Revue de presse du 5 au 11 septembre 2016 : D’estoc et de taille

David l’Epée
Philosophe, journaliste
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Lundi 5 septembre : l’Allemagne, l’Eglise et les migrants

Dur début de semaine pour Le Matin qui semble découvrir soudain que Mère Teresa, qui vient d’être déclarée sainte, était catholique. L’article qui lui est consacré pourrait en gros se résumer par la formule : C’était une femme de bien mais elle avait tout de même des idées un peu “limite”. Heureusement, histoire de remettre l’église au milieu du village si l’on peut dire, le journaliste Fabien Feissli rattrape le coup en nous entretenant de l’histoire émouvante de Mgr Nicholas Chamberlain, premier évêque de l’Eglise anglicane à avoir avoué qu’il vivait en couple… avec un homme. Le journaliste commente : « Accepter qu’un prêtre soit en couple et homosexuel dans la même phrase, chapeau. L’Eglise catholique devrait peut-être s’en inspirer. » Moralité : ecclésiastique homosexuel est à moitié pardonné (d’être ecclésiastique).

Dans L’Express, c’est le droit d’éligibilité des étrangers, sur lequel les Neuchâtelois voteront le 25 septembre et dont je vous ai déjà entretenu la semaine passée, qui est à l’honneur. Pour le quotidien, il n’y a pas vraiment débat et on peut s’attendre, dans les prochaines semaines, à voir donner la parole à peu près exclusivement aux partisans du oui. Aujourd’hui, c’est au tour du conseiller d’Etat Jean-Nath Karakash (PS) de nous rappeler (au cas où on l’aurait oublié et où on ne nous l’aurait pas assez répété) que « la diversité est une richesse ». Son argument ? Les fondateurs ou créateurs d’Ovomaltine, Nestlé, Swatch et Novartis étaient tous d’abord des immigrés. Pas spécialement socialiste comme argument, mais on fait avec ce qu’il y a. Nous verrons bien si la vague actuelle de migrants (futurs permis C, futurs électeurs et éligibles si on suit la logique actuelle) regorge de futurs capitaines d’industrie… Surprise ! Karakash ajoute : « Pour moi, on a plus de légitimité à relever son identité suisse si on se réclame d’une Suisse ouverte. » Moralité : Suisse ouvert est à moitié pardonné (d’être Suisse).

Les Allemands semblent ne pas être tout à fait de cet avis si on en croit le résultat des élections régionales de la veille. Un parlementaire CDU, cité dans une dépêche de l’AFP, commente : « Angela Merkel n’a pas compris que l’opinion allait finir par se retourner, et elle ne s’y est pas préparée. » Répondre systématiquement aux plaintes de la population par le fameux slogan Wir schaffen das (« nous y arriverons ») a semblé un peu court aux électeurs, qui n’ont pas oublié, entre autres désagréments, la vague d’agressions sexuelles qui a émaillé la nuit de Nouvel-An dans de nombreuses villes. La Croix – confite comme à son habitude dans une guimauve chrétienne qui donne envie, après chaque numéro, de relire l’œuvre complète de Nietzsche à titre d’antidote – ne voit pas les choses de cette manière et lève sa calotte à Mme Merkel qui, dimanche, aurait « livré une leçon de constance qui devrait faire réfléchir en Europe et ailleurs ». “Constance” est donc le terme utilisé pour qualifier une politique qui fait la sourde oreille au désaveu populaire. François Ernenwein, dans l’éditorial de La Croix, commente : « La chancelière a pris soin d’expliquer que sa décision d’accueillir en masse les migrants en 2015 était la bonne. Cette détermination est vue par ses adversaires comme un aveuglement. Mais ces convictions – face au score spectaculaire de l’AfD – forcent l’admiration. » Je reste dubitatif : que peut-il bien y avoir de si admirable, dans un pays qui se prétend démocratique, à prendre le contrepied du souverain et à ne tenir aucun compte du message délivré par les urnes ?

