Les habits neufs du mal.

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Impossible de comprendre le vingtième siècle sans prêter attention au drame du judaïsme. La Shoah, d’abord, qui ne concerne pas que les Juifs puisque c’est aussi un événement nouveau dans l’histoire. Pas seulement un massacre comme il y en a eu des milliers, mais un massacre industriel. Pas seulement quelque chose qui est arrivé pour disparaître ensuite, mais un nouveau symbole de la condition humaine. Nous savons, après Auschwitz, que nous pouvons, à large échelle, être traités comme des choses, que la modernité n’est pas seulement le siècle des Lumières, mais aussi le siècle des Ténèbres. Ou encore que la promesse d’un monde meilleur peut devenir le portail de nouvelles horreurs. Tel est, dans la garde-robe de Satan, le premier costume du mal. Il y en a un deuxième.

En effet, parallèlement à la Shoah s’est joué un autre drame, celui des Juifs engagés dans la Révolution mondiale et qui ont fini par être broyés dans la machinerie du communisme en même temps que les koulaks, les soi-disant espions et autres victimes de la police secrète soviétique. De cette police, ils faisaient souvent partie, avant d’être envoyés ad patres par des sbires de Staline qui, à leur tour, seraient broyés. Pour avoir une idée de ce broyage, tournons-nous vers une déclaration de Nicolas Yejov faite en 1938, la veille de son exécution : « je me suis battu honorablement contre les ennemis du parti. J’en ai exterminé 14 000. Mon regret est que j’en ai purgé si peu. Tout autour de moi, il y avait des ennemis du peuple. Dites à Staline que je mourrai avec son nom sur mes lèvres ».

Peu après cette incroyable imposture que fut la révolution bolchevique, un groupe de Juifs la dénonçaient en 1923 à Berlin. Paraphrasant Karl Marx, ils appelaient les « Juifs de tous les pays » à résister au bolchevisme et à admettre que les Juifs avaient commis un « péché amer » en participant à cette révolution.

Pourquoi un « péché amer » ? Parce que la participation des Juifs au coup d’Etat de Lénine puis à la mise en place de ce régime monstrueux que fut l’URSS, a été très élevée, avant qu’ils ne fussent eux-mêmes liquidés. Des jeunes femmes, des jeunes hommes, sortant d’un ghetto qu’ils avaient pris en horreur, n’avaient rien de plus pressé que de rejoindre les rangs des révolutionnaires. De la culture absorbée puis rejetée dans ces ghettos, ils avaient toutefois gardé une espérance messianique, c’est-à-dire l’attente fiévreuse d’un nouveau monde où coulerait le miel d’une société sans classes, sans discrimination et sans antisémitisme. On ne peut les blâmer d’avoir cru à la révolution.

Plus encore que les intellectuels russes, les Juifs ont aspiré à un changement radical de leurs conditions de vie. Un russe n’envisageait pas la révolution comme une occasion de se débarrasser de tout ce qui faisait de lui un Russe. Un Juif si !

Ce désir d’un changement radical n’avait rien à voir avec une question de race, mais tout à voir avec une question de culture. Le dégoût que les jeunes Juifs russes éprouvaient envers leurs ancêtres était tel qu’ils ne pouvaient envisager de s’en libérer autrement qu’en coupant le cordon ombilical qui les faisait se sentir prisonniers du shtetl, du Talmud, des tephillins ou phylactères. Nous avons une déclaration de Trotski qui illustre. le dégoût éprouvé par les révolutionnaires juifs pour leur vieux ghetto : « c’est d’un violent coup de barre que je me suis arraché à l’instinct d’acquisition et à l’univers petit-bourgeois de mon enfance ». Chaim Weizman, premier président d’Israël, écrivait à Théodore Herzl en 1902 que le radicalisme russe ne peut tout simplement pas être compris sans la « révolte des enfants juifs contre leurs parents ». Cette révolte n’était pas celle de doux soixante-huitards. Le même Chaim Weizmann précisait en effet que la fièvre de libération qui s’était emparée de ces enfants (moins de 17 ans) était telle qu’elle constituait un spectacle effrayant, incompréhensible pour les sionistes d’Europe occidentale. Effrayant parce qu’il semblait préparer ces « enfants » à un véritable sacrifice de soi, à une immolation permettant d’accéder enfin à une liberté totale par suppression de toute limite. Les grandes purges organisées par Staline en 37-38 allaient faire proportionnellement plus de victimes chez les Juifs que dans d’autres groupes ethniques. Des victimes prêtes à s’immoler, justement !

