La pierre qui tombe, le voyageur pressé et les journalistes

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Je me souviens encore de la fascination que j'éprouvai lorsque je découvris le calcul infinitésimal. Comment l'esprit humain en était-il venu à traiter des quantités infiniment petites ? Une quantité, c'est une quantité, non ? Les choses sont petites ou elles sont grandes. Comment seraient-elles infiniment petites ?

 

La notion de vitesse était à mes yeux particulièrement troublante et fascinante. Il me paraissait impossible de trouver une vitesse en un point. Une vitesse, me disais-je, c'est une distance parcourue en une heure comme 100km/h. On peut aisément imaginer prendre comme référence une minute au lieu d'une heure. On a alors une distance parcourue en 60 secondes. Mais comment la distance et les secondes pourraient-elles diminuer au point de nous donner la vitesse en un point ? Comment distance et secondes pourraient-elles être infiniment petites jusqu’à devenir nulles ? Or le calcul infinitésimal me disait qu'on pouvait trouver la vitesse en un point. Je m'étonnais et admirais.

 

L'enseignement public ne faisait aucune place à l'étonnement et à l'admiration. On nous demandait de réciter et de manipuler des formules. Ça ne m'intéressait pas. Je voulais méditer sur les prouesses de l'esprit. On m'expliquait qu'une telle méditation était une perte de temps. Il fallait être efficace et performant.

 

Lorsque je découvris plus tard le principe d'incertitude de Heisenberg, je retrouvai une problématique semblable. Selon ce principe, on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d'un objet (d'une particule en l'occurrence) avec précision. Soit l'on connaît la vitesse, mais alors on ne peut connaître la position, soit l'on connaît la position, mais la vitesse nous échappe. C'était en gros la même chose qui m'avait déjà troublé dans le calcul infinitésimal, sauf que Heisenberg définissait son principe à partir de la physique et non des mathématiques.

 

Les admirables mathématiciens qui sont apparus dans la modernité ont provoqué un formidable changement dans notre manière d'approcher le mouvement. Avant eux, on ne pouvait imaginer qu'un mouvement ne visât point un but, un terme. Particules, cailloux, êtres vivants, dès qu'ils se mouvaient, renvoyaient immédiatement au but qu'ils visaient. Mouvement et fin visée par l'objet  étaient indissociables. Rien de ce qui bougeait ne pouvait être compris indépendamment d'un but poursuivi, à tel point que, d'Aristote à saint Thomas, on a estimé qu'une pierre qui tombait désirait rejoindre le centre de la terre, se projetait hors d’elle-même. Mais après Newton et Leibniz, plus rien de tel ! Sans que ce soit leur faute, le mouvement a été considéré, depuis lors, sans référence à une fin poursuivie. Plus besoin d'embrasser ensemble trajectoire et terme de cette trajectoire. L’individu ou la chose en mouvement n’étaient plus compris comme ayant l’intention de rejoindre un point hors d’eux-mêmes ou, pour employer un terme philosophique, un point qui les transcendât. Et pour rester encore un instant dans la philosophie, la téléologie (de telos, but) ont été éliminés. On faisait place nette pour l’émergence d’individus dont la vie ne s’inscrivait plus dans un dessein. On assistait à la naissance d’un individu qui détermine souverainement les fins qu’il poursuit. C’est à lui-même que renvoyait son mouvement, qu’il fût du corps ou de l’esprit, non à quelque chose d’extérieur à lui-même.

 

Imaginons la scène suivante. Je m'approche d'une gare et je vois un homme courir vers elle. Sans même y penser, je vois la fin qu'il poursuit ou, si l'on veut, le terme de sa course. J'embrasse ensemble cette course et son terme. Je me dis que cet homme est en retard et veut prendre sa place dans un wagon. Je ne peux pas saisir sa course sans, en même temps, saisir son terme, une place dans un wagon. Peut-être me trompai-je. Il a peur d'être en retard à un rendez-vous avec sa mère ou il cherche des toilettes. Et c'est peut-être encore autre chose, mais peu importe. L'essentiel est que je saisis tout de suite son mouvement comme visant une fin : la place dans le wagon, sa mère ou les toilettes. Avant la Révolution scientifique du XVIIe siècle, on voyait même, répétons-le, dans une pierre qui tombe, un terme poursuivi par cette pierre, le centre de la terre. Pour le meilleur ou pour le pire, ce lien entre mouvement et but poursuivi, a été cassé pas cette Révolution.

