Une mitzva venue d’Auschwitz

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Pourquoi vivre dans ce monde si ce monde va à vau-l’eau ?  A quoi bon s’efforcer de ramer quand le courant nous emporte irrésistiblement vers les chutes du Niagara ?  C’est alors qu’on est tenté de fermer les yeux et de se réfugier dans des rêves ou sur une plage des Caraïbes pour ne plus se sentir dériver, pour ne plus se sentir emporté par l’absurdité du monde, par des fleuves de sang qui s’étalent d’Auschwitz à la Kolyma. Confortable sur son petit nuage, on arrive parfois à se convaincre qu’on est heureux ou que les chutes du Niagara ont disparu. Mais c’est difficile et c’est surtout une attitude qui est aux antipodes de celle des Juifs et des Chrétiens, en bref de celle de l’Occident pour qui l’histoire n’est pas chose négligeable, chose qu’on puisse oublier avec un petit nuage. Dans le reflux du christianisme et les épouvantes provoquées par l’absence de sens dans l’histoire et nos vies, plusieurs doctrines sont apparues qui prétendaient apporter du sens comme le communisme ou, plus tard, le progrès.

Dans son dernier livre[i] Alain Besançon parle de la mitzva d’Auschwitz, paraphrasant le 614ème commandement (mitzva) du philosophe juif et rabbin Émile Fackenheim : « N’accorde pas à Hitler une victoire posthume ».[ii] La lui accorder, ce serait estimer absurdes nos efforts, nos engagements et nos serments ici-bas. Hitler aura gagné si nous croyons que notre histoire sur cette terre n’a aucun rapport avec ce qui pourrait la dépasser. Hitler aura gagné si notre vie paraît absurde et nos actions ne conduire nulle part. Hitler aura gagné si nous cessons de ramer et prétendons que les chutes du Niagara n’existent pas. Les prophètes d’Israël n’ont eu de cesse de lier l’événementiel à une mystérieuse présence qui nous veut du bien et qui échappe à nos petits calculs ou angoissées prévisions. Ce que faisait Israël ne se déroulait pas dans le vide mais, au contraire, était lié à un ailleurs métaphysique que les prophètes appelaient de divers noms, Dieu, l’Éternel, Adonaï, Elohim.

Si Israël, les nations et finalement chacun d’entre nous, envisageons notre existence comme une palpitation stochastique qui a commencé par hasard et se terminera par hasard, Hitler aura gagné. Au-delà d’Israël, Hitler aura gagné si les nations, elles aussi, n’envisagent plus leur existence que comme une adaptation au monde sans référence à ce qui pourrait être hors du monde. Résister à Hitler, ce fut vaincre ses armées, mais le Führer pourrait encore gagner si nous nous résignons à vivoter, comme écrasés par les horreurs « auschwitziennes » qui pourraient de nouveau survenir. Vivre, ce n’est tout de même pas trembloter quotidiennement sous une couche d’assurances maladie ou sociale pour pousser nos sacs de peaux jusqu’au bord de la tombe. Quel individu, quel peuple, pourrait faire de ce tremblement un idéal ? Et pourtant c’est bien cet idéal qui s’esquisse dans la leçon que certains tirent d’Auschwitz.

Qu’ils soient juifs ou non, qu’ils s’appellent Fackenheim ou Besançon, nombreux sont ceux qui estiment que cette leçon est perverse et que nos existences méritent infiniment plus qu’une survie. Pour eux, il s’agit de ne pas se résigner à ce courant qui, croyons nous, nous entraîne vers les chutes du Niagara. Pour eux, il s’agit de retrouver une espérance qui ne soit pas fondée sur une vie protégée mais sur La Vie. Pour eux, enfin, il s’agit de trouver une nourriture qui ne soit pas une nourriture terrestre.

Au-delà d’Auschwitz et de toutes les horreurs du totalitarisme, des génocides, des exterminations, il y a autre chose que la mort. Se résigner à gérer sa vie mortelle le mieux possible avant cette mort, c’est donner raison à Hitler. Il appelait ses contemporains à lutter pour faire briller cette vie mortelle et certes, il voulait que cette lutte fût armée et glorieuse pour une race supérieure, alors que nous, nous voulons nous battre pacifiquement pour une vie simplement meilleure et pour tout le monde. Mais finalement, cela revient au même. Dans les deux cas, il s’agit en effet de s’installer ici-bas le mieux possible, soit par la guerre, soit par la croissance économique.

La perte d’une présence mystérieuse qui donne sens à nos actes, voilà donc ce qui donnerait à Hitler une victoire posthume. Conclusion de nombreux rabbins juifs et aussi de penseurs chrétiens comme Alain Besançon ! Ils nous encouragent à vivre une vie qui ne se réduise pas à de consuméristes palpitations. La vraie joie, ce n’est pas, comme saint Paul l’a une fois observé, boire et forniquer pour oublier l’absurde de l’existence mais l’inscrire, cette existence, dans un souffle venu d’ailleurs.