Cette colère des citoyens allemands explique en grande partie la percée de l’AfD (Alternative für Deutschland), parti national-populiste qui semble avoir le vent en poupe. Petry Frauke, une des leaders de ce nouveau parti, s’était rendue en Suisse au printemps dernier. Elle avait alors déclaré dans un discours (rapporté par Le Temps du 24 avril) : « Aidez-nous à amener un peu plus de Suisse à la grande Europe. […] Nous avons besoin d’alliés dans d’autres pays et vous avez besoin d’alliés en Europe pour diminuer la pression que l’UE exerce sur la Suisse. » Ce ras-le-bol citoyen est en effet aujourd’hui international et l’ironie de l’histoire, c’est que si nous continuons ainsi, ce sont tous les mouvements anti-européistes du continent qui, en remportant des victoires chez eux et en se tendant la main pour faire front contre Bruxelles, prouveront que oui, une coopération européenne constructive est bel et bien possible.

Certains éditorialistes, bien sûr, crieront au retour de la bête immonde, et le fait que cela se passe en Allemagne constituera à leurs yeux un caractère aggravant. Comme le disait le personnage joué par Jean Dujardin dans la comédie OSS 117 : Rio ne répond plus : « Vous me dites que tous les Allemands ne sont pas nazis ? Je connais cette théorie… » Dans Le Temps de ce lundi, l’éditeur Pierre-Marcel Favre, dans une tribune intitulée Qui est fasciste ?, exprime sa lassitude de voir n’importe qui être traité à tout bout de champ de fasciste parce qu’il n’a pas l’heur de plaire à l’intelligentsia. Il pense notamment au traitement médiatique de la campagne présidentielle de Donald Trump et écrit : « On peut considérer Trump comme un ennemi. Mais il n’y aura pas d’équivalent à une Marche sur Rome, une Nuit de Cristal, une invasion de l’Ethiopie, pardon, du Mexique. » Mais puisqu’on nous a expliqué la semaine passée que Jean-Pierre Chevènement était raciste, pourquoi Donald Trump ne serait-il pas mussolinien ? Quand les mots n’ont plus de sens, ils se valent tous.

Le même jour, une dépêche de l’ATS nous apprend que 20% à 40% des migrants étant entrés en Suisse et ayant demandé l’asile ont disparu dans la nature ces trois derniers mois avant d’avoir terminé l’enregistrement de leur demande. Il va de soi que tous ces gens ont tout simplement fait demi-tour et sont rentrés chez eux, nul ne saurait en douter. Si vous pensez qu’ils sont toujours chez nous de manière clandestine, c’est que vous êtes un fasciste – comme Trump, Chevènement et votre serviteur.

 

Mardi 6 septembre : trahison du scrutin du 9 février et démission de Macron

On reparle de l’application de l’initiative contre l’immigration de masse votée par le peuple le 9 février 2014. La Commission des institutions politiques du Conseil national (CIP), ayant mis beaucoup beaucoup d’eau dans le vin du souverain, a décidé que la recherche de main-d’œuvre étrangère par les entrepreneurs ne devait pas être entravée et que la limitation de l’immigration ne pourrait intervenir, et seulement à titre éventuel, que par région, par branche professionnelle et toujours pour une durée limitée – et en laissant bien sûr à l’Union européenne un droit de veto sur ces restrictions. Aussi incroyable que ça puisse paraître, le CIP se montre encore plus pusillanime que ne l’avait été le Conseil fédéral, ce qui relève tout de même de la performance !

Mais ne tombons pas dans le média-bashing systématique et sachons saluer l’honnêteté des journalistes lorsqu’elle se manifeste. Simon Koch, le rédacteur-en-chef adjoint du Matin, nous livre aujourd’hui un éditorial très digne sur cette nouvelle embrouille gouvernementale. « Imaginez un pays, écrit-il, où les politiciens bafouent le résultat d’un vote, sous prétexte que le score était serré. Imaginez un pays où les politiciens se fichent du mandat que leur donne le peuple, sous prétexte que le citoyen, par son suffrage, “voulait donner un signal”. Imaginez un pays où les politiciens invoquent des sondages d’après-votation pour tailler des lois en fonction de leurs intérêts. République bananière ? Démocratie émergente ? Détrompez-vous, c’est bien de la Suisse qu’il s’agit. » C’est en effet l’impression que nous avons et ces basses manœuvres de diversion ne font pas honneur à ceux qui les commettent. On appelle ça noyer le poisson (pour mieux cacher la merde au chat, comme dit le dicton populaire). Simon Koch écrit encore : « La montagne n’accouche pas seulement d’une souris, mais aussi d’un affront. […] Sur le fond, c’est la volonté populaire qui est foulée aux pieds. Avec arrogance, mauvaise foi et cynisme. » Il ne peut cependant se retenir d'ajouter en conclusion . "A force, ces manoeuvres peu glorieuses vident notre démocratie de sa substance, au moins autant que les initiatives agressives de l'UDC". En  espérant que l'UDC-bashing le sauvera auprès de ses collègues davantage bien-pensants?

