Francois Bousquet, directeur de la revue Eléments, utilise l’expression de « décanonisation » à propos de Michel Foucault, le saint noir de la modernité projeté au plus haut des cieux par la majorité des intellectuels parisiens et américains. On peut utiliser la même expression à propos des droits de l’homme. Il faut les « décanoniser » et le dernier livre d’Alain de Benoist, Au-delà des droits de l'homme : pour défendre les libertés, le fait admirablement.
L’auteur de cet ouvrage commence par rappeler que les droits de l’homme ne sont pas tombés du ciel. Ils ont un lieu de naissance et, à cet égard, ils n’échappent pas plus à la critique que la science qui, elle aussi, a un lieu de naissance. C’est une chose piquante que l’immunité diplomatique réclamée par ces droits ou la science à une époque où la sociologie prend un évident plaisir à déconstruire des symboles comme la famille, la nation, la différence des sexes (théories du genre). Pourquoi les droits de l’homme jouissent-ils d’une telle immunité en un âge où se déploie une rage à tout déconstruire ? Eux aussi peuvent être déconstruits ! Mais celui qui le fait passe pour un blasphémateur. Lorsqu’on fait sortir le sacré par la porte, il revient par la fenêtre et cette fenêtre nous fait croire aujourd’hui à l’intangibilité des droits de l’homme. Alain de Benoist parle du « sacre des droits de l’homme » qui constitue le fait majeur des dernières décennies. Ou encore : « dans un monde où il n’y a plus de sacré, il n’y a plus que le sacré que les droits de l’homme ».
Les droits de l’homme ne datent pas d’hier. Ils ont été proclamés par la révolution américaine, puis la française. Mais cette invocation a longtemps été rituelle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les droits de l’homme constituent maintenant l’alpha et l’oméga de toute politique, qu’elle soit familiale, nationale ou internationale. Ces droits ont été constitutionalisés en 1948 lorsqu’ils ont été déclarés universels par l’Assemblée générale des Nations Unies à Paris, puis réaffirmés dans le cadre de la tension Est-Ouest (accord d’Helsinki). A partir de 1970, ils sont devenus l’objet d’une rhétorique qui est devenue si universelle qu’elle a fait dire à Régis Debray qu’ils sont devenus la nouvelle religion civile de l’Occident. C’est en leur nom qu’ont été déclenchées des interventions militaires ou de police en divers lieux. C’est en leur nom que l’Etat fouine dans la vie privée des individus et que diverses cours de justice fouinent dans la politique des nations. Aujourd’hui, les droits de l’homme jouent un rôle central dans l’ouverture des frontières aux migrants et dans la légalisation du mariage pour tous. Lorsqu’il s’agit d’ouvrir des frontières sexuelles ou nationales, ces droits sont un véritable bélier dans les assauts portés contre des limites dont on nous dit qu’elles sont intolérables.
Alain de Benoist reconnaît volontiers que sa critique des droits de l’homme n’est pas la première (Edmund Burke, Joseph de Maistre). Il insiste aussi sur le fait que Karl Marx, lui aussi, les a critiqués avec virulence et profondeur. Pour lui, l’homme des droits de l’homme était l’homme séparé du citoyen et du social, un individu qui « se gonflait jusqu’à se prendre pour un atome » (Sainte Famille). Aujourd’hui, c’est à partir de cet homme séparé ou atomisé que les Etats européens, entre autres, sont sanctionnés par la Cour européenne des droits de l’homme, sanction qui contient en germe la destruction de l’Etat et la montée en puissance des juristes et moralisateurs. La logique de cette destruction s’adosse à une conception de l’homme bien particulière : il est hors sol et présocial. C’est l’homme de l’état de nature de Rousseau. Aimerait-il voir sa ville, aujourd’hui, en porte-drapeau des droits de l’homme ? On peut tout imaginer.
