Le père, le saint esprit et les journalistes

Quand on me parle de réalité, je pense à Henry  Kissinger qui demandait quel numéro il pouvait composer pour avoir l’Europe au bout du fil. Personne ne pouvait lui en donner un. Et à moi qui voudrais avoir au bout du fil quelqu’un qui me dise ce qu’est la réalité, on ne donne pas non plus de numéro.

Donc, je ne sais pas ce qu’est la réalité, mais curieusement tous mes proches prétendent le savoir. Leur formule favorite est : « laisse-moi t’expliquer ! ». Quand j’entends ça, je me sens vraiment bête. Qu’il s’agisse de la réalité de Daech, de l’Europe, des États-Unis,  paf !, on m’explique. Une seule exception à ce jour, la crise grecque. Personne ne sait comment ça va finir. Mais c’est une exception. Sur tous les autres sujets, « on » connaît très bien la réalité et ce qui en découle.

Comme on m’a gentiment reproché de faire, dans mon dernier article, de la philosophie à la petite semaine, j’enfourche ma Harley Davidson métaphysique pour partir à la découverte du réel et je démarre. Dans un vrombissement !

Pour nous, pauvres mortels, il ne peut y avoir de  réalité qui si un esprit, proche de nous ou à l’intérieur de nous, est capable de nous envoyer des paroles. Pour accéder au réel, j’ai besoin de quelqu’un qui me dise ce qu’il est. Cet esprit, c’était le père pour Freud, le… saint esprit il y a bien longtemps. Comme il n’y a  plus de père aujourd’hui et que le saint esprit ne souffle plus guère sur les âmes, pratiquement n’importe qui se prétend capable de nous dire ce qu’est le monde ou le réel. La demande en chercheurs, experts ou « diseurs de réalité » explose. Sur ce marché, les journalistes se taillent la part du lion.

C’est toujours le discours d’un Autre qui, au départ, nous permet d’accéder un peu au réel. D’où la haine du père chez le fils qui en a marre d’entendre papa lui dire ce qu’est le monde. Il veut accéder à sa propre vision des choses. Il croit qu’il va pouvoir les regarder telles  qu’elles sont, sans parole, sans logos. C’est une illusion mais elle l’aide dans sa révolte.

Avec le temps, nous nous écartons  du discours du père, de l’Autre et des journalistes, pour développer un propos personnel et donc une vision moins standardisée du réel. Je commence à  me dire à moi-même ce qu’il y a autour de moi au lieu d’écouter un autre. Un peu comme si j’avais avalé l’Autre qui me disait ce qui est. Avec cet Autre en moi, je dialogue, alors qu’avant, je prenais ce qui m’était dit pour parole d’Évangile. Si je n’accède pas à un dialogue intérieur, je reste pris dans les rets d’un discours qui n’est pas le mien. Ma vision du réel n’est alors pas la mienne, mais celle d’une classe dominante, de la tribu des journalistes ou, comme c’était le cas hier, d’un père tyrannique. Quant au saint esprit, c’est une autre histoire.

Tout cela n’est encore rien. Pour mesurer ce qui est en jeu, il faut s’imaginer dans une situation où personne ne me dirait ce qu’il y a. Pas de père, pas de saint esprit et pas de journalistes. Je suis là, regardant les êtres et les choses comme une vache regardant passer un train. La vache regarde-t-elle vraiment passer le train ? Non ! Pour elle il n’y a pas de monde, pas de réalité. Comment, me demandera-t-on, osai-je prétendre savoir ce qui se passe pour une vache ? C’est la Harley-Davidson.

