L’emphase boursouflée et la grandiloquence pathétique

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Un ami me disait récemment avec un certain enthousiasme que John Kerry a déclaré Poutine menteur. Récemment, dans cette bonne émission qu'est l'esprit public de Philippe Meyer, j'entendais les intervenants déclarer que Bacher el-Assad est un boucher, après que Manuel Valls l'eut qualifié ainsi. Enfin, après le massacre à Charlie Hebdo, il y a eu un tsunami d'épithètes pour qualifier cet attentat sanglant : cauchemar absolu (RTS), horreur, abomination, barbarie.

 

Donc, il y a, dans la communauté internationale, des monstres, des menteurs, des bouchers et des barbares. Comment ne pas avoir un sourire amer en entendant ces choses ? Comment ne pas sentir dans ces déclarations catastrophistes et larmoyantes, comme un appel à communier dans la dénonciation des méchants ? Comment ne pas voir que le public est appelé à se rassembler pour, hissé sur la pointe de ses doigts de pieds vertueux, vivre un délicieux coude-à-coude dans la désignation du mal ? Je n'aime pas communier dans la dénonciation des méchants. Jamais le mal ne cristallise complètement dans un être humain. Satan n'est pas de ce monde.

 

En 1975, le président français Valery Giscard d'Estaing déposait une couronne dans le mausolée Lénine à Moscou avant de s'y recueillir pieusement. Oui, Lénine, l'initiateur d'une terreur exterminatrice sans précédent qui devait culminer sous Staline. Le président français, à l'époque, ne considérait certainement pas que Lénine fût un boucher. En réalité, il était encore pire, l'initiateur d'un règne de terreur sans précédent.  D'où mon sourire amer.

 

L'année même où Valery se recueillait pieusement devant le mausolée Lénine, la capitale du Cambodge était "libérée" et, comme l'écrivait Patrice de Beer, correspondant du Monde, "l'enthousiasme populaire était évident." ( 18 avril 1975). Hélas, les habitants de Pnohm Pen n'ont pas pu entretenir leur enthousiasme très longtemps. Pour faire place à la "glorieuse Révolution" "des Khmers rouges, cette ville à été vidée de ses deux millions d'habitants en une journée, avant que ne se mette en place un génocide dans tout le pays. Dans l'enthousiasme ? En tout cas, tout de suite y a été installé un centre de torture, Tuol Sleng qui verra passer au moins 15.000 hommes, femmes, enfants sommés de confesser être à la solde de la CIA, du KGB ou de Hanoï, et dont seuls sept ressortiront vivants.

 

Que ne ferait-on pour garantir le succès d'une révolution ? Que ne ferait-on pour décrire ses artisans comme des âmes nobles prêtes aux plus grands sacrifices ? Les Français ont décapité avec joie 3000 Parisiens entre 1792 et 1794 - les Cambodgiens ont torturé - Lénine à mis en place une machine à semer la terreur.  Différence de moyens mais toujours le même très noble but, la RÉVOLUTION. Combien d'eau devra passer sous les ponts pour que les journalistes comprennent ce que ce mot veut dire ? Combien d'eau devra passer sous les ponts pour que se mettent en place des écoles de journalisme dignes de ce nom ? A l'âge de la communication et de la mondialisation, cela devrait vite se produire. Eh bien non ! Un siècle après la soi-disant Révolution bolchevique, deux siècles après la Révolution française, on n'a toujours pas compris. On n’a toujours pas vu que la Révolution est un mensonge, une imposture. En se disant révolutionnaires, des tueurs peuvent massacrer en toute impunité et passer pour ceux qui vont nous sauver du populisme.

 

A l'âge où l'on parle beaucoup du devoir de mémoire, on désigne encore complaisamment de nouveaux méchants. Or ceux-ci, aujourd'hui, n'arrivent pas à la cheville de bourreaux qui, comme ceux de Russie, de Chine, du Cambodge, n'ont jamais, eux, été dénoncés ou guère. Les Russes, qui ont de la mémoire et se souviennent du goulag et de la Loubianka, ne comprennent pas la diabolisation de Poutine par l'Occident. Ils ne comprennent pas non plus qu'une leçon fondamentale de la modernité n'ait pas été apprise, à savoir que les grandes révolutions ont conduit à des désastres. D'où leur relative tendresse pour Poutine. Une dictature leur paraît moins meurtrière qu'une révolution. Sans compter que dans le régime démocratique ils perçoivent obscurément, comme Tocqueville il y a deux cents ans, ce qui nourrit le totalitarisme.

 

Pourquoi la leçon sur l'horreur révolutionnaire n'a-t-elle pas été apprise? Je ne vais pas essayer d'expliquer. Il y a là un mystère qui dépasse mes faibles capacités intellectuelles. J'espère seulement que le mot de révolution ne sera pas employé à tort et à travers.