Dans Le Temps, l’écrivaine Silvia Ricci Lempen revient sur la démission en France du ministre de l’Economie et écrit ceci : « Il y a quelques jours, j’ai lu dans un commentaire sur la démission d’Emmanuel Macron que ce monsieur n’hésitait pas à briser les tabous des socialistes français (notamment en ce qui concerne la législation sur le travail), et je me suis dit : sûrement, avant la fin du papier, on va le qualifier de représentant d’une gauche décomplexée. Ce qui n’a pas manqué, quelques lignes plus loin. Notez que je ne mérite pas de félicitations particulières pour ma perspicacité : briser les tabous et décomplexé vont toujours ensemble dans la prose médiatique contemporaine. » Jean-Claude Michéa compare l’obsession des libéraux pour la rupture permanente à la révolte de l’adolescent œdipien. Ce qu’il dit dans son livre La Gauche et le Peuple (Flammarion, 2014) me semble particulièrement bien s’appliquer au cas de Macron : « L’homme de pouvoir est d’abord celui qui n’a jamais réussi à dépasser le stade de l’enfance. D’où cette multiplication bien connue des comportements infantiles et narcissiques (lutte dérisoire pour obtenir des signes de préséance, susceptibilité maladive, rivalité mimétique exacerbée, goût prononcé pour les ruptures et les excommunications, mégalomanie, paranoïa, etc.) que l’on observe presque toujours, à différents degrés, dès qu’on s’approche des sommets de n’importe quelle hiérarchie. […] C’est évidemment le fait jubilatoire de vivre ainsi à l’écart de la vie commune et de ses limites structurantes qui – en faussant sa relation aux autres – contribue de façon décisive à maintenir cet individu (ou à le faire retomber) dans un état d’enfance prolongé. » Vivement le temps du sevrage !

 

Mercredi 7 septembre : la « Suisse conquérante », Michel Onfray et le populisme

Avant d’ouvrir le numéro de cette semaine de L’Hebdo, on pouvait se douter sans prendre trop de risques qu’on aurait droit à un éloge du travail de la CIP, qui a su si bien, à force de louvoyer, rendre inoffensif le vote populaire du 9 février 2014. Les agents de Bruxelles sont aussi prévisibles que des boîtes à musique, il suffit de remonter la manivelle et d’écouter la logorrhée qui s’ensuit. Sans surprise non plus, ce sont deux eurobéats convaincus, Johan Rochel et Chantal Tauxe, qui s’y collent. « L’approche proposée [par le CIP] ne manque pas d’atouts, explique le premier. Le problème que les Suisses avaient créé est résolu par ces mêmes Suisses […] et les principaux partis reforment un front commun le long d’une ligne de partage entre la Suisse isolationniste et la Suisse conquérante et prospère. » Le fait que ce qu’il appelle pompeusement la « Suisse conquérante et prospère », dont il se fait comme toujours l’avocat, se soit retrouvée en minorité dans le vote du 9 février ne semble pas l’effleurer un instant, bien au contraire puisque le résultat du vote se retrouve qualifié brutalement sous sa plume de « problème ». Moi qui croyais naïvement que les citoyens votaient pour trouver des solutions… Mais de toutes façons, que vaut le verdict démocratique au regard des valeurs transcendantes, des impératifs supérieurs du grand projet européen ? A sa suite, Chantal Tauxe ne cache pas davantage sa loyauté à l’UE, laquelle a vocation d’éclipser toutes les autres : « Si l’Union européenne parvient à mieux articuler le partage de souveraineté, écrit-elle, alors elle ne tolérera plus les aimables bricolages auxquels elle a consenti jusqu’ici avec les Suisses. » La démocratie directe ? Un « aimable bricolage », rien de plus.

