« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (6)

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Chapitre I (6)

La nourriture est vraiment réduite à “un piatto di minestra”... du riz, des lentilles et un peu de thon... du thé sucré... La nuit, la température descendra jusqu’à moins 17°C... dans ma tente méditerranéenne... Maintenant que je suis installée, je n’ai pas trop froid... De jour mon thermomètre s’arrête à 50°C parce qu’il ne va pas au-delà... De temps en temps on entend craquer le glacier... et régulièrement des éboulements de glace et de rochers...

Une nuit, il fait vraiment très froid. Deux alpinistes de l’Allemagne de l’Est m’invitent dans leur tente. Nous sommes serrés les uns contre les autres et pendant que nous dégustons leur massepain de Dresde, nous parlons de faire l’amour, mais il fait trop froid pour le faire... Par contre nous rêvons d’une baignoire avec de l’eau chaude, très chaude... oui... et avec de la mousse... oui... et avec du romarin... oh oui...

Je rencontre des gens que je connais et qui ont de la peine à me saluer, comme si ma présence les dérangeait. J’observe des comportements choquants: certains sont vraiment fort arrogants envers les autochtones...

Le temps oscille entre très beau et très mauvais... et très froid...pluie, neige, brouillard... et pendant tout ce temps les alpinistes sont en paroi...
Ceux qui sont au camp trompent l’inquiétude... quelqu’un fait de la musique, un autre chante, un autre prépare des truffes...
J’ai longtemps cherché mes lunettes de soleil indispensables à cause de la réverbération... je suis assise dessus...

Pendant une nuit particulièrement difficile je ne parviens pas à respirer, ni à dormir... Je transpire, j’enlève tous mes vêtements. Au matin le médecin vient me voir, il m’apporte des gouttes miracle et le petit-déjeuner au lit... Puis, tout le monde vient prendre de mes nouvelles... à travers la toile de tente... « ça va ? »... Je fais du training autogène pour calmer ma tachycardie... de la méditation. Oui, oui petit à petit cela va mieux et puis de nouveau bien...
Quand je me lève, je vais dans la tente-mess où les porteurs s’empressent ... Ils me chauffent de l’eau pour me permettre de me rafraîchir et ils me font manger... toute une boîte de corned beaf puis un grand bol de café au lait avec une pile de biscuits... ça fait du bien... décidément « quelques petits biscuits » ne suffisent pas...
A midi un énorme spaghetti finit de me remettre en selle.

Les porteurs sont attentionnés mais se plaignent régulièrement d’être mal traités
par les Italiens...

Temps superbe... il a fait très froid... mon haleine s’est gelée sur mon duvet.

Un alpiniste s’éloigne avec trois porteurs pour aller ensevelir un porteur qu’ils ont trouvé mort sur la paroi... Un peu à l’écart de notre camp se trouve un cimetière où reposent plusieurs alpinistes...

Une énorme avalanche descend du Broad Peak et traverse tout le glacier ...

Un des alpinistes a décidé de prendre une douche : il demande qu’on lui chauffe des casseroles d’eau et ensuite il se place accroupi au soleil, presque entièrement nu, devant lui un seau d’eau froide et un d’eau chaude, il prend avec un bol un peu de chaque et se verse l’eau tiède sur la tête, se savonne, je lui « champoigne » les cheveux et ensuite lui verse lentement l’eau restante sur la tête pour qu’il puisse se rincer. Les porteurs nous observent, incrédules car des relations aussi intimes entre hommes et femmes, et en public encore bien, pour eux, c’est inimaginable et tout ça le plus naturellement du monde... ils sourient... Ces Européens quand même, quels drôles de types...

Je suis très seule, j’en profite pour méditer, observer, lire “Le Chemin des Nuages Blancs” du Lama Anagarica Govinda... J’ai voulu faire couleur locale et en fait je me suis trompée: ici ce n’est pas le Tibet bouddhiste, mais le Pakistan musulman...J’aurais du prendre des écrits de Mohammed Iqbal dont j’avais lu des poésies quand j’étais au lycée... D’ailleurs mon silence et ma solitude sont l’occasion de me remémorer non seulement la langue anglaise mais aussi ce que j’ai appris au sujet de l’islam ... cela aussi remonte au lycée... Surtout, j’ai replongé dans mes souvenirs d’enfance au Congo... et là, ça fait mal... très mal...

