Entretien avec Jacques Sapir

Depuis son intervention militaire en Syrie, la Russie est plus que jamais au cœur de l’actualité géopolitique. De nombreuses questions se posent par rapport à la solidité de son économie qui doit faire face aux différentes crises internationales.  Entretien avec l’économiste français Jacques Sapir, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de la Russie contemporaine.

Interview : Alimuddin Usmani

 

Suite à la destruction par l’aviation turque d’un chasseur-bombardier russe, le gouvernement russe a adopté des sanctions économiques contre la Turquie. Comment expliquez-vous que la Russie, frappée notamment par une crise monétaire depuis décembre 2014, prenne le risque de dégrader ses relations avec un partenaire économique aussi important?

Dans le cas de sanctions, et de contre-sanctions entre la Russie et la Turquie, il est évident que la Turquie serait la grande perdante. L’impact des sanctions russes pourrait être de 1% à 1,5% du PIB de la Turquie. Ces sanctions affecteraient le secteur du tourisme, et les touristes russes venant en Turquie sont très nombreux ainsi que les exportations de fruits et légumes vers la Russie. Le premier poste, le tourisme, pourrait représenter une perte nette de 6 à 10 milliards de dollars pour la Turquie. Les exportations de fruits et légumes pourraient représenter une perte de 4 à 5 milliards de dollars, et ceci sans tenir compte des pertes induites sur l’économie. On arrive donc, rien que sur ces deux postes, à des pertes de 10 à 15 milliards, pour une économie dont le PIB pour 2015 est prévu à 750 milliards de dollars par le FMI. Par ailleurs, les restrictions et les interdictions qui sont ou seront apportées aux opérations d’entreprises turques en Russie (en particulier dans le domaine de la construction) pourraient avoir des conséquences importantes sur ces entreprises et, de ce fait, avoir un impact sur l’économie turque.

Pour la Russie, les conséquences seront mineures, voire positive. Le changement de fournisseur, et ici l’Egypte s’est immédiatement proposée pour remplacer la Turquie, entraînera certainement une hausse de 0,1% à 0,3% du taux d’inflation en 2016. Mais, l’inflation russe est prévue pour 9% à 11% en 2016 (après une hausse de 14% en 2015). On voit que c’est négligeable. Si l’industrie touristique russe arrive à récupérer la moitié des touristes qui n’iront plus en Turquie, cela pourrait avoir un effet bénéfique de l’ordre de 0,2% à 0,4% sur le PIB de la Russie. Globalement, c’est donc la Turquie qui devrait le plus souffrir de cette situation. Maintenant, il faut aussi intégrer dans ces calculs le fait que des projets gaziers seront interrompus. L’impact à moyen et à long terme pourrait être dans ce cas différent. Mais, ces projets étaient mineurs au regard des projets déjà décidés vers l’Asie, et l’on peut sérieusement s’interroger sur la capacité des entreprises russes à développer leurs exportations de gaz vers l’Asie et d’accroître dans le même temps les exportations vers l’Europe. Je ne suis donc pas du tout convaincu que la suspension des projets de gazoducs vers la Turquie soit une si mauvaise nouvelle que cela pour les entreprises russes.

 

L’économie russe a-t-elle les moyens de supporter une intervention militaire prolongée en Syrie?

Tout dépend bien entendu du niveau d’engagement de la Russie en Syrie. Au niveau actuel qui est essentiellement aérien et même en comptant un engagement ponctuel des forces navales, il n’y a aucun problème. Maintenant, si la Russie devait très substantiellement accroître son effort, et par exemple déployer des forces terrestres importantes (et l’on parle ici d’un contingent de 50 000 à 100 000 hommes), cela pourrait changer. Un tel effort exercerait une pression importante sur l’économie. Mais, nous n’en sommes pas là. Les opérations actuelles pourront être poursuivies tant que le besoin s’en fera sentir.

 

Alors que les sanctions économiques de l’UE à l’égard de la Russie sont loin d’être abrogées, l’Euro constitue-t-il toujours pour ce pays une alternative au Dollar comme monnaie de réserve?

 

En réalité, ce ne sont pas les sanctions européennes mais bien les sanctions des Etats-Unis qui, directement mais surtout indirectement, ont un impact sur les circuits financiers russes. Les banques et les entreprises russes s’endettaient essentiellement en dollars, et le Dollar jouait le rôle majeur dans le système financier russe. Les mesures extraterritoriales prises par les Etats-Unis ont effrayé de très nombreuses banques et entreprises européennes. L’Euro, de ce point de vue, n’a jamais constitué une alternative.