François Jost, spécialiste de l’information et de la communication, était l’invité ce matin du journal radio de la RTS. Il commentait, entre autres choses, le lancement par Michel Onfray de sa web-TV, en ligne depuis lundi. La démarche ne plaît pas à l’invité car il y voit une forme de réaction contre des médias officiels accusés par le philosophe de Caen de ne pas faire correctement leur travail, et cette accusation est à ses yeux sans fondements. Les médias officiels, à l’image de la radio qui l’invite ce matin, sont irréprochables, donnent la parole à tous et font chaque jour preuve d’intelligence et de pluralisme, cela n’est plus à prouver, aussi une web-TV comme celle de Michel Onfray (ou un site de réinformation comme celui que vous êtes en train de lire) n’ont pas lieu d’être. Cela va de soi. Il ajoute que cette intrusion sur internet d’un penseur qu’il croyait sérieux est préjudiciable à l’image des philosophes et qu’il risque, en jouant à prendre le contrepied des vraies institutions, de perdre sa crédibilité auprès des intellectuels. Merci, on leur dira.

Au journaliste qui l’interroge ensuite sur les derniers déboires judiciaires de Nicolas Sarkozy, François Jost, sans directement prendre la défense de l’ancien président repris de justice, explique : « La cible de mon livre, c’est le populisme qui consisterait à dire : de toutes façons ils nous mentent tous, ce sont tous des arnaqueurs, et donc votons pour ceux qui n’ont pas encore été au pouvoir. » Que doit-on comprendre, M. Jost ? Qu’il vaut mieux porter au pouvoir une nouvelle fois un homme dont on sait qu’il est malhonnête et qu’il a lamentablement échoué dans l’exercice de son mandat plutôt que de tenter sa chance en misant sur des candidats qui n’ont pas encore donné les preuves de leurs capacités de nuisance ? Ce raisonnement, en plus de donner un blanc-seing à la crapulerie politicienne, est une incitation au statu quo, une validation du pouvoir tel qu’il est, un cloisonnement du système qui, l’espère notre « spécialiste de l’information et de la communication », ne va surtout pas se laisser souiller avec du sang neuf et de nouvelles têtes. On ne change pas une équipe qui perd : voilà le raisonnement des contempteurs du populisme. A ceux qui voudraient se faire une opinion plus éclairée du populisme, on conseillera d’éteindre la radio et d’aller plutôt lire la tribune très intéressante que Lionel Hort a consacré au phénomène dans le dernier numéro de La Nation (l’organe de la Ligue vaudoise), paru le 2 septembre. Croyez-moi, c’est autre chose que du François Jost !

 

Jeudi 8 septembre : citoyens mais pas Suisses, des droits mais pas de devoirs !

Suite du débat sur le droit d’éligibilité des étrangers dans L’Express. Dans le courrier des lecteurs, un certain Enrico Rosina nous explique que nous avons besoin de ces 44'000 citoyens supplémentaires, qui seront peut-être nos élus de demain, pour redonner des forces vives à l’engagement civique (discours, rappelons-le, qu’on a déjà entendu moult fois au sujet du financement de l’AVS, de la relance de la consommation ou du renouvellement démographique). « Ces gens vous font-ils peur ? demande-t-il aux lecteurs du quotidien neuchâtelois. Moi, je trouve qu’il faut vraiment être en décalage avec les réalités et être inadapté au monde moderne pour penser que le canton serait perdu avec des élus non suisses. » Dans le même ton, il aurait tout aussi bien pu ajouter : on est en 2016 quand même !... tant ce type de non-argument est familier à nos oreilles. On reste pantois devant une telle puissance rhétorique. Qu’il y ait quelque chose de fondamentalement irrégulier à dissocier la citoyenneté et la nationalité ne semble pas traverser une seconde l’esprit de ce monsieur. Et, comme si le chantage moral (vous avez peur, vous êtes inadaptés, vous n’êtes pas modernes…) ne suffisait pas, il en rajoute une couche. « L’idée qu’il faille se naturaliser pour pouvoir être élu peut sembler logique, concède-t-il. Il faut cependant rappeler que la naturalisation n’est pas gratuite pour un homme. Il y a soit l’armée à faire, soit la taxe militaire à payer, parfois plusieurs dizaines de milliers de francs. En plus du coût, il y aura la famille restée au pays qui reprochera au naturalisé (avec bienveillance, mais ça sera dit) d’être une sorte de traître à sa patrie et lui demandera s’il avait honte de ses origines. Cerise sur le gâteau, les enfants du naturalisé lui reprocheront de devoir faire l’armée à cause de lui. » Aux Suisses les devoirs et les charges financières, aux étrangers les droits politiques : c’est bien ça non ? Mériter les droits afférents à la citoyenneté par un engagement en faveur du pays, quelle drôle d’idée ! D’ailleurs, quitte à trahir une de ses deux patries, autant trahir la patrie d’accueil que la patrie d’origine, n’est-ce pas, c’est plus correct ? Certains lecteurs, à ce propos, seront sans doute tentés de reprocher à ce M. Rosina d’être un traître à la patrie (helvétique). Avec bienveillance, mais ça sera dit.

