Attentats de Paris: la leçon

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste
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Si nous sommes en guerre, les divers attentats perpétrés en Occident ne sont que des escarmouches. Les guerres européennes ont fait des millions de morts parmi les soldats ET les civils. Si nous nous engageons contre l’État islamique au-delà de frappes aériennes, il y aura beaucoup plus de morts qu’à Paris il y a quelques jours. Dès lors, des hyperboles telles que cauchemar absolu ou horreur insoutenable à propos des récents attentats de Paris, relèvent d’une crasse ignorance de l’histoire et des réalités militaires. Mais il y a pire, car cela relève aussi d’une autre ignorance : celle de la psychologie du combat. Faire résonner aux oreilles de son ennemi des chœurs des pleureurs et pleureuses médiatiques qui se disent en état de choc, ne peut que l’encourager. Un champ de bataille où l’un des adversaires crierait son effroi devant les premiers morts serait un adversaire vaincu d’avance. Les islamistes doivent bien rire en voyant des étalages d’indignation et d’émotion sur les écrans de la télévision occidentale. Un guerrier indigné devant les premiers coups de son ennemi ne peut inspirer que du mépris ou, au mieux, de la pitié. Lorsque Périclès prononce une oraison funèbre pour les premiers morts de la Guerre du Péloponnèse (-431, -404), il ne fond pas en larmes dans un état de choc. Au contraire, il montre que les morts sont morts pour la grandeur d’Athènes et sa démocratie. Périclès précisait encore que ces morts « n’avaient pas cherché leur salut seulement dans des paroles ». Comment ne pas penser à « je suis Charlie », cet éhonté montage médiatico-démagogique qui dégoulinait de hautes valeurs morales ou républicaines soi-disant dressées contre la barbarie ? Quelle farce ! Aujourd’hui avec les attentats de Paris il est encore fait recours à la tartufferie morale en lieu et place d’une volonté politique.

Mais pas tout à fait ! En annonçant la fermeture des frontières et l’état d’urgence, François Hollande a fait apparaître un peu de terre ferme dans un déluge de larmes de crocodile. Au Stade de France les supporters des Bleus ont entonné un « Aux armes citoyens ». Ce sont des signes positifs. Suffiront-ils ?

Non !  Toute civilisation se positionne face à la mort. Seule la nôtre ne le fait pas, car au lieu de prendre position, elle élimine la mort. Il nous est donc très difficile d’avoir une attitude ferme devant elle. Nous assistons en effet, en Europe occidentale, à une « éternisation » de la vie mortelle. Qu’est-ce à dire ?

Les exemples abondent, retenons-en un tout simple : l’inscription rituelle sur un paquet  de cigarettes « fumer tue ». L’intention des nouveaux prêtres de la santé est louable, mais l’effet de cet avertissement est pervers. Qu’on le veuille ou non, une petite voix nous dit que si nous ne fumons pas, nous ne mourrons pas. Même petite voix avec les progrès de la médecine : je vais mourir mais sait-on jamais ? Avec prothèses, greffes et immunodépresseurs, je pourrai peut- être vivre tellement plus longtemps que je deviendrai quasiment immortel. Même chose enfin avec les limitations de vitesse. A 40 ou 30km à l’heure, je ne serai jamais tué et ne tuerai jamais. Bien sûr nous savons qu’un risque continue à exister, mais par devers nous, nous adhérons à cette philosophie du « zéro mort », nous incluant nous-mêmes dans cette zone glauque où sans être mort, on n’est pas non plus vivant.

Ainsi sommes-nous corsetés par des lois, des règlements et des pratiques destinés à nous faire croire en une vie qui ne serait plus mortelle parce qu’orientée vers une survie indéfinie. Nous avons là affaire à une nouvelle foi. Elle consiste à croire en une vie qui ne s’achèvera pas. Cette foi, comme toute foi, doit être nourrie par des pratiques : des pèlerinages touristiques, par exemple. Ils nous font croire que, grâce à Easy Jet, nous allons monter au paradis sans passer par la tombe.

Le contraste avec les islamistes est frappant. Eux, loin d’occulter la mort, la cherchent pour eux-mêmes et pour les autres. C’est par-là qu’ils fascinent certains jeunes, parce qu’avoir vingt ans et s’inscrire au Club Med…

Le culte d’une vie sans mort est bien pratique pour une société de consommation. Dans notre caribéenne modernité, la mort est un oiseau de mauvais augure. Il faut l’éliminer. Il ferait baisser le moral des ménages. Des ménages dépressifs achetant moins, ils paieraient moins d’impôts. Vite un Prozac pour renflouer le fisc ! Heureuse alliance entre le monde des pharmas, des supermarchés et de l’administration fiscale.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus de compatir à la douleur d’un être humain frappé par la mort d’un proche mais d’ouvrir toute grande la bouche pour s’horrifier devant une brutale « fin de vie », avec toutefois des cellules psychologiques qui permettront aux affligés de faire leur deuil. Tout rentrera vite dans l’ordre et la mort sera lissée dans un cortège de guirlandes et de trémoussements.

Les victimes des terroristes sont ainsi utilisées comme combustible dans une grande croisade pour « l’éternisation » de notre vie mortelle. Des victimes meurent et c’est un scandale, car elles bloquent ce processus d’éternisation qui mobilise toute notre énergie. Qu’allons-nous faire si, malgré tout, nous mourons encore ? Mais il reste un espoir. Si les terroristes sont éliminés, nous ne serons plus tués ! C’est simple non ? Comme avec la fumée des cigarettes : si on les élimine,  le tabac ne tuera plus. D’ailleurs, la mort est déjà éliminée dans le discours médiatique, puisque les gens ne meurent plus mais nous « quittent ». Ont-ils filé à l’anglaise ?

Les morts de Paris ne m’émeuvent ni ne me bouleversent, probablement parce que j’ai vu mourir sous mes yeux d’une balle dans la tête un être cher, tout comme un soldat au front qui voit la tête arrachée d’un camarade ou une mère qui découvre le corps sans vie de son enfant. Là je pleure, avec parfois la tentation de « quitter » ce monde. Nos contemporains sont sommés par la presse et les médias de verser des larmes devant des chiffres, pas devant des corps déchirés. Grâce aux larmes versées devant le petit écran, on passe pour un être infiniment sensible. Ça rapporte sur le marché aux émotions et nourrit « l’ogre philanthropique » décrit par le poète mexicain Octavio Paz.

Cette inflation émotionnelle doit encore augmenter le mépris que les djihadistes ont pour nous. Seuls des lâches peuvent se dire effondrés devant la mort. Les terroristes, eux, n’ont pas peur de la mort. On dit qu’ils sont lâches parce qu’ils tuent des innocents. C’est vrai. Mais qui est le plus lâche ?

Il y a deux mille ans « quelqu’un » est entré dans la mort pour nous dire de ne pas la craindre. Et nous dire aussi que pour surmonter notre peur de la grande faucheuse, nous n’avons pas besoin de tuer des innocents ou qui que ce soit. Et nous dire enfin qu’il n’est nul besoin d’espérer 70 vierges pour affronter la tombe. Le moment est peut-être venu de méditer ce mystère, surtout devant la menace djihadiste qui joue sur le velours d’une société terrorisée par la mort !

Telle est la leçon des attentats de Paris. C’est certainement en l’écoutant qu’on honorera les involontaires martyrs des attentats d’un vendredi, jour où l’on marquait autrefois son respect pour celui qui n’a pas eu peur de la mort et l’a même vaincue.

Jan Marejko, 16 novembre 2015

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