Le résultat de ce régime de sanctions a été, certes, de confronter les entreprises russes à un problème ponctuel de refinancement de leurs dettes mais aussi de pousser la Russie, et d’autres pays, comme la Chine et l’Inde, à envisager de limiter leur exposition au risque que l’usage du Dollar impliquait. Le développement d’un marché du Yuan à Moscou, marché dont la création date de l’automne 2013, en est la preuve. Ce marché s’est développé très vite depuis 2014. La Russie a décidé de mettre en place un « système national de paiements » et un système de cartes de crédits afin de réduire son exposition à de possibles extensions des sanctions des Etats-Unis. Enfin, la Russie comme la Chine veulent développer leurs propres agences de notation.

On constate ainsi que l’effet des sanctions pourrait être paradoxal. Le rôle du Dollar, à la fois comme monnaie de réserve, comme monnaie de transaction commerciale et comme monnaie de transaction financière, est donc appelé à se réduire fortement dans les années qui viennent. Mais, cette réduction ne se fera certainement pas au profit de l’Euro et bien plus probablement au profit du Yuan et de nouveaux instruments financiers.

 

Pensez-vous qu’une reprise économique russe à l’horizon 2016 annoncée par Vladimir Poutine soit envisageable, en dépit de la chute des cours du pétrole?

La reprise économique est déjà en train de se produire. On devrait le voir sur les statistiques de novembre et de décembre 2015. En fait, les prix du pétrole jouent un rôle important sur l’équilibre fiscal de la Russie et sur sa stabilité financière. Le gouvernement russe en a pris acte en réalité en 2013, quand il a décidé de laisser fluctuer librement le taux de change du Rouble. Une dépréciation parallèle du taux de change à la baisse des prix du pétrole permet de résoudre largement le problème fiscal en Russie. Cette dépréciation a, de plus, des effets très positifs sur les industries manufacturières russes qui retrouvent une forte compétitivité que ce soit sur le marché intérieur ou sur les marchés d’exportation.

Le problème est différent en ce qui concerne la stabilité financière. La dépréciation du Rouble accroît le poids des dettes libellées en Dollar. Mais, la plupart des entreprises qui se sont endettées à l’étranger ont une large part de leur chiffre d’affaires qui est réalisé soit à l’étranger soit directement en Dollar. Par contre, une partie de leurs coûts d’opérations sont comptabilisés en roubles, et sont donc eux-aussi dépréciés quand le Rouble baisse. Les entreprises russes souffrent peu de cette situation voire, pour les entreprises manufacturières, elles en profitent, et ceci est positif pour la croissance. Il reste la question des banques. Si ces dernières se sont endettées en dollars pour réaliser des opérations en roubles, elles sont bien évidemment dans une situation qui devient très difficile avec la forte dépréciation du Rouble que l’on a connu depuis l’été 2014. Cette situation des banques a nécessité des actions particulières de la Banque Centrale de Russie. Par ailleurs, certaines des banques russes servaient principalement à la spéculation et à l’évasion fiscale. Il ne faut donc pas s’étonner qu’elles soient fermées par la Banque Centrale de Russie, qui leur retire leurs licences d’opération. Le secteur des services financiers en Russie a donc été sévèrement touché par ce qui s’est passé depuis la fin de 2014. Mais, on peut aussi considérer que son expansion dans les années 2012-2013 ne correspondait nullement à une évolution saine de la situation.

La croissance russe devrait donc se situer autour de 1%-1,5% en 2016 et sans doute autour de 2,5%-3% en 2017. Le véritable défi auquel la Russie est confrontée est la mutation de son économie vers des productions à fort contenu technologique et à haute valeur ajoutée. Le gouvernement russe était conscient de ce défi depuis les années 2008-2009. Il semble bien s’être décide à agir en raison de la crise internationale que nous connaissons depuis 2014.

 

La Russie considère-t-elle, à l’heure actuelle, la Suisse comme un partenaire économique fiable?

La Suisse a maintenu sa politique de neutralité, et cela en dépit des pressions exercées par l’Union européenne, ce qui est vu de manière très favorable par la Russie. Pour cette dernière, la Suisse est toujours un partenaire tant économique que diplomatique à la fois fiable mais aussi important.

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