Il y a une énorme différence entre l’idéologie actuelle des droits de l’homme et la loi naturelle telle qu’elle était conçue par Aristote et les jurisconsultes romains. Cette loi reposait sur l’idée d’équité et était absolument étrangère à l’idée qu’un individu possède des droits. Dire le droit ou le juste, c’était toujours prendre en considération un contexte familial, social, politique et, à partir de là, énoncer objectivement ce qui revenait à chacun. Aujourd’hui, ce qu’énoncent les diverses cours de droit, c’est la manière dont un individu, un sujet, a été dépouillé de droits qui lui appartiennent dès sa naissance. Mais avons-nous des droits dès notre naissance, comme un bébé a deux mains et deux pieds ? En aucune manière. Pire, cet individu harnaché de droits dès sa naissance, n’existe pas, c’est une abstraction, un individu hors sol. Sous la cape juridique dont on revêt l’homme des droits de l’homme, il n’y a rien. Il est absurde de donner des droits à du vide. Le bébé ne devient un homme que par le tissu de relations qui s’établissent entre lui et son milieu naturel ou culturel. Hors de ces relations, un bébé ne devient pas humain, sauf s’il devient un enfant-loup. C’est sur l’abstraction d’une humanité à la naissance qu’ont été édifiés non seulement les droits de l’homme, mais aussi les organisations soutenant ces droits, avec tout le personnel et les financements afférents. J’ai envie de préciser, au-delà de ce qu’énonce Alain de Benoist, que les juristes et les ONG s’occupent d’un enfant-loup ou d’un enfant mort-né. Frédéric de Hohenstaufen (1194-1250) a voulu voir ce qui se passe avec un enfant qu’on fait grandir hors de tout contexte et en ne lui adressant jamais la parole. Il meurt après un ou deux ans. La politique des droits de l’homme se préoccupe d’enfants mort-nés ou, pire peut-être, réduit les hommes à des morts-vivants mécaniquement agités par les fils juridiques dont on les a recouverts.
Qu’on pardonne au philosophe que je suis d’avoir particulièrement apprécié le rôle qu’Alain de Benoist attribue au nominalisme et à Descartes dans la genèse des droits de l’homme. Le nominalisme est un mouvement philosophique qui, en un mot, postule que le réel n’est constitué que d’éléments séparés les uns des autres. Pour le dire simplement et trop simplement, il n’y a de réalité que singulière et sans contexte. Dans l’idéologie des droits de l’homme, celui-ci est également une réalité singulière avec rien autour, au-delà ou en deçà. Descartes a prolongé le nominalisme en affirmant que l’homme est une « chose pensante » et donc n’existe pas en fonction de ses relations avec un monde naturel ou culturel, mais seulement en raison du fait qu’il pense. Enfin, au-delà du nominalisme, on trouve aujourd’hui la philosophie analytique. Elle tente de parler de choses humaines comme le langage ou la perception sans aucunement prendre en compte ce qui constitue un individu, à savoir son histoire, son milieu, ses espoirs, un individu sans intentionnalité comme dirait Robert Spaemann. Je pense avec compassion aux dizaines de milliers d’étudiants qui ont dû passer par l’essoreuse de la philosophie analytique et en ressortir dépossédés d’eux-mêmes et du monde. Aujourd’hui les recherches sur le cerveau, financées à hauteur d’un milliard d’euros par Bruxelles, ont pris le relais de cette philosophie. Il s’agit de comprendre l’homme à partir de mécanismes universels, entreprise qui permettra de l’insérer dans la globalisation. Nous sommes là en présence d’une conception kantienne de la liberté qui s’arrête où commence celle de l’autre. C’est pratique pour juxtaposer les hommes sur la terre entière. Chaque individu vit dans son pré carré sans jamais entrer en relation avec autrui et donc, là aussi, il est universalisable ou globalisable. Voyons pourquoi.
