« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (28)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre V (3)

Troisième séjour au Pakistan – Jasmine

Maintenant que Jasmine n’est plus là, c’est avec Jamila que je bavarde le plus.
Elle me dit qu’elle ne veut pas se marier, qu’elle veut consacrer sa vie à la religion... Fait-elle allusion au destin de Jasmine ?

Quand elle sort de la maison elle s’enveloppe d’une ample cape noire. L’an dernier elle ne le faisait pas.
-« Comme cela les hommes voient qu’ils ne doivent pas m’embêter » explique-t-
elle.
-« Les hommes ne doivent jamais embêter les femmes... C’est simplement une
question d’éducation mais puisque ce sont les femmes qui éduquent les
hommes... Au lieu de se prémunir contre eux, ne serait-il pas mieux de leur
enseigner le respect dès qu’ils sont petits ? »
-« Mais chez vous aussi les femmes religieuses se mettent un grand vêtement avec un capuchon. »
-« Ce n’est pas pour se protéger des hommes, les habits des religieuses sont l’habit que portait la fondatrice de leur ordre, c’est la mode d’il y a parfois
plusieurs siècles. Mais actuellement tous les ordres religieux ont modernisé leur
tenue et même les prêtres mettent un jeans comme tout le monde »
-« Chez nous les femmes se défendent comme elles peuvent... »
-« Je sais, mais ne crois pas que chez nous cela ait été facile... Nos grand-mères
et nos mères se sont littéralement battues, elles ont fait des manifestations, des
défilés, des femmes sont mortes pour réclamer des droits et encore aujourd’hui
nous continuons ce combat car nous ne sommes pas encore arrivées à nous faire
donner un « salaire égal pour un travail égal ».
Jamila hoche la tête... manifestement elle est bien loin... nos mondes sont bien
éloignés...
-« Jamila... personne ne va donner des droits aux femmes... elles doivent les
vouloir, les conquérir... L’an dernier j’ai vu que Jasmine était triste... C’est à
nous de nous battre pour que plus jamais aucune femme ne soit triste... »
Elle ne dit rien, elle se lève et s’en va... ai-je dépassé les bornes ?...
Il ne sert à rien de lui expliquer que son manteau n’arrêtera pas les phéromones
que son corps lance dans l’air autour d’elle justement pour attirer les mâles...
Cependant, durant mes séjours au Pakistan et en Inde je n’ai pas vu une seule
femme, ni avec le visage dissimulé par une burqa, ni avec le foulard noué à la
façon musulmane, comme on les rencontre en Europe. Les femmes portaient le
dupatta qui faisait partie du shalwar kamiz, pratiquement comme accessoire
d’élégance et non comme signe religieux.

Rita-Khadidja a dû se résigner à son petit surnom car les deux garçons font une
crise de modernisme... Khadidja est devenue Khady pour tout le monde comme
Jamila et devenue Jamy, comme Fatima est devenue Faty... et de temps en temps ils osent même ajouter Papy et Mamy... On hausse les épaules en disant « ils font leur crise... il faut que jeunesse se passe... » Mais personne ne pense à les appeler Osmy ou Navy... mais non, eux, ce sont les hommes de la maison...

Comme à son habitude, la maman « commande la voiture » et Osman nous conduit au marché... il passe des heures à faire briller la carrosserie, surtout quand, après une sortie, elle est couverte de poussière...
Un jour, puisqu’il me semble qu’il traîne du matin au soir dans la maison, je lui
demande ce qu’il fait pour le moment : est-il encore aux études ou travaille-t-il ?
-« Pourquoi devrais-je travailler ? – me répond-il – J’ai un frère qui travaille pour
moi en Suisse... Regarde la belle maison qu’il nous a fait construire...
Maintenant il est occupé à se faire construire un petit dispensaire...
Je ne sais pas encore ce que je vais faire... je crois que je vais me décider à me
faire construire une station service... quelque chose de tout à fait moderne avec
garage, auto-lavage et tout et tout comme on voit dans les films...D’ailleurs il
n’est pas dit que j’y travaillerai... je pourrais y placer quelqu’un qui travaillera à
ma place... Mais en fait, je suis trop jeune pour me mettre à travailler... tous ces
soucis... je vais encore profiter un peu de la vie... »
Je ne parviens pas à distinguer le vrai du faux, de la provocation. C’est vraiment
le sale gosse qui s’amuse à se moquer du monde. D’autre part, il est tellement
sympathique qu’on ne parvient pas à le gronder, même pas sa mère, surtout pas
sa mère...
Je le surprends à genoux devant sa mère en train de la supplier de façon théâtrale pour qu’elle lui donne de l’argent. D’abord sa mère lui répond que non, encore de l’argent, c’est tout le temps de l’argent... et puis il la fait rire et c’est fichu, elle lui tend une liasse de roupies. Il sort en gambadant comme un cabri...
Quel âge peut-il bien avoir ? Puisqu’il conduit la voiture et semble être prêt à
entrer à l’université... 20 – 25 ans ?
Manifestement il est un de ces enfants-rois tout simplement parce qu’ils est un
mâle dans ces pays oriental...