Double page dans Le Matin autour de l’éventuelle candidature à la présidentielle française d’Emmanuel Macron, avec toutes les prospectives et les combinaisons possibles susceptibles de se faire jour en fonction de l’identité des autres candidats. Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS et à Sciences Po, donne une définition du personnage qui me semble toucher assez juste : « Il se situe dans le créneau de la gauche américaine : libéral sur le plan économique et sur le plan culturel. Il pourrait séduire un terrain centriste, diplômé, relativement âgé, qui serait proche de l’électorat d’Alain Juppé. » Une sorte de nouvel avatar de Dominique Strauss-Kahn en quelque sorte. Il correspond très exactement à ce que le philosophe Michel Clouscard appelait le libéral-libertaire, et ce que Pierre Bérard, dans un numéro de la revue Eléments datant de l’été 2009, définissait comme « la très prometteuse réconciliation des Castor et Pollux de la double pensée libérale : d’une part le marché dont la main invisible (et providentielle) est censée librement réguler le jeu contradictoire d’individus uniquement mus par la conscience rationnelle de leurs intérêts bien compris, et, d’autre part, le droit, ordonnant grâce à ses procédures et à ses chicanes, l’irrépressible désir d’individus délestés de leur surmoi répressif et rendus ainsi à leur authenticité native et à leur narcissisme infantile ». Citant Michéa, nous parlions quelques paragraphes plus haut, au sujet du même Macron, d’ « état d’enfance prolongé » : c’est une fois encore exactement ça – n’en déplaise à ses électeurs du troisième âge et à son épouse qui en approche dangereusement.

 

Vendredi 9 septembre : la fin du cash, les bibliothèques en danger, le retour du terroir

Retour sur une actualité dont je vous parlais la semaine passée : l’affaire Chevènement, ses déclarations sur la « défrancisation » de certaines villes de France et la cabale qui s’en était suivie, selon le principe bien connu des annonciateurs de mauvaises nouvelles que l’on bastonne faute de vouloir résoudre les problèmes qu’ils mettent en lumière. La gauche de collaboration a hurlé au racisme, tandis que la gauche intelligente, minoritaire hélas, celle de Laurent Bouvet par exemple, a pris la défense de l’ancien ministre. En Suisse, dans cette gauche intelligente, on trouve quelqu’un comme Julien Sansonnens qui, dans l’éditorial du Gauchebdo de cette semaine, écrit : « D’un point de vue de gauche, on ne peut être que saisi de malaise, pour ne pas dire plus, face à de telles accusations : lorsqu’elle substitue l’insulte à l’échange d’arguments, la gauche n’est plus la gauche. On peut bien sûr s’opposer aux positions de Chevènement comme à celles d’Elisabeth Badinter, mais que vient faire le racisme là-dedans ? Reste l’impression désagréable qu’une partie de la gauche, en Suisse aussi, s’est muée en une sorte de machine à satisfaire une certaine clientèle, dévoyant totalement le combat antiraciste, pourtant nécessaire. En enlevant leur poids aux mots, en criant au racisme à tort et à travers, cette gauche-là exerce un chantage odieux qui l’éloigne du peuple, tout en fragilisant le véritable combat antiraciste. » On ne saurait mieux dire.