Ce n’était pas la première fois que de jeunes Juifs aspiraient à se libérer. Dans un livre publié en 1967, Samuel Brandon évoquait la possibilité que Jésus ait vu, encore enfant, des Zélotes, ces révolutionnaires juifs du premier siècle, marcher au supplice avec fierté et noblesse. Ce spectacle l’aurait profondément ébranlé, comme s’il avait deviné que pour goûter à la vraie vie ou liberté, il fallait passer par la mort. Nul doute que les bolcheviques de la première heure furent prêts, eux aussi, à marcher au supplice pour la plus grande gloire du parti, ce fourrier d’un nouveau monde.

Raymond Aron s’est souvent demandé comment les bolcheviques s’étaient effondrés devant Staline en avouant tout ce qu’on voulait leur faire avouer. La réponse est que leur soif de liberté était si forte qu’ils étaient prêts à se sacrifier pour faire avancer la locomotive du parti qui allait tout écraser, la tradition, les races, les nations. Pas de demi-mesure, car c’était toute l’humanité qu’on allait libérer de ses chaînes. Comme le note Yuri Slezkine, l’idéal révolutionnaire prévoyait la fin de toutes les distinctions, la « fusion du corps et de l’esprit,  de la ville et de la campagne, des étrangers et des autochtones… toutes les nations et tous les États allaient être abolis. La question juive s’évanouirait, comme toutes les questions que l’humanité s’est posée. »

Les intellectuels juifs n’ont pas utilisé la révolution pour promouvoir le judaïsme. Ils ont prévu de s’y dissoudre, eux avec toute l’humanité, pour passer des ténèbres à la lumière. David Ben Gourion écrit à sa femme en 1918 qu’il ne veut pas, pour elle, « un bonheur bon marché, séculier, rétréci. … » Il veut la faire parvenir à un sommet d’où elle pourra contempler un nouveau monde de joie et de lumière où son existence sera glorieuse et se déroulera dans un suprême bonheur. Ben Gourion ne semble pas s’être demandé si l’on peut à la fois goûter à ce bonheur et rester dans un corps mortel. Ses contemporains, eux, ne se le demandèrent pas non plus mais pressentirent, juste avant de recevoir une balle dans la nuque ou de mourir dans les solitudes glacées de la Kolyma, que l’éternité de joie promise par le communisme exigeait que l’on se sacrifiât ou que l’on fût prêt à être exterminé.

Ce qui se dégage des luttes et souffrances des Juifs de l’Est est qu’ils ont été à la fois agents et victimes des mouvements révolutionnaires. A eux ne s’applique pas cette vision typiquement occidentale de Juifs victimes et seulement victimes du mal au vingtième siècle. Le deuxième costume que l’on trouve dans la garde-robe de Satan est que les victimes des régimes totalitaires  ont d’abord été les artisans de ces régimes, sans comprendre ce qu’ils faisaient. Ce premier rôle d’agent du mal et ce deuxième costume dans la garde-robe de Satan, rien ne l’illustre mieux que cette observation effarée de Iakov Abramovich Bromberg dans son livre The West, Russia and the Jews. Il voit un soldat juif devant un prisonnier des bolcheviques. Ce soldat, autrefois amant de la liberté, est devenu un tyran détenant un pouvoir despotique et arbitraire. Il va faire  subir à ce prisonnier un interrogatoire à la fois terrible et dénué de sens, l’accusant d’espionnage économique et autre crimes fantaisistes. Soudain Bromberg réalise que ce que ce soldat a été autrefois un farouche opposant à la peine de mort, une âme sensible ne supportant pas qu’on égorgeât un poulet sous ses yeux. Et maintenant, avec son blouson de cuir et son pistolet, il a perdu toute trace d’humanité. Il est déterminé à accomplir un bon boulot dans les caves de la police politique (balle dans la nuque pour les ennemis du peuple).