Khady est en train de s’installer dans la vie de la maison : elle occupe l’espace...
Elle ne travaille pas et se contente d’être enceinte. On fait tout pour elle, on lui
apporte ses repas, on la bichonne, c’est tout juste si elle daigne aller jusque dans
le jardin... Il faut admettre qu’elle est devenue énorme . Elle se répand littéralement dans son fauteuil. Souvent elle reste couchée dans la fraîcheur de sa
chambre...
Elle s’installe aussi d’une autre façon : dans cette famille normalement religieuse
elle est en train de raviver les contraintes. Elle fait ostensiblement les cinq prières
et un matin il y a mutinerie à bord...
Osman me prend à témoin :
-« Qu’est ce que tu en penses, toi ? Est ce que cette petite folle a le droit de venir
me réveiller avant l’aube pour aller dire des prières alors que je viens de rentrer
d’une virée avec mes copains ? »
Khady me regarde d’un air interrogateur avec des yeux qui fulminent :
-« Qu’est ce qu’il dit ce chenapan ? »
Je traduis en Italien...
-« Monstre d’un monstre –s’écrie-t-elle en Italien – tu ne vas quand même pas
t’imaginer que moi qui suis une femme enceinte, moi, je vais me lever pour dire
les prières et toi qui es un homme, jeune et paresseux tu ne vas pas te lever pour
dire les prières ? Tu vas voir ça mon ami !... »
Bon, ça promet... ils ne savent pas encore ce que signifie la conviction d’une
convertie...

Pendant que je suis ici, je voudrais aller visiter deux sites historiques importants.
Un matin Osman et moi partons pour visiter Murree, qu’on prononce Marie...
Une légende raconte qu’après la crucifixion les disciples de Jésus l’ont soigné et
qu’ensuite il est parti vers l’Orient pour enseigner dans un monastère bouddhiste à Leh dans le Ladakh et que Marie serait enterrée à Murree...
D’ailleurs il y a un sanctuaire et un mausolée...
Je voudrais aller le visiter... Mais ce garnement d’Osman embarque des copains
et un lecteur de cassettes ... Pendant tout le trajet j’ai droit à quatre énergumènes
qui se trémoussent au rythme de pop musique pakistanaise ...
Quand nous arrivons à Murree, je suis épuisée, ils se foutent pas mal des vielles
pierres et la seule chose que j’en obtiens est d’aller dans un beau restaurant boire
du thé et manger du cake...

Un autre jour, je lui demande d’aller à Taxila... mais sans ses amis... il rigole du
bon tour qu’il m’a joué mais c’est d’accord...
Taxila est un endroit extraordinaire : elle était une ville importante sur la route de
la soie. Elle possède des témoignages extraordinaires de l’époque bouddiste, du
passage d’Alexandre le Grand ou du règne d’Ashoka.C’est une des nombreuses
villes qui pourrainet faire du Pakistan un paradis pour le tourisme.
Osman et moi nous arpentons le site en long et en large... Je suis abasourdie !
Puis nous allons nous attabler dans un restaurant. C’est l’occasion pour Osman
de tâter le terrain pour voir s’il peut me parler franchement:
-“Dis-donc, mon frère Sayed, là-bas chez vous, il est en train de bien faire son
beurre...?”
-“Ecoute, honnêtement, je ne sais pas grand chose de ton frère. Au début qu’il était là, je l’ai rencontré plusieurs fois, mais actuellement je ne le vois pratiquement plus...”
-“Mais il a envoyé des photos... cette grosse bagnole rouge...”
-“Oui, je sais c’est moi qui ai fait cette photo...” Je ne sais pas si je dois me taire
ou si je dois lui dire la vérité...
-“Cette voiture n’est pas la sienne... On l’a vue, parquée dans la rue et il a voulu
la photo pour te l’envoyer...”
-“Mais il gagne bien sa vie puisqu’il envoie tout cet argent...”
-“De cela je ne sais absolument rien...”
-“Et si moi je viens vivre chez vous, je pourrais gagner autant d’argent?”
-“Je n’en sais rien, ce que je peux te certifier c’est que pour pouvoir travailler
chez nous tu as besoin d’un permis de séjour, d’un permis de travail et de diplômes agréés par la Suisse... Je te l’ai déjà expliqué. A ce que je sache, ton
frère n’a rien de tout cela et je ne sais absolument rien de ses affaires ...”
Osman me regarde étonné...
-“Je n’y comprends rien...”
-“Honnêtement, moi non plus...”
-“Mais comment se fait-il que Rita se soit convertie? Tu as vu ça cette scène qu’elle m’a faite avec ses prières? Mais qu’est-ce qui lui prend à Sayed? Ici il
n’allait jamais à la mosquée... Ma mère s’en plaignait mais ça lui était égal... et
là...”
-“Moi non plus, je ne comprends pas... maintenant il s’habille à la pakistanaise et
il va à la mosquée en Italie... d’ailleurs je ne comprends pas comment il ose
traverser la frontière... chaque vendredi il risque de se faire arrêter... Il dit que
là-bas il est en contact avec des musulmans...mais il pouvait être en contact avec
des musulmans chez nous sans devoir aller en Italie... Je n’y comprends rien et
je ne sais pas t’en dire plus...”
Osman secoue la tête d’un air dubitatif.