Le Temps consacre sa une à la dernière utopie à la mode : la disparition de l’argent liquide et sa virtualisation complète via les cartes et les transactions en ligne. L’économiste américain Kenneth Rogoff, auteur d’un best-seller consacré à ce sujet et intitulé The Curse of Cash, explique, pour justifier ce changement, qu’« une large part [de l’argent liquide en circulation] nourrit l’évasion fiscale, la corruption, le terrorisme, le trafic de drogues ou d’êtres humains, et [que] le reste se trouve dans l’économie souterraine, encore massive dans le monde entier. » C’est sans doute vrai mais il n’est pas sûr que la solution proposée soit la plus adéquate, loin s’en faut. La récente crise des subprimes n’a-t-elle pas été en soi l’expression, elle aussi, d’une forme de virtualisation de la finance ? Est-il vraiment prudent de faire reposer une économie, de plus en plus mondialisée, sur de l’abstrait, à la merci d’une panne de courant, d’un bug informatique, d’une erreur d’écriture ? La manipulation de données virtuelles n’est-elle pas encore plus aisée que la manipulation d’espèces ou la fabrication matérielle de fausse monnaie ? Nous conseillerons à M. Rogoff de lire l’excellente bande dessinée d’anticipation SOS Bonheur, de Griffo et Jean Van Hamme (Dupuis, 1988-1989, et récemment rééditée en intégrale), qui imagine, dans une société où l’argent a disparu au profit d’une carte universelle contenant tout ce dont un individu a besoin (de son compte bancaire à ses documents d’identité), ce qui pourrait arriver en cas de perte ou de dysfonctionnement technique de ladite carte… La conclusion fait froid dans le dos.

Il est beaucoup question, dans L’Express d’aujourd’hui, de la jeunesse, de son instruction, de sa formation. Côté culture livresque, les choses ne s’annoncent pas très bien pour elle car la loi cantonale sur la lecture publique, soutenue par la plupart des partis de droite, risque, au prétexte d’un conflit sur les répartitions de compétences entre le canton de Neuchâtel et ses communes, de voir disparaître le Bibliobus – bus itinérant rempli de livres à emprunter qui se rend régulièrement à la rencontre des enfants dans les communes de moins de 3000 habitants – ainsi que sept bibliothèques menacées de disparition en cas d’acceptation de cette loi. Un comité s’est donc réuni pour tenter de sauver ces acquis qui sont une véritable opportunité pour les plus jeunes et notamment ceux les plus éloignés des villes. « Les notions de gratuité, de promotion et de diffusion de la lecture ont été effacées de cette loi ! s’exclame Jacques-André Humair, directeur de la bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds et membre de ce comité. C’est à l’Etat d’assumer un rôle de fédérateur en matière de lecture publique, de manière à ce que les zones rurales et urbaines soient couvertes dans un concept unique. » J’invite bien évidemment les Neuchâtelois qui me lisent à refuser cette loi et à ainsi permettre à nos jeunes de continuer à avoir accès gratuitement à un savoir et une culture plus que jamais nécessaires à leur construction et à leur épanouissement.

Côté terroir et culture culinaire, l’époque n’est guère plus riante que pour ce qui concerne la lecture, mais des initiatives sont heureusement en cours, et rencontrent un succès mérité, pour infléchir la tendance induite par la mondialisation et l’uniformisation des goûts. C’est le cas par exemple de la Semaine du goût, dont le directeur, Josef Zisyadis, met un point d’honneur à regagner les terrains perdus par le bien-manger et à sensibiliser les jeunes aux plaisirs d’une table bien garnie par les savoir-faire régionaux. « Derrière cette Semaine du goût, il y a la volonté de faire un lien entre mangeurs – je préfère ce terme à celui de consommateur – et ceux qui produisent, explique-t-il dans L’Express. S’il y a une tranche d’âge qui est difficile à sensibiliser à cette problématique du goût et des saveurs, c’est celle des adolescents. Les enfants d’aujourd’hui ne connaissent principalement que la nourriture industrielle, ils n’ont pas connu ce qu’il y avait avant l’industrialisation. Il faut apprendre aux plus petits le plaisir des saveurs locales. » Plus de bibliothèques et moins de pokemons, plus de tripes à la neuchâteloise et de papet vaudois et moins de fast food yankees, voilà un programme qui me sied !