 

L'indissociabilité du mouvement et du terme qu'il vise est donc ce qu'abandonne la modernité. A cause de l'énorme impact du calcul infinitésimal, l'idée s'est imposée qu'il est possible de décrire un mouvement sans se référer à la fin qu'il vise. C'est comme si l'on voulait parler du voyageur haletant le long de la gare en se concentrant sur le mouvement de ses jambes, de ses bras, de l'oscillation de sa mallette. Ainsi négligerait-on de prendre en compte ce qu'il poursuit. Ainsi le dépouillerait-on de son intention, de son esprit, de sa volonté, bref de son humanité. Ainsi, finalement, le réduirait-on à une boule de billard roulant parmi d'autres boules de billard. L’idée que les acteurs visent ce qui le dépasse a été éliminée. Ils ne visent plus qu’à se conserver dans ce qu’ils sont en agitant leurs bras et leurs jambes. Or personne ne vise que cela. Même le regard d’un chien qui attend anxieusement son maître à la sortie d’un supermarché, le montre. Il se tend vers un ailleurs de lui-même, son maître, pour lequel il est parfois prêt à mourir.

 

Les journalistes modernes sont hypnotisés par une approche du mouvement qui ne prend plus du tout en compte ce qui est visé par les acteurs politiques. Or, par ce qu’ils visent, ils vont au-delà d’eux-mêmes et sont très loin de ne vouloir que se conserver. Mais les journalistes, aujourd’hui, réduisent les actes et les paroles des acteurs à l’instant dans lequel peuvent être vus, comme dans ces photos prise au millième de seconde où l’on voit des mouvements de jambes et de bras que plus rien n'oriente. Tout se passe comme si, devant un chien anxieux de retrouver son maître, on analysait ses sécrétions à cet instant pour décrire ce qui lui arrive. C'est une erreur qui égare les lecteurs dans un cul-de-sac. A présenter le spectacle du monde sans tenir compte du fait qu'actes et paroles y proviennent d'intentions nées dans un esprit, on fait entrer le public dans une nuit où il n’est plus question que d’analyser la salive, des pulsions, des forces aveugles qui poussent les hommes dans telle ou telle direction.

 

La crise ukrainienne illustre parfaitement ce nouveau et triste paradigme des journalistes. Il s’agissait de saisir le mouvement des manifestants de Maïdan dans l’instant, avec des explications de correspondants étrangers qui nous donnaient le vécu immédiat de ce qui se passait. C’était parfaitement vain, surtout dans ce pays déchiré où le passé joue un rôle énorme dans ce que visaient et visent encore les Ukrainiens. Même chose avec le printemps arabe. On parlait bien de révolution, mais comme ce mot ne veut plus rien dire, on n’a rien compris et le flash de l’instant dépouillait les hommes du tragique de leur attente.

 

Jacques Dewitte a attiré mon attention sur un philosophe allemand, Robert Spaemann, qui aborde la question soulevée ici, celle de la téléologie, dans plusieurs ouvrages, notamment, Natürliche Ziele: Geschichte und Wiederentdeckung teleologischen Denken. Un article de Stephan Sattler dans Die Welt du 5 mai 2012, « Ein unstillbares Verlangen nach Wahrheit » peut donner une bonne idée de la philosophie de Robert Spaemann. Jacques Dewitte a lui-même abordé ces questions dans son livre, La manifestation de soi, Paris 2010, où il expose et discute les thèses de ce philosophe.

Jan Marejko, 19 mars 2015

2 commentaires

  1. Posté par Jan Marejko le

    Merci Renaud pour ce beau commentaire.

  2. Posté par Renaud le

    Ne rien viser c’est être, et c’est être disponible pour l’autre qui est au fond l’absolument autre, jamais le même, éternellement nouveau. Si l’on y parvient c’est l’état de béatitude divine qui n’est pas vraiment un état. Mais cela ressemble diablement à l’état infernal qui vise uniquement soi-même, le vieux. Soi-même n’étant rien la visée est la même que celle qui ne vise rien mais l’effet est diamétralement opposé car c’est l’intention qui compte. Il est plus prudent de se viser à travers des objets de consommation, on court moins de risques dans la médiocrité. Mais l’homme du 21e siècle lassé de viser des objets qui n’apporte pas la satisfaction espérée, ayant dénaturé tout ce qu’il touche, il se vise de plus en plus directement lui-même, à son grand dam. Il appelle ça pratique spirituelle.

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