Auschwitz, symbole de la Shoa, a obsédé et obsède encore les communautés juives. Pas seulement elles, car c’est toute la conscience occidentale, christianisme inclus, qui vacille sous le choc. Et aussi grave que le choc, il y a l’enjeu spirituel auquel Auschwitz nous confronte : comment continuer à croire que nous, les hommes, allons quelque part après les chambres à gaz et les fosses communes ? Notre vie n’est-elle pas qu’un insignifiant cabotage des rives d’une  naissance insignifiante à celles d’une mort qui l’est tout autant ? Dans « Nuit » d’Élie Wiesel, un « kapo » dit : « Chacun vit et meurt pour lui-même, tout seul. »[iii] De cette phrase terrible peut naître un culte pervers de la mort, une sidération devant l’horreur, un goût morbide pour un long gémissement devant des fosses communes.

Si le culte idolâtre de la Shoah s’imposait définitivement, il coïnciderait avec l’absurdité  d’une vie où il faudrait seulement vivre pour vivre. Et si nous donnions dans ce culte, nous nous installerions définitivement dans une existence où il ne s’agirait que de ruminer notre finitude. Une existence où nous essayerions de godiller dans nos espaces consuméristes attrapant nos bonbons selon les rythmes de nos publicités. L’idée de nos ancêtres selon laquelle nos vies s’inscrivent dans un contexte plus large qu’un parcours terrestre,  apparaîtrait grotesque. C’est alors qu’on entendrait partout répétée une question comme : « L’Éternel, c’est quoi ça ? ». Et parallèlement un encouragement du genre : « Allons donc, souriez, tout ce qui nous reste à  faire, c’est survivre avec droits de l’homme, acquis sociaux et bonne croissance. Croyez que notre avenir sera radieux !»

Mais survivre confortablement, est-ce vivre ? Comme l’a souligné Michael Goldberg,[iv] une certaine interprétation de la Shoah nous invite à le croire.  Un survivant ne prie pas.[v] Il ne lui reste que sa vie pour laquelle il implore quelques années ou quelques droits humains de plus. Un survivant ne s’inscrit ni dans le passé, ni dans le futur. Au mieux il consomme après avoir lu consciencieusement une notice d’emballage.

Si nous nous métamorphosons en survivants, alors oui, Hitler aura gagné et nous estimerons grotesque l’idée d’un Dieu concerné par ce que nous faisons ou ne faisons pas.

En 1953, le philosophe juif Martin Buber publie, en allemand, un ouvrage auquel il donne le titre Gottesfinsternis, traduit en français par Eclipse de Dieu.  Le mot français est meilleur. Une éclipse ne signale pas la disparition du soleil,  mais sa temporaire absence. De Dieu pour Buber ! A Auschwitz ! Malheureusement, la religiosité shoïque ne l’a pas vu. On peut définir cette religiosité comme l’obstination à voir dans les ténèbres d’Auschwirz un point final, quelque chose d’indépassable. Pourquoi pas ? Mais il faut savoir alors que si tel est le cas, nous sommes entrés dans un monde où seule compte la survie. De la survie à la victoire du plus fort, le pas est vite franchi. Lorsqu’il l’est, c’est de nouveau la victoire posthume d’Hitler. La religiosité shoïque est aujourd’hui devenue une menace, pour Israël comme pour le reste du monde.

Reste cette question lancinante : comment croire que Dieu est présent parmi nous puisqu’il a laissé faire les petits et grands démons du totalitarisme ? Les prophètes de l’Ancien Testament expliquaient les malheurs d’Israël en montrant qu’ils étaient une juste punition pour des comportements intolérables aux yeux de l’Éternel. Mais là, avec la Shoah, cette explication tombe en quenouille. Comme dit Alain Besançon, « aucun péché d’Israël ne peut être mis en balance avec la Shoah ». Ce n’est pas tout à fait exact puisque, comme cet auteur le dit d’ailleurs lui-même, certains rabbins ont vu dans la Shoah une punition pour lsraël qui n’a pas su résister à la tentation de la sécularisation contenue dans le siècle des Lumières. Mais même dans ce cas, il y a une telle disproportion entre la faute et la punition que l’explication traditionnelle du malheur par des péchés antérieurs ne tient pas.

Le plus grave, pour Alain Besançon et bien d’autres, est que la Shoah fait l’objet d’une sorte de culte dans les effusions sentimentales de la nouvelle religiosité shoïque. L’une des plus terribles histoires sur Auschwitz est celle de ces détenus qui, dans un matin gris et glacial, sont forcés d’assister à des pendaisons, dont celle d’un enfant. L’un de ces détenus, effondré, murmure à l’oreille de son voisin : « Où est Dieu pour laisser faire ça ? » Le voisin répond qu’il est là, devant lui, dans cet enfant qui agonise sous la potence.