La visée profonde de la globalisation est, pour Alain de Benoist, la construction d’un immense supermarché, construction dont les fondements sont évidemment les droits de l’homme conçus à partir de principes universels d’une part, de l’image d’un individu sans appartenances d’autre part. L’individu de Marx qui se gonfle jusqu’à se prendre pour un atome sans liens à autrui, on le rencontre aujourd’hui dans les supermarchés où il se gonfle jusqu’à devenir obèse. L’universalisme de la mondialisation et l’atomisme se donnent ainsi la main. En même temps que sont atomisées les sociétés humaines, les individus qui les composent sont réinsérés dans une logique universelle ou planétaire. Tout se passe comme si, à vouloir promouvoir une société globale, on était conduit à broyer le communautaire pour y trouver la poudre d’individus qu’on pourra réintégrer dans la farine du vivre-ensemble. Si l’on essaie de comprendre comment nous en sommes arrivés là, on voit que ces droits et cette image reposent sur une conception ethnocentrique de l’homme. C’est en Occident que la conception d’un individu atomisé est née. On ne la retrouve pas dans d’autres parties du monde. N’aurait-on pas, dans l’idéologie des droits de l’homme, l’avatar d’une volonté occidentale de domination de tout et de tous ? N’aurait-on pas affaire à la vieille technique du « diviser pour régner » non plus en politique internationale mais en politique humanitaire ?
A ce point, je devine une exaspération chez le lecteur. Finalement, les droits de l’homme n’expriment-ils pas le désir d’améliorer nos conditions d’existence en proclamant, dans l’article 3 de la Déclaration, que tout homme a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté ? La réponse d’Alain de Benoist est très simple et très claire : ce désir est parfaitement légitime et on le voit accompagner l’histoire de l’humanité depuis les origines, mais il n’a pas besoin de l’idéologie des droits de l’homme pour s’exprimer. On peut même dire qu’à s’appuyer sur cette idéologie, il se dévoie et produit des effets contraires à ceux escomptés, notamment en matière de géopolitique. La prétention des droits de l’homme est de pacifier la planète mais le font-ils ? Non, ils justifient ces guerres préventives qu’on vu apparaître depuis une quinzaine d’années et qui éliminent peut-être bien des dictateurs, mais qui provoquent aussi le chaos, des famines, une guerre civile, comme en Afghanistan, Irak, Lybie ou Syrie.
La liberté est une question débattue depuis longtemps en Occident. Elle n’a jamais été conçue indépendamment de la liberté politique. Raymond Aron avait l’habitude de dire qu’on ne peut pas dissocier pouvoir et communautés. Dans l’idéologie des droits de l’homme, cette dissociation est absolue : la liberté individuelle y est conçue indépendamment de la liberté politique, comme si l’une n’avait rien à voir avec l’autre. Dès lors, aussitôt qu’un individu est mis en prison, journalistes et bien-pensants, mus par cette idéologie, suggèrent que sa liberté sera restaurée aussitôt que l’horrible pression politique qui l’a conduit au cachot sera supprimée. Il n’est donc pas question d’une liberté conquise ou retrouvée dans le cadre des tensions entre le pouvoir et des révoltes individuelles ou collectives. Il est question, seulement, de garantir la libre expression de ces révoltes contre les interventions d’un méchant pouvoir.
Alain de Benoist suggère que, pour déconstruire l’idéologie des droits de l’homme, il convient d’analyser l’anthropologie qui la soutient. Quelle est la vision que cette idéologie a de la nature de l’homme ? Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle on a oscillé entre l’idée que l’homme est un loup pour l’homme ou alors, à l’inverse, qu’il est le gentil sauvage de Rousseau. A partir de là, on a essayé de formuler des théories qui puissent nous permettre soit de ne pas tuer notre voisin, soit de nous épanouir avec lui. Avec Kant, ce n’est plus de la nature qu’on part pour tenter de comprendre la cohabitation des hommes entre eux, mais de la morale (impératif catégorique). Comment s’étonner, dès lors, de l’émergence du politiquement correct ? Si c’est par la morale que nous arrivons à ne pas nous entre-égorger, il faut filer doux dans l’étalage de bonnes et pures intentions.