Pour qu’il y ait quelque chose, un monde autour de moi, mes yeux et mon cerveau ne suffisent pas. Il faut encore qu’il y ait un logos en moi. Si je ne suis pas relié par la parole à un esprit ou à un Autre, il n’y a rien. Sans cette parole je suis dans le néant. C’est le rapport à un autre ou à un « père » qui parle et moi qui lui répond qui me permet de voir un monde. Lorsque je me sens glisser dans le néant, hors de toute réalité, je me mets à chercher cet Autre, quel qu’il soit. La presse et les médias sont là qui me donnent l’illusion d’en avoir trouvé un. Tous les matins, aux terrasses des bistrots, les gens sont plongés dans la lecture des journaux. Ils cherchent à savoir où ils sont, dans un monde qu’ils ont perdu dans leur sommeil.

Pas de monde sans logos, qu’il vienne de moi ou d’un autre. L’essentiel est qu’il y ait quelqu’un qui parle. Boris Cyrulnik évoque ces enfants sans personne autour d’eux qui leur parle. Ils meurent.

Dans l’au-delà des paroles échangées, quelque chose s’esquisse qu’on appelle alors le réel. La parole est donc bien la condition nécessaire d’un accès au réel.

Ah oui, mais la science, elle, n’a pas besoin de paroles. Il est vrai que pour envoyer un satellite qui tournera autour de la terre, on n’a pas besoin de paroles mais de calculs qui s’appuient sur  la physique newtonienne. Pour agir techniquement, des propositions physiques et mathématiques muettes, pour ainsi dire, suffisent. Pour agir donc ! Mais pour comprendre, voire contempler le cosmos comme nous y invite Michel Onfray dans son dernier livre, ni la physique, ni les mathématiques ne suffisent.

Lorsque j’étais professeur de philosophie, je demandais à mes élèves de me dire quelque chose du cosmos. Silence ! Lorsque quelques bégaiements sortaient de leur bouche, ça provenait des fonds de tiroir de leur mémoire qui avait retenu des lambeaux de théorie. De contemplation, de vision émue des étoiles, de la lune, du soleil, point du tout ! Normal, on ne leur avait jamais parlé de la cosmique beauté du ciel. Aucun logos ne leur avait été donné pour leur permettre de vibrer à la présence de la création. On croit qu’il suffit de regarder pour voir. Eh bien non ! Parce que si les êtres et les choses ne nous sont pas rendus présents par une parole, on regarde sans plus rien voir, comme les vaches. Et lorsqu’on ne voit plus rien, on est dans le néant. Lorsque Carl Gustave Jung a rencontré des Indiens d’Amérique du Nord, ceux-ci lui ont dit que s’ils abandonnaient leur prière quotidienne pour saluer le lever de l’astre solaire, cet astre ne tarderait pas à disparaître. Une prière, c’est des mots, du verbe, du logos. Je peux témoigner du fait que, dans l’esprit de mes élèves, le soleil avait pratiquement disparu ou, pour mieux dire, leur était plus présent. Avec des mathématiques, on manipule tant bien que mal le « réel » - avec des paroles, on fait surgir une présence. Là où la parole meurt, comme essaie pitoyablement de le dire Jean–Luc Godard dans son dernier film, Adieu au langage, la réalité disparaît. Le cinéaste suisse est concerné puisqu’il tient à faire des images avec le réel. S’il n’y a plus de réel, parce qu’il n’y a plus de langage, il n’y a plus d’image du réel. Godard est dépassé par son sujet, mais il a vaguement pressenti quelque chose.

Le langage vient ainsi avant le réel. Les Modernes croient qu’ils voient d’abord des choses et ensuite traduisent en mots ce qu’ils ont vu. Ils se trompent. Pour voir quoi que ce soit, il faut avoir reçu ou développé un logos dans une relation à une ou plusieurs personnes réelles ou non. D’où l’universel succès de la démocratie en un âge nihiliste. Certes, la démocratie est souvent du bla-bla, mais elle laisse la porte ouverte à la possibilité d’un vrai « échange logal ».

Si vous ne comprenez pas cette expression d’ « échange logal »,  il ne vous reste plus qu’à faire une ballade en Harley Davidson.