A partir de cet enfant, on peut construire un culte avec larmes sur la mort des innocents et dénonciation d’un monstre tueur d’enfants. C’est ce qu’a fait le rabbin Balfour Brickner. Pour lui, la fumée des chambres à gaz signale que l’Alliance du Sinaï a été dissoute. Culte étrange durant lequel la mort et non la vie est chantée. En fait, ce n’est plus vraiment un culte. En tout cas ce n’est pas un culte chrétien où la mort est indissociable de la résurrection. Et ce n’est pas non plus un culte juif où l’Éternel a conclu une Alliance avec son peuple.  Après tout, les massacres abondent dans l’ancien Testament. Les prophètes ne les ont jamais considérés comme des signes que Dieu s’éclipsait définitivement, qu’il abandonnait l’homme à l’homme. On dira que la Shoah est un massacre incomparable. Peut-être, mais le montrer, comme a essayé de le faire Steven Katz, est une entreprise hasardeuse, un labeur infini.[vi]

La mitzva venue d’Auschwitz a un double visage, comme Janus. D’un côté elle nous commande de ne pas laisser le dernier mot à Hitler. De l’autre, elle nous dit juste le contraire. Tantôt il s’agit de lutter contre le courant qui nous emporte vers le Niagara – tantôt il s’agit de ranger les rames et de se laisser porter vers les chutes de l’apocalypse. A chacun de choisir.

Jan Marejko, 7 août 2015

 

[i] Alain Besançon, Problèmes religieux contemporains, de Fallois, 2015

[ii] Emil Fackenheim, God’s Presence in History: Jewish Affirmation and Philosophical Reflections

(New York: New York University Press, 1970), 84.

[iii] Élie Wiesel, Night, Bantam Books, p. 105. Ma traduction.

[iv] Michael Goldberg, Why Should Jews Survive? New York: Oxford University Press, 1995

[v] Jonathan S. Woocher, Sacred Survival: The Civil Religion of American Jews (Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press, 1986), p. 77.

[vi] Steven T. Katz, The Holocaust in Historical Context, vol. 1: The Holocaust and Mass Death before the Modern Age (New York and Oxford: Oxford University Press. 1994).

6 commentaires

  1. Posté par Vivi le

    La triste et horrible conclusion est que personne, mais vraiment personne à part quelques Justes parmis les Nations, ne s’est guère souciés des assassinats / exterminations de masse des juifs, des homosexuels, des gens du voyage, etc … Et cela est une des grandes leçons d’ Auschwitz qu’il faut retenir … D’ailleurs aujourd’hui, qui se soucie des assassinats, persécutions extermination des Chrétiens, Juifs et homosexuels, etc par les musulmans nazi-islamistes en Orient qui perdure depuis des années déjà ? Qui ?

  2. Posté par fergile le

    Parlant récemment à un jeune Français (18-20 ans) de la seconde guerre mondiale, et tentant d’engager une discussion sur ce genre de sujet, j’ai eu le plaisir de l’entendre me dire « Moi, la seconde guerre mondiale, je n’en a rien à battre ».
    Il sera de plus en plus difficile aux vainqueurs de la seconde guerre mondiale d’exiger la repentance des descendants des vaincus.
    Car si même François Miterrand osa dire qu’il en avait marre, vous pouvez imaginer ce que ressentent ceux qui sont nés après sa mort: rien à battre!

  3. Posté par Michel de Rougemont le

    Pourquoi nos actions devraient-elles nous conduire à quelque part ?
    Hitler prônait le Reich millénaire… heureusement que ça n’a duré que 12 ans.
    Poussières de l’univers et n’y comprenant pas grand chose nous désirons croire, en un destin merveilleux pour nous réjouir, ou un paradis perdu pour nous lamenter et nous flageller.
    Sitôt que l’inexplicable apparaît il faut lui attribuer une cause mystérieuse, une autorité et un ordre venant d’ailleurs.
    Alors on accepte les crimes et les châtiments et on se promet un avenir d’autant plus radieux.
    Religion, politique, écologie: il semble bien que nous soyons les champions de nos illusions.

  4. Posté par Jan Marejko le

    Patrick Stocco : Nietzsche m’a toujours paru admirable et terrifiant. Il casse tous nos repères et c’est… bien. Mais il n’y a pas de socle chez lui.

  5. Posté par Patrick Stocco le

    Dieu est mort. Toute réflexion philosophique qui ne repose pas sur ce socle nietzschéen aggrave la pathologie dominante.

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