Sur le chemin du retour nous nous arrêtons à un marché pour acheter des châles
pour les femmes de la maison: l’hiver approche et ici on ne met pas de manteaux
mais on s’emmitoufle dans des châles qui sont de véritables couvertures...

La fin de mon séjour approche. Nous devons nous décider à aller prendre contact avec la doctoresse que Sayed conseille... Osman téléphone pour prendre rendez-vous.
Khady, la maman, Osman et moi allons à l’adresse indiquée.
L’endroit n’a rien des hôpitaux spacieux et lumineux auxquels nous sommes habitués en Suisse... Les pièces qui font office de “salle de travail” sont exigües
et manquent de fenêtres... La salle d’accouchement par contre est très moderne
et parfaitement équipée. L’hygiène est rigoureuse.

La doctoresse est une femme grande et opulente... elle a une chevelure léonine
avec des reflets roux, un maquillage évident et elle porte des bijoux imposants...
Elle aussi, c’est une maîtresse-femme. Sayed m’a raconté qu’il n’a jamais eu aussi peur que de ses profs féminins... ça se comprend... Ces femmes pakistanaises ne sont pas des mauviettes... Un jour, en entrant au Shalimar, j’ai vu la gouvernante en train d’engueuler l’homme à tout faire, au beau milieu du hall,
parce qu’il avait passé la serpillière et pas assez rincé ce qui avait laissé des
traces... D’un air tout penaud, le malheureux était allé prendre un autre seau d’eau pour recommencer son travail...
Ici, madame le docteur ne blague pas non plus, elle a une expression très sérieuse...
Khady me pose de nombreuses questions que je traduis en Anglais, la doctoresse
répond et je retraduis... puis elle commence à montrer des signes d’impatience...
-“Mais enfin je ne comprends pas que votre copine vienne accoucher ici au
Pakistan alors que nous on irait accoucher en Suisse... Vous avez les hôpitaux
les plus modernes du monde, qu’est-ce qui lui passe par le crâne ?”
-“C’est qu’ici elle est dans une vraie famille...”
Le visage de la doctoresse s’illumine d’un grand sourire...
-“Yes... this I can understand...”
Elle prend Khady par les épaules...
-“Dites-lui que tout se passera bien...”
Puis elle donne un premier rendez-vous pour un premier examen...

Mon séjour touche à sa fin... Demain, mon avion part pour New Delhi... Le soir nous partageons encore le repas... Quand les parents se retirent, je leur fais mes adieux et comme le font leurs enfants, je m’incline pour toucher les pieds de la maman en signe de respect.
-“Non, non, ma fille” – me dit-elle ... elle me prend dans ses bras et m’embrasse... Ses yeux sont humides... Le papa aussi me prend dans ses bras...
Nous pensons à Jasmine...
Les sœurs m’embrassent, les deux chenapans aussi... Rita-Khadidja est très émue, elle dit qu’après mon départ elle va se sentir plus seule... Je ne le crois pas car elle commence déjà à s’exprimer en Urdu... ce n’est pas de la littérature et tout le monde rit et la corrige, mais elle se fait bien comprendre... Qu’ils se méfient des eaux dormantes...

A suivre...

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