Dans Le Vigousse de cette semaine, le dessinateur Pigr revient sur les problèmes techniques constatés dans le tunnel du Gothard et écrit en légende de son dessin : « Ce chef-d’œuvre est à l’image de l’esprit suisse : un peu étroit. » Ce qui est très suisse, hélas, c’est peut-être surtout ce besoin névrotique de se dénigrer sans cesse, comme si le fait de se brocarder soi-même en tant que peuple dénotait une forme de supériorité morale. En voyant ce dessin, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce que disait récemment mon ami Slobodan Despot, lorsque L’Hebdo du 28 juillet l’avait interrogé dans le cadre de son dossier sur l’identité suisse : « Les Suisses m’irritent quand ils s’autocongratulent, disait-il, mais je les méprise quand ils font profession de se mépriser eux-mêmes. » Je ne sais au juste s’il faut voir, dans cette tendance, une expression de snobisme ou de masochisme – l’un n’excluant toutefois pas l’autre.

 

Samedi et dimanche 10 et 11 septembre : casernes boliviennes et novlangue journalistique

Fin de semaine, l’occasion d’aller flâner à la sympathique Foire annuelle du livre au Locle et de faire quelques trouvailles intéressantes (j’ai pu notamment mettre la main sur une édition des œuvres complètes de Restif de la Bretonne et sur un vieil album illustré de Benjamin Rabier). L’occasion aussi de lire quelques hebdomadaires qui trainent sur ma table basse. Le Courrier International, traduisant et relayant un article paru dans le journal bolivien La Paz, nous apprend qu’une nouvelle école militaire vient d’être ouverte à Santa Cruz sous l’impulsion du président Evo Morales, mettant l’accent sur une stratégie visant, selon les mots du président, à « contrer la domination culturelle, idéologique, politique et économique de l’empire américain ainsi que sa structure capitaliste ». Cette école, aux dires de l’article (qui ne lui est guère favorable), se donne pour mission d’ « approfondir l’étude de l’impérialisme comme phénomène politico-socio-économique et ses conséquences, d’en repérer les mécanismes d’implantation dans la société et de développer une culture de défense, mais aussi de renforcer le sentiment patriotique ». Au risque de heurter un peu mes lecteurs, je dois dire que c’est une déclaration d’intentions qui n’est pas pour me déplaire, et, pour autant que ce ne soit pas que de vains mots, on peut espérer que ce type d’initiatives contribue, avec le développement de la partie la plus offensive de l’Amérique latine, à la construction d’un monde multipolaire, loin des rêves atlantistes de domination sans partage.

Côté mensuel, la dernière livraison de Causeur propose un entretien avec la linguiste Ingrid Riocreux, auteur d’un livre récent sur les nouveaux mésusages du langage dans la doxa médiatique (La Langue des médias, éditions du Toucan, 2016). « Le journaliste n’est pas un révolutionnaire, explique-t-elle. Il délivre une soupe tiède, un discours moralement acceptable. Par exemple il est pour le mariage gay mais sans aller jusqu’à soutenir la légalisation de l’inceste entre adultes consentants – contrairement aux militants de la libération sexuelle. […] Il assume un travail de propagande pour faire accepter à l’opinion une évolution présentée comme inévitable par ses partisans… et dont lui-même se persuade qu’elle l’est effectivement ! » Comme quoi il faut toujours se méfier des faux modérés.

 

David L’Epée, 10 septembre 2016

 

2 commentaires

  1. Posté par Claude le

    Michel Onfray est détesté par les médias français bobo (cf le dossier sur l’islam du Magazine littéraire de septembre – quel rapport d’ailleurs entre la littérature et l’actualité due à l’islam et le burkini?) parce qu’il vient du peuple et donc pense l’inverse des autres philosophes à la sauce parisienne.

  2. Posté par aline le

    Merci beaucoup pour ce résumé très apprécié. A propos de l’Hebdo: il me semble sa seule raison d’être est le UDC-bashing. C’est un magazine qui n’est pas ouvert au monde. Les invités à écrire des rubriques sont inlassablement les mêmes, le rédacteur en chef manque désespérément d’inspiration.

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