 

Le journaliste viennois Karl Kraus pressentait la catastrophe de l'hitlérisme dans la dégradation de la langue telle qu'elle se manifestait dans la presse. Avec un peu de lucidité sur le langage de la presse et des médias  aujourd'hui, on peut aussi pressentir une catastrophe. L'emphase boursouflée et la pathétique grandiloquence des journalistes fait presque peur. Charlie Hebdo qualifié de cauchemar absolu au moment même où l'on commémore la libération d'Auschwitz, il fallait le faire ! Je n'ai pas manifesté pour témoigner de ma solidarité avec les victimes de l'attentat du 7 janvier à Paris. Je ne pouvais pas parce que je pensais que des millions sont morts par extermination industrielle et qu'ailleurs dans le monde il y a eu et il y a encore de telles souffrances qu'elles sont incommensurables avec celles provoquées par le massacre à Charlie Hebdo.

 

Devrions-nous nous réjouir de voir dénoncé le qualificatif (boucher) utilisé par Manuel Valls pour définir Béchar el-Assad ? Les bouchers français se sont en effet indignés de cette utilisation par le premier ministre. Eux, qui sont bouchers, ne sentent pas du tout qu'ils sont des bouchers. D'où leur indignation. Hélas, en disant que ce mot ne doit pas être utilisé à tort et à travers, en disant qu'il est "sacré", ils ont eux aussi donné dans l'emphase boursouflée et la pathétique grandiloquence. Comment sortirons-nous des marais d'une langue pourrissante ?

 

Jan Marejko, 3 mars 2015

 

6 commentaires

  1. Posté par Pierre H. le

    @KANDEL
    « On attend encore le repentir sincère de tous ceux qui ont adulés ce monstre qu’a été Mao… »

    Pour ça, je pense qu’on peut attendre encore longtemps. Le gauchisme est une « idéologie » pour les gens ayant un niveau de conscience très bas. Il faudrait élever leur niveau de conscience pour qu’ils prennent enfin toute la mesure de l’horreur. Un peu comme chacun(e) sait qu’il (elle) doit mourir un jour, mais ça n’est pas très réel. Ca le devient à la vieille de notre mort où l’on sort de notre torpeur.

  2. Posté par KANDEL le

    @Pierre H. « Il faut rappeler que le règne de Mao a fait entre 38 et 55 millions de morts ! »

    Oui, et pour chaque mort, pour chaque persécuté, pour chaque persécution, … combien de larmes et de souffrances associées !

    On attend encore le repentir sincère de tous ceux qui ont adulés ce monstre qu’a été Mao (et sa clique).

  3. Posté par KANDEL le

    Rapporté par Soljenitsyne quelque part dans L’Archipel du Goulag :
    « C’est peu d’aimer l’humanité, il faut supporter les hommes.»

    Il me semble que l’on a là un bon bout de l’explication concernant l’attachement de beaucoup à « la révolution », à l’utopie à la mode du moment plutôt qu’à l’être humain en chair et en os qui nous côtoie.

    « Tu aimeras ton prochain comme toi-même.», c’est tellement moins exaltant que la « grande révolution prolétarienne du moment » (y compris, bien sûr, l’utopie de l’UE d’aujourd’hui).

    Mon prochain, il transpire, il ne sent pas très bon, il n’est pas raffiné et cultivé comme les « élites médiatiques et consorts », qui partagent mes codes sociaux et mon salaire élevé, etc …

    En fait, « le peuple », les élites l’aiment bien pour s’en servir comme faire valoir … et comme source de leur salaire élevé (mais cela il ne faut jamais le dire, les contribuables exploités par la gent intellectuelle ayant pu occuper les postes publiques très convoités, c’est top secret et motus et bouche cousue).

    Enfin, « toute l’intelligence du monde est impuissante contre une idiotie à la mode ».

  4. Posté par Pierre H. le

    @ Jan Marejko
    Les propos exacts en anglais qu’il n’est pas facile de traduire exactement :

    « Whatever the price of the Chinese Revolution, it has obviously succeeded not only in producing more efficient and dedicated administration, but also in fostering high morale and community of purpose. The social experiment in China under Chairman Mao’s leadership is one of the most important and successful in human history. »

    —David Rockefeller, statement about Mao Tse-tung in The New York Times, August 10, 1973

    Il est aussi intéressant de noter que sur le site scribd, cette note tirée d’un document intitulé « D’un voyageur en Chine » de David Rockefeller a été effacée :

    https://fr.scribd.com/deleted/15932367

  5. Posté par Jan Marejko le

    Je ne connaissais pas cette déclaration de Rockefeller. Très « instructive ». Merci

  6. Posté par Pierre H. le

     » Quel que soit le prix de la révolution chinoise , elle a de toute évidence non seulement réussi à produire une administration plus efficace et dévouée , mais a aussi créé la confiance et l’enthousiasme et des buts communautaires . L’expérience sociale en Chine sous la direction du président Mao Tse est l’une des plus importantes et des plus réussie dans l’histoire de humanité  » .

    —David Rockefeller, statement about Mao Tse-tung in The New York Times, August 10, 1973

    Il faut rappeler que le règne de Mao a fait entre 38 et 55 millions de morts !
    Il faut aussi rappeler que David Rockefeller est l’un des gros piliers de la création du Nouvel Ordre Mondial
    Moralité : vous voyez un peu dans quelle direction on va et quel est notre avenir !

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