Le crépuscule de la science

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste
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Je suis allé écouter l’une des conférences organisées par l’université de Genève pour marquer le centième anniversaire de la formulation de la théorie de la relativité générale. Le conférencier, Michele Maggiore, avec son merveilleux accent italien, jouait habilement avec des termes comme « matière noire », ou « énergie sombre ».

La conférence avait lieu dans la salle Piaget et le public était venu nombreux, environ 400 personnes. Au bout d’un moment je me suis demandé quel pourcentage de ce public aurait pu donner l’équation galiléenne de la chute des corps. Cette équation est au fondement de la physique moderne et je doute qu’il soit possible de commencer à comprendre quelque chose aux considérations cosmologiques d’aujourd’hui sans avoir médité sur elle. Mais je ne pouvais pas organiser un sondage.

Un peu perdu dans les schémas, formules et graphiques projetés sur grand écran,  je ne suivais que de loin le fil de cette conférence. Je me réveillai lorsque fut projeté une « photo » de l’univers lorsqu’il n’était « vieux » que de 300 000 ans environ. Avec la théorie du Big Bang (généralement mais pas universellement acceptée), l’univers a en effet une histoire et l’on peut donc essayer d’en donner une image après tant ou tant d’années.

Devant la photo de cet univers encore tout « jeune » (300 000 ans), je restai songeur. Qui l’avait prise et surtout d’où ? Y a-t-il un point dans l’espace à partir duquel on puisse voir l’ensemble de l’univers ? Impossible puisque tout point appartenant à l’univers, aucun ne peut  lui être extérieur ! A moins que nous puissions nous situer quelque part sans pour autant être… quelque part. Y aurait-t-il un « topos » non spatial a partir duquel on pourrait tenir un discours sur l’univers ?  En admettant que cela soit possible, à qui ce discours s’adresserait-il ? En tout cas pas à nous qui sommes sur la terre, à nous qui sommes en un Lieu, comme disait Emmanuel Levinas. La science moderne estime possible qu’une théorie puisse être développée par un individu qui ne serait nulle part. Pouvons-nous l’admettre ? Je ne le pense pas, raison pour laquelle la science me paraît s’être engagée dans une impasse. Comment pourrais-je recevoir le discours de quelqu’un qui se situe dans un « lieu » qui n’en est plus un ? Ne serait-ce pas alors un spectre de nulle part et de partout qui me parlerait ?

Quand je regarde les constructions corbuséennes de la modernité je vois l’image d’un monde construit à partir d’un non-monde, à partir d’un « point non-spatial » nous permettant, comme disait horriblement Le Corbusier, d’édifier des machines à habiter. Froid ou chaleur, soleil levant ou soleil couchant, plaine ou montagne, peu importe, puisqu’on précipite un cube de béton dans n’importe quel environnement. Ce cube, comme le bâtiment des Nations Unies à New York, pourrait être posé de n’importe manière sur le sol. Il n’a même plus un haut et un bas, une façade pour l’avant, une autre pour l’arrière. Reçoit-il trop de soleil ou pas assez ? Hop, air conditionné ou chauffage. C’est comme si le soleil ou les saisons n’existaient pas ! Bref, ce cube, comme toutes les maisons de la modernité, n’est pas dans le monde. L’architecture moderne s’est constituée à partir d’un non-lieu et nous donne une assez bonne image du non-lieu à partir duquel s’est élaborée, elle aussi, la physique moderne.

L’émergence de la physique quantique permet d’approfondir ce qui se passe et d’entretenir un peu d’espoir. Cette physique nous rappelle en effet qu’on ne peut pas faire l’économie de l’observateur. Elle nous dit que ce que nous observons n’est pas indépendant de la manière dont nous effectuons cette observation. Autrement dit, la situation de l’observateur doit être prise en ligne de compte. Avec la physique quantique dont le physicien Richard Feynman disait « qu’à coup sûr personne ne la comprend » il est, me semble-t-il, évident que la cosmologie moderne bute sur un obstacle infranchissable. On ne peut plus continuer à avancer, dans notre connaissance du cosmos, voire de la réalité, si l’on ne prend pas en compte un sujet qui pense et qui est situé dans un topos, un lieu. La physique quantique signale qu’il y a un terme indépassable à la recherche et cela me semble aussi évident que le principe d’incertitude de Heisenberg.

On demandera pourquoi l’Occident s’est lancé sur le chemin d’une science constituée à partir d’un lieu situé hors du temps et de l’espace, à partir d’un « lieu atopique », comme je l’ai écrit dans plusieurs livres. La réponse est simple. Nous aspirons à dépasser les limites de notre condition, à rejoindre un point situé au-delà du temps et de l’espace, à rejoindre Dieu. Mais il y a aspirer et aspirer. Une mauvaise chose est de se dissoudre dans le grand tout issu du big bang en construisant, comme la science moderne, un savoir qui ne vient de personne et ne s’adresse à personne. Autre chose et bonne chose est de penser, c’est-à-dire de faire un va-et-vient entre ce que nous percevons naïvement et l’abstraction d’une théorie. Un bouleversant aveu d’Einstein marque bien cette différence : « j’ai fui en me vendant corps et âme à la science : j’ai fui le JE et le NOUS pour le IL du il y a ». On ne saurait mieux dire que pour vraiment penser il faut faire place à un « je » qui, précisément, a une PLACE limitée dans le monde. Ce qui n’implique pas une inflation du « je » puisque celui-ci ne peut exister qu’en s’élançant au-delà de lui-même, vers le NOUS d’Einstein ou vers Dieu.

 

Jan Marejko, 27 novembre 2015

 

 

NOTES : Le livre d’Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement, est la meilleure introduction à la problématique esquissée ici. Richard Feynman a dit que personne ne comprend la mécanique quantique dans The Character of Physical Law, Cambr. Mass. MIT PRESS, 1965, p.129. La citation d’Einstein est tirée de Banesh Hoffmann, Albert Einstein, créateur et rebelle, Seuil, 1975, p. 272. Sur le big bang, Thomas Lepeltier, La face cachée de l’univers, une autre histoire de la cosmologie, Editions du Seuil, 2014, est précieux. Les ouvrages critiquant les fondements épistémologiques de la physique moderne abondent. J’ai aimé celui d’Anthony O’Hear, After Progress : Finding the Old Way Forward, London : Bloomsbury, 1999.

 

 

Un commentaire

  1. Posté par Sancenay le

    Rabelais ne l’avait-il pas l’avait anticipé dès le XVIème siècle : » science sans conscience n’est que ruine de l’âme »?
    Le vieux monde nihiliste paraît si pressé de se précipiter vers le néant qu’il s’efforce à tout prix de s’affranchir de toute racine physique , intellectuelle, morale, spirituelle.Et c’est de cela qu’il est entrain de convier sa propre mort puisque l’on sait qu’il est constant que la nature a horreur du vide.

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