Jan Marejko, 9 juillet 2015

 

8 commentaires

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    @Marker. aïe aïe aïe! Que chantez-vous là? Qui vous a filé couplets et refrain? Tenez, celui-ci par exemple: « … c’est de comprendre cette erreur de notre vivant, de la faire mourir en nous. » Comment allez-vous comprendre? Et par quel moyen allez vous faire mourir cette erreur en vous, sans vous foutre en l’air par la même occasion? D’ailleurs je n’ai pas souvenir que Jésus ait invité à faire cela. Et comment pouvez-vous vous « distancer de votre intelligence matérielle » sans devenir gaga?
    Lisez-donc Marie Balmary, « La traversée de l’Eden », et « La divine origine ». Marie est une chrétienne hébraïsante, versée en grec. Vous verrez, passionnante. J’ose dire qu’elle ouvre des portes. Vous imaginant sincère et honnête je crois que vous en recevrez beaucoup. Il n’y a pas qu’elle, mais une piste commence quelque part.

  2. Posté par Marker le

    @Pierre-Henri Reymond,

    « Dieu sait très bien que le jour où tu en mangeras tu sera comme lui, connaissant la réalité ». Ca n’a pas marché. D’ailleurs n’y a-t-il pas des gens qui prennent des hallucinogènes pour jouir d’une réalité augmentée et autres faribole »
    Mais cela a marché, au contraire !
    L’homme a voulu augmenter sa réalité en la faisant sienne et au profit de son seul bien-être.
    C’était le premier délire du surhomme, celui de notre époque étant le surhomme augmenté de sa technologie.

    Il a cru pouvoir se faire divin avec ses capacités humaines, au lieu de joindre sa réalité humaine avec la réalité divine selon le chemin qu’est venu ouvrir le Christ, et qui s’appelle lui-même: le Chemin, la Vérité, la Porte… du Réel.
    Et ce chemin c’est se distancier de son intelligence matérielle, ne pas se fier à ses sens, de ne pas les prendre comme ultime réalité.
    C’est justement cette intelligence matérielle et animale, celle du singe savant, arrivée à maturité qui nous tuera, ce qui fait dire à Dieu : tu mourras ! en le balançant dans la dimension espace-temps qui heureusement limite cet état, sinon nous serions coincés éternellement dans ce piège.

    Le mieux a faire c’est de comprendre cette erreur de notre vivant, de la faire mourir en nous, comme le dit le Christ, et les sages de toutes les traditions.
    Il n’y a pas d’autre voie de salut.
    Entendent ceux qui ont des oreilles….

  3. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    La Honda de Jean Romain aurait-elle été mieux? Qu’importe, c’est bigrement compliqué. Mais je vois assez bien une extrapolation, ou un truc de ce genre, d’un passage biblique. « Dieu sait très bien que le jour où tu en mangeras tu sera comme lui, connaissant la réalité ». Ca n’a pas marché. D’ailleurs n’y a-t-il pas des gens qui prennent des hallucinogènes pour jouir d’une réalité augmentée et autres fariboles. Ce qui ne marche pas non plus. Pour en revenir à la Harley, ou au vélo, une heure de bus à Bangkok. Assortie d’une autre assis sur une borne en buvant une bière ou un lait à la banane en regardant défiler la réalité, dans sa magnifique et impénétrable complexité, ce n’est pas mal non plus.

  4. Posté par Renaud le

    Le monde créé par le langage est une image du réel, notre réel, mais n’est pas le réel. Au mieux c’est une célébration du réel.
    Une vache ne parle pas et cependant elle vit dans son réel de vache qui n’est pas le néant.
    Un enfant ne meurt pas de l’absence d’un langage verbal qui s’adresse à lui mais de l’absence d’amour. Un enfant élevé par des loups ne meurt pas mais il ne devient pas humain, être parlant.
    Le réel est l’identité du voyant et de ce qui est vu et voir le réel est le réaliser.
    Contempler le cosmos, par exemple voir que tout est dans tout, aussi élevée que soit la vision n’est pas voir le réel.
    Tant qu’il y a moi et le « réel », le réel est absent.
    Rien n’est plus éloigné du réel que la contemplation du néant, mais rien n’en est plus proche.

