Eloge de la nostalgie

Pascal Décaillet
Pascal Décaillet
Journaliste et entrepreneur indépendant

 

Bien sûr que je suis nostalgique. De tout, de rien. Trois rimes de Ferré ou de Verlaine, un violon chez Mendelssohn, n’importe quel roman de Thomas Mann, la moindre ligne de Kafka. Le passé ? Oui, bien sûr. Nous vivons tous avec les morts.

 

Il serait tout de même étonnant qu’à cinquante-six ans, l’empreinte du temps n’ait produit sur moi nul sentiment qui pourrait s’apparenter à une forme de regret ou de mélancolie. Nulle tristesse d’ailleurs, juste la puissance impétueuse du souvenir.

 

La nostalgie n’est pas la tristesse, loin de là. Elle est une intensité de vivre aujourd’hui, mais en maintenant avec le passé un lien indéfectible. Non qu’il fût meilleur. Mais il est le nôtre, simplement. Notre trace à chacun. Nos cicatrices, notre sillon.

 

La nostalgie n’idéalise pas le passé. Par exemple, je suis habité par les années soixante, celles de mon enfance, mon premier voyage au Proche-Orient, un autre au Cap Nord, mon école primaire, avec les affluents de la Loire, ceux de la Seine et ceux de la Garonne. Les années de Gaulle, que je n’oublierai jamais. Mais ces mêmes années, je le sais, étaient traversées de zones d’ombre, pas question de les nier.

 

La nostalgie n’idéalise pas. Simplement, elle revit. Elle laisse, doucement, remonter à la surface. Elle ne force rien, n’est pas volontariste, n’a pas à l’être. Elle laisse venir l’alluvion, prendre l’infusion. Elle est état d’âme, plutôt que mode d’action.

 

Je suis nostalgique de mes parents et de mon enfance, des premiers émois, de ce jour exact de 1971, dans notre chalet valaisan, où j’ai ouvert et lu d’une traite le Grand Meaulnes, des Allemagnes de mon adolescence, de l’encens, du foin juste coupé, de mille sentiers en montagne.

 

La nostalgie ne proclame nulle supériorité du passé, elle dit juste : « Je suis vivant, encore assez riche de mémoire pour porter la trace ». Juste cela.

 

La nostalgie, dans mon cas, n’est pas venue avec l’âge. Enfant, j’étais  déjà nostalgique. Il doit y avoir des êtres plus portés que d’autres. Enfant, je haïssais la mode et la modernité. Des adultes, j’attendais avec impatience la verticalité d’une transmission. Nombre d’entre eux, par chance, ont répondu avec un rare talent à cette attente. Le Père Collomb, dont j’ai souvent parlé, aumônier du primaire. René Ledrappier, éblouissant professeur. Plus tard, le Père Pascal. Et au milieu d’entre eux, entre 1971 et 1973, un germaniste d’exception nommé Rolf Kühn. Il a confirmé, aiguisé, orienté mon aspiration déjà solidement établie pour la langue et la culture allemandes. Je ne l’oublierai jamais. Pas plus que Bernhard Böschenstein, plus tard.

 

A ceux d’entre vous qui seraient portés sur la nostalgie, je dis « laissez-vous faire, ne craignez rien, laissez venir ». Elle ne viendra pas vous envahir comme une lave incandescente. Elle ne vous est pas externe : elle vient de vous, incarne votre trace, porte vos épreuves, vos combats, vos cicatrices, la puissance de votre solitude.

 

Rien de triste. Rien de grave. Enfin, pas plus que ce jeu de vie et de mort, de pesanteur et de grâce, de précision de midi et d’opacité crépusculaire qui nous font office de décor. Pour ma part, j’aime ça. Aimer la nostalgie, n’est-ce pas juste aimer la vie ? La vie qui va.

 

Pascal Décaillet, 15 novembre 2014

 

5 commentaires

  1. Posté par P. romeyer Dherbey le

    Très fine analyse oui « la nostalgie sera toujours ce qu ‘elle était » (pour plagier en le déformant un titre connu) car aucune génération n ‘y échappe Ce que grand parents déplorent aujourd ‘hui ne sera – t -il pas regretté ou vu avec nostalgie par nos petits enfants ????et puis la nostalgie produit des oeuvres d’art : « la forme d ‘une ville change plus vite hélas que le coeur d ‘un
    mortel « ……..retour éternel du cosmos et immuable besoin de durée de l ‘homme ….MERCI

  2. Posté par Marc le

    Vladimir jankelevitch parle dans l’irréversible et la nostalgîe ´´ de cette douleur plaisir de l’impossibilité de retour dans le temps qui est l’être de la nostalgîe et de la mélancolie pas forcément maladive qui lui est associé. Ulysse peut revenir à Ithaque mais ce n’est plus le même Ulysse alors que l’espace est inchangé. Je
    Suis face à mon école primaire que je n’ai pas revue depuis cinquante ans. Les lauriers roses sont toujours la, les allées de fleurs, les classes dans un alignement d’éternité mais moi à 65 ans parti très loin je ne suis plus moi et cette très forte émotion qui remonte comme une bouffée voluptueuse envahit tout mon être et me transporte dans ce monde idyllique dans une enfance idéalisée même si elle ne fut pas tout à fait
    Heureuse
    La mélancolie est la maladie du temps, un temps bloqué qui ne tourne plus et se fige dans la perte de quelque chose d’indefini

  3. Posté par Peter Bishop le

    Magnifique texte, merci !

  4. Posté par Bose Birgitt le

    Vous êtes bien le premier nostalgique qui ne soit pas enlisé par cette tentatrice! Un heureux nostalgique! Pas de ceux qui nous font fuir comme la peste, ressassant le passé etc… j’imaginais plus de différence entre nostalgie et une nature mélancolique – celle qui ose voir la tristesse – celle des romantiques – qd elle n’est pas guimauve. Donc même la nostalgie est positive, il fallait juste une dose de belle intelligence, pour que ce mot honni, devienne un paysage inconnu, une planète Mars à contempler. Merci Pascal!

  5. Posté par Jan Marejko le

    Beau texte qui me rend très… nostalgique.

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