un passage sans traces… vous avez été grand par vos idées perspicaces et profonde… . Personnellement j’ai beaucoup appris de vos travaux sans pouvoir vous rencontrer directement…
    L’idée de ma thèse sur « Les Fondements physiques de la philosophie politique moderne (2007) a été déclenchée à la lecture de Cosmologie et politique et de La Cité des Morts,…
    J’ai traduit votre article sur le principe d’inertie en arabe et je publie prochainement votre « Espace et désir » en arabe…
    Une fois, au téléphone, je vous ai invité à participer à un colloque que nous avons organisé à la Faculté des Lettres de Sfax (Tunisie), vous m’avez envoyé votre texte mais des difficultés vous ont empêché de venir à la dernière minute…
    Merci Jan, et Paix à ton âme..
    M. Adel Mtimet
    Université tunisienne

  5. Posté par Simonin Alain le

    Non, Jan Marejko n’est pas mort dans « un asile pour vieillards », écrasé de solitude. Il vivait dans un appartement modeste d’un quartier très vivant de Genève, avec une belle terrasse où plusieurs de ses amis ont partagé de très bons moments empreints de rires, de discussions enflammées, accompagnés de délicieux chili con carne. Il était entouré de personnes qui avaient passé la soixantaine avec lesquelles il animait des café philo. J’ai partagé les quatre dernières années de sa vie brutalement interrompue par un accident de santé, l’ayant connu dans les belles années de révolte de 68, puis perdu de vue, pour le retrouver il y peu. Nous avons, avec d’autres de ses amis, partagé cette passion pour la réflexion la plus honnête et la plus exigeante. Ce départ si brusque nous a laissé orphelin de sa présence si riche et passionnée. Je ne crois pas qu’il fut « un seigneur » ni « le plus grand philosophe que Genève ait connu depuis Rousseau ». Il n’aurait certainement pas aimé ce genre de superlatifs. Il était devenu, je crois, un philosophe qui avait taillé la pierre jusqu’en son centre, pour découvrir que celui-ci est vide. Figure de la modestie et de l’humilité par excellence. Preuve en est ce préambule qu’il avait écrit juste avant son accident, pour les prochains café philo qu’il voulait animer: « Chacun y est libre de prendre la parole, de développer des propos cohérents ou incohérents. L’essentiel est de détricoter, dans la mesure du possible, les pensées qui nous habitent, parfois nous accablent et parfois nous éclairent. Aucune connaissance préalable des sujets proposés n’est requise. En fait, une relative ignorance ou naïveté sont bienvenue, car c’est en commençant par ne pas comprendre qu’on a une chance de comprendre un tout petit peu ce dont nous parlons. Bref, le but d’un café-philo est de comprendre qu’on a pas compris ».

  6. Posté par Gunilla le

    Je suis vraiment dèsolée. J’ai connu Jan et sa femme depuis longtemps et j’ai été la meilleure amie de sa mère Marthe qui était aussi philosophe que lui. Vraiment triste. Rip

  7. Posté par Bertrand Laugeri le

    Très touché par la disparition de celui qui fut mon professeur de philosophie il y a plus de trente cinq ans. Il est celui qui nous a donné, à nous ses élèves, la permission de ne pas penser forcément comme tout le monde, c’est à dire la liberté, liberté de ne pas nous soumettre intellectuellement. Toute ma vie a été marquée par la rencontre de cet homme à qui nous devons d’avoir été soutenus dans nos êtrse de façon inconditionnelle. Merci Jan, merci au nom de nous tous qui avions dix-sept ans et que tu as aidé à croire en nous-mêmes.

  8. Posté par Pascal Jammes le

    Bon voyage Jan, j’ai lu tes articles pendant beaucoup d’années. Merci tellement: un grand seigneur est parti

  9. Posté par Christian Hofer le

    Toutes mes sincères condoléances.

    Un homme dont les textes étaient d’une très grande valeur, une recherche incroyable de la vérité.

    Merci pour tout.

  10. Posté par Dominique Bianchi le

    Toute mes condoléances à la famille de Jan Marejko. J’avais chaque fois un immense plaisir à lire ses écrits sur Observateur.ch, je regrette sincèrement sa disparition et je suis d’autant plus attristé de savoir dans quelle solitude ce brillant philosophe a fini ses jours.

  11. Posté par Henri le

    C’est une des plus belle plume des Observateurs qui s’envole. Mes condoléances à sa famille.

  12. Posté par Sergio Morosoli le

    Adieu le Penseur, merci et encore merci. Requiescat in pace.

  13. Posté par Renaud le

    Hommage à Jan qui savait conjuguer la bonté à une critique radicale.

  14. Posté par Nicolas le

    Adieu Le Penseur, RIP.

  15. Posté par Burnand le

    C’est triste. Merci à lui, merci à vous.

  16. Posté par Loulou le

    Une grande perte. Paix à son âme et condoléances à sa famille.

  17. Posté par Marie le

    Merci de cet hommage. RIP Jan Marejko. Vos écrits perdureront car notre société en a grandement besoin,

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