Le nouvel habit du mal est ce blouson en cuir porté par un individu si ardemment révolutionnaire qu’il est prêt à tout pour faire jaillir la lumière dans les ténèbres de l’histoire. Lucifer, rappelons le, est celui qui promet de la lumière, rien que de la lumière, attirant ainsi tous les tendres éphémères qui croyaient voler sans se brûler. Pour faire triompher une émancipation universelle, le blouson de cuir s’est métamorphosé en un monstre.

Souvenons-nous de ce qui l’a motivé : le projet d’une émancipation universelle. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui sont motivés par un tel projet. Gardons-nous de les suivre ou de les encourager. Rappelons-leur que nous ne savons pas vraiment qui nous sommes et que tel qui paraît être un ange aujourd’hui pourrait être un démon demain.

Jan Marejko

Notes.

Les citations sont tirées de l’ouvrage de Uri Slezkine, The Jewish Century, Princeton University Press, 2004. Le livre de Samuel Brandon s’intitule Jesus and the Zealots et peut être lu en parallèle avec celui Reza Aslan, Zealot, New York, Random House, 2013. De Iakov Abramovich Bromberg, il faudrait lire The West, Russia and the Jews, mais je n’ai pu me le procurer. Sur la Kolyma, équivalent d’Auschwitz à l’Est selon Gustaw Herling, on peut lire Chalamov  et aussi Nicolas Werth.

Un commentaire

  1. Posté par Jones Simon le

    Merci M.Marejco pour vos textes. Ils m’ont beaucoup fait réfléchir et permis d’enrichir mon opinion sur certains sujets.

    L’Enfer est pavé de bonnes intentions. Voilà une maxime qui rejoint votre publication.
    En effet, je pense qu’il est facile de se laisser tromper par de bonnes intentions qui au final amènent sans s’en rendre compte, à petit pas, à commettre des atrocités ou à aider à les engendrer. Tout le monde peut être trompé et finir comme ce soldat en blouson de cuir à agir complètement à l’opposé des valeurs qu’il défendait auparavant (comme la révolution Russe, le Nazisme bien sûr, mais aussi la révolution Française, qui ont suivi la même évolution). Des régimes qui ont effectivement profités de ces règles « systémiques ». Le point commun entre ces régimes ? Je retiendrais le rejet viscéral de tout ce qui approche de près ou de loin la religion. Adolf Hitler rejetait tout ce qui avait trait aux religions et spécialement le message de Jésus Christ, l’Islam étant la seule exception des 3 principales religions monothéistes : en effet, il vouait une grande sympathie à l’Islam, et se sentait en grand affinité avec Mahomet.

    Je pense en effet que l’homme a besoin de chablons, de bases sur lesquelles s’appuyer, sans quoi il finit par rechercher ces bases ailleurs et souvent dans de tels régimes politiques ou sociaux, qui viennent combler ce manque.

    Je pense personnellement que si l’on prend des religions, les enseignements, sans forcément se laisser « endoctriner » par leurs « dirigisme », c’est à dire obéir aveuglément à ceux qui chercheraient à les utiliser, nous pouvons combler ce manque, et ne serions pas poussé à rejoindre des régimes politiques qui ne sont au final que des « religions » de substitution (athéisme, écologie, communisme, multiculturalisme, mondialisme, etc…). Des religions de substitutions qui risquent bien de mener à des atrocités, de la perte de liberté et éloigner encore plus de ce fameux bonheur qui parait-il est, ou devrait être, atteignable sur cette terre.

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