Autre aspect de la montagne... Certains prétendent qu’ici l’eau qui descend de 8000m est pure... Les autres rétorquent qu’elle charrie les restes des cadavres en putréfaction qui jonchent toute la paroi... Quelqu’un qualifie le superbe K2 d’amas instable de cailloux pourris...

J’ai appris, à mes dépens, une chose importante... Quand nous étions au Congo nous disions “les nègres puent le nègre” ... et les nègres disaient “les blancs puent le cadavre...” Depuis trois semaines je ne mange que du riz et des lentilles et mon odeur est devenue nauséabonde... On sent comme on mange, les déodorants n’y font rien... Ce n’est pas une question de négritude mais d’alimentation... Ben oui, on est ce qu’on mange... C’est pourquoi il existe des races différentes qui se sont adaptées aux différentes conditions géographiques, à la chaleur, au froid et à l’alimentation disponible... Selon l’intensité du soleil, on a des couleurs différentes, un métabolisme différent, des comportements différents parce qu’on vit dans des conditions climatiques différentes...
Mon odeur me dégoute, je me dégoute moi-même et quand, au cours de la descente, nous passerons près des sources d’eau sulfureuse je m’y plongerai avec bonheur... L’odeur du souffre qui rappelle les œufs pourris sera un soulagement ... A Skardu je passerai un long moment sous la douche, même froide et ensuite j’irai m’acheter d’autres vêtements et... un petit flacon de parfum au jasmin...
Pour le moment je pue, terriblement !

Le jour de mon départ approche.
Un matin les alpinistes sont descendus, l’un d’eux a reçu des cailloux sur la tête, il se sent mal... Les autres ne manquent pas d’ajouter leur grain de sel critique...
Pour monter à 7000m il faut être en bonne santé, ne pas boire, ni fumer, être habillé en conséquence, être entraîné, etc.
Bref l’accident, qui quand même inspire des inquiétudes, est l’occasion de lâcher toutes les tensions, de se défouler...
En 1976 j’avais entendu des grimpeurs dire qu’ils allaient aux Grandes Jorasses « et si ça va pas on appelle l’hélico... » Ici il n’y a pas d’hélico... tout d’abord parce qu’il n’y a que les hélicoptères militaires et ensuite parce que la qualité de l’air n’est pas favorable à ce genre d’engins...

Un trekking part et je redescends avec eux... il neige fort et les porteurs parlent même des premiers nuages de l’automne... Nous nous égarons et errons au milieu de crevasses que nous avions évitées à la montée.

Pendant la descente nous ne suivons pas le sentier de la montée et bivouaquons dans d’autres endroits. Maintenant je remarque les tas d’excréments humains autour des murets qui servent d’enclos dans lesquels les porteurs se réunissent pendant la nuit. Forcément : des dizaines de personnes se sont arrêtées ici... Il s’en dégage une puanteur fétide qui fait vomir... De nombreuses personnes ont souffert de diarrhées ou d’hémorroïdes sans doute à cause des imprudences alimentaires, de l’excès d’épices, de bactéries ou même d’amibes... Un de nos
compagnons a le fond de son pantalon ensanglanté et les porteurs le regardent avec curiosité... Bref une réalité qui, elle non plus, n’a pas droit de cité dans les albums en papier glacé...

Je me sens vraiment bien et marche facilement malgré la pluie. La nuit, le vent est violent, puis le grand beau s’installe. Quand nous partons, le jeune aide cuisinier prend la tête du groupe, par hasard je le suis, il trouve cela amusant et accélère, mais je suis en forme et ne le lâche pas...
Au camp les porteurs tuent une chèvre... je ne parviens pas à en manger... je reçois 3 assiettes de riz avec du ketchup... j’ai faim et je flageole...
Il reste 6kg de patates pour 3 jours et 12 personnes...

Nous prenons la route haute et au-delà de Askole, cette fois nous trouvons les sources chaudes de Hoto... Nous nous déshabillons, hommes et femmes ensemble, sous le regard ahuri des porteurs... et nous nous y plongeons... c’est une merveille.

Finalement nous arrivons à l’endroit où les porteurs seront payés, nous allons nous séparer. Les trekkistes leur donnent leurs vieux vêtements, sales, même déchirés... Je trouve cela humiliant, mais ils acceptent...

A suivre...

 

Un commentaire

  1. Posté par silvanaC le

    Je vous remercie Mme Lauwaert, de mettre gracieusement votre livre à notre disposition! Chaque « épisode » est un plaisir! Vivement la suite! 😀

Et vous, qu'en pensez vous ?

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