  5. Posté par Marker le

    C’est vrai que vos articles ressemblent plus à des balades philosophiques et vélocipèdes le long du Rhône, qu’à un show de bruyantes Zarley.

    Les nouvelles tombent tous les jours comme on jette des os à ronger aux chiens
    Elles sont tous les jours plus délirantes, les gouvernements prennent des décisions toujours plus surréalistes, les os toujours plus creux.
    Les commentateurs sont tous les jours plus indignés, mais ne peuvent rien faire sinon lire les news et s’indigner…et ronger tous les jours un nouvel os.

    L’observateur-commentateur est cerné par les cavaliers qui viennent des 4 points cardinaux, le blanc messager, le noir pétrole, le rouge sang et le mortel verdâtre.
    Notre monde est bien en train de s’effriter jusqu’à l’effondrement.
    Reste à savoir si on veut rester dehors à regarder tomber le plâtre du décor ou si l’on va se tourner vers l’intérieur là où règne silencieusement et humblement la Présence.
    Mais c’est un risque à courir : derrière le Rideau, y a-t-il Quelqu’Un ?
    Tout est fait pour qu’on retourne à la Maison.

  6. Posté par Jan Marejko le

    Marker, merci pour ces belles citations. J’aime particulièrement « mes pensées ne sont pas vos pensées ». Si l’on entend cela, on s’oriente vers un Autre qu’on essaie de comprendre au lieu de s’enfoncer dans un labyrinthe d’explications généralement données pour scientifiques. Quant à la Harley Davidson, j’ai menti. Je fais du vélo…

  7. Posté par Aude le

    Les élites gouvernementales du Monde seraient aussi bien inspirées d’utiliser le tél. blanc.,..gratuit de surcroît, afin de demander conseil à l’Esprit-Saint.
    Ils diminueraient considérablement leurs erreurs…et le monde se porterait beaucoup mieux.
    Il suffirait de faire preuve d’un peu de modestie .Ne pas croire que l’homme peut régler seul tous ces problèmes….
    C’est une question de foi!!! Les dignitaires des églises sont concernés en premier chef.
    Je doute toujours de ceux qui affirment avoir foi en l’homme..lequel est capable du pire comme du meilleur..

  8. Posté par Marker le

    Dire adieu au langage,la réalité disparaît, certes…
    mais dire  » à Dieu » sa Parole et la Réalité apparaît.
    __________
    Isaie 55
    Car mes pensées ne sont pas vos pensées, Et vos voies ne sont pas mes voies, dit l’Eternel.
    Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées.

    Comme la pluie et la neige descendent des cieux, Et n’y retournent pas sans avoir arrosé, fécondé la terre, et fait germer les plantes, Sans avoir donné de la semence au semeur Et du pain à celui qui mange,
    AINSI EN EST-IL de ma parole, qui sort de ma bouche: Elle ne retourne point à moi sans effet, sans avoir exécuté ma volonté et accompli mes desseins.
    _________

    L’humain a capturé le langage divin, l’a manipulé, conditionné, empoisonné, et ainsi alourdi et paralysé, n’est jamais « remonté » vers sa Source.
    Voilà pourquoi les amérindiens maintenaient le contact avec le Soleil.
    _______
    L’autre trinité :
    Mammon, dans le rôle du père, le pouvoir dans le rôle du fils, et les medias dans le rôle du saint_esprit.
    ______
    Les autistes et les malades d’Alzheimer sont des prophètes pour notre temps.
    _______
    Bon, tu fais quoi avec ta Harley, maintenant ? 😉

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