Pas difficile d’imaginer qu’Alain de Benoist est diabolisé dans de nombreux cercles, exactement comme on diabolisait autrefois quiconque ne croyait pas en Dieu. Interrogé par un journaliste de TV Libertés, il note avec optimisme qu’à l’âge du changement climatique, on assiste à un phénomène proche dans le domaine intellectuel. La banquise des préjugés et des « canonisations » fond. Ce qui, comme les droits de l’homme, était sacré, cesse lentement de l’être. Que Dieu l’entende !
Jan Marejko
Cet article est tout simplement génial. La démonstration de l’inanité totale de l’idéologie des droits de l’homme est brillante, très érudite et en même temps très compréhensible par chacun. Donc elle est très convaincante.
On se prend à rêver qu’avec des intellectuels comme Jan Marejko, le débat soit relancé sur ce sujet, et que l’opinion publique soit rationnellement convaincue, à force d’argumentation, que l’idéologie droit-de-l’hommiste ne vaut rien et qu’il faut s’en débarrasser.
Si on pouvait réussir ça, de grands progrès seraient possibles. Par exemple on pourrait se débarrasser de ces textes comme la CEDH. On pourrait gagner la bataille idéologique sur la question de la supériorité de la Constitution de notre pays sur le droit international, au cas ou une décision du peuple et des cantons irait à l’encontre de tel ou tel principe de la CEDH.
Mais nous ne devons pas nous bercer d’illusions. En effet, l’intellect brillant de tous les Jan Marjko du monde ne suffira pas à battre une idéologie qui n’a pas été imposée par le débat d’idées et l’argumentation, mais uniquement par la contrainte du pouvoir.
Les droits de l’homme ont été imposés par les massacres de la révolution française, et surtout par des pluies de bombes américaines sur le monde.
Hélas ce sont là des arguments encore plus forts que le génie philosophique de Jan Marejko.
Descartes ne réduit pas l’homme à une chose pensante et il n’est donc pas le père de l’idéalisme. C’est l’histoire allemande de la philosophie qui, de G.W.F. Hegel à Karl Jaspers et Martin Heidegger, a réduit la vision du monde de Descartes à cet élément de sa philosophie. Mais ce n’est qu’un élément : la totalité du système de Descartes s’inscrit en faux contre cette réduction abusive. Descartes est un philosophe catholique : son parrain spirituel était d’ailleurs Bérulle.
Sur tout cela, je vous renvoie aux études cartésiennes classiques d’Etienne Gilson, de Henri Gouhier, de Jean Laporte, de Ferdinand Alquié.
Deux excellentes synthèses biographiques, historiques, littéraires et philosophiques sur Descartes, d’autre part : celles de Samuel S. de Sacy (éditions du Seuil, collection Ecrivains de toujours) et de Ferdinand Alquié (éditions Hatier, collection Connaissance des lettres).
L’édition critique Adam et Tannery des Oeuvres complètes de Descartes existe depuis le siècle dernier mais on peut aussi se reporter à deux éditions plus récentes et plus commodes d’accès : celle de la Bibliothèque de la Pléiade d’une part, celle des Classiques Garnier d’autre part.
Nouveau droit de l’homme : se faire appeler madame.
C’est à dire contraindre autrui à vous appelez madame juste parce que vous en avez envie.
Ceci même si vous ne ressemblez en rien à une dame.
Et inversement bien sûr.
Et si vous n’obtempérez pas ce sera 125.000 dollars d’amende, voire le double si c’est fait méchamment …
C’est nouveau, ça vient de sortir, dans l’Etat de New York.
Des nouvelles comme celle là il y en a tous les jours et elle sont souvent beaucoup moins drôle car c’est aux enfants que les pervers qui ont pris